Des amandiers
Des amandiers sur le chemin
Mes pas au jour le jour
Appel d'un oiseau
Geneviève Briot
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Des amandiers sur le chemin
Mes pas au jour le jour
Appel d'un oiseau
Geneviève Briot
5 avril 2025.
Premier Salon du livre de Chomérac organisé par Marie-Jo Volle et Christine Bénéfice, avec la présence de Caroline Thivel, la fille d'Alain Borne qui a publié La fille de l'autre, récit de son enquête pour confirmer sa filiation qu'elle a connue tardivement
Avec une quinzaine d'auteurs de la région, nous présentons nos livres à la Condamine, lieu plein de charme en ce début de printemps.
Nous donnons aussi notre lecture : Alain Borne. De l'autre côté du miroir. Plonger dans son monde et une époque, faire entendre sa vibration qui vient jusqu'à nous. Sa voix demeure vivante, en écho à son souhait de laisser après lui une sorte de feuillage / pour que des yeux voyant mon petit automne / se demandent s'il reste un peu de sève dans l'arbre. Il ne voulait, disait-il, que chanter l'amour, la mort et l'homme dans sa misère et sa grandeur.
Relier Alain Borne à Caroline Thivel, c'est relier ce qui ne l'a pas été en son temps.
En la circonstance, nous a rejoints Maël Vincensini, la petite-fille du poète ardéchois qui est écrivaine. Pour moi, c'est aussi retrouver un peu de la ferveur des rencontres de Chomérac des années 78 - 85. Elles étaient organisées par l'ami d'Alain Borne, Paul Vincensini, disparu en 1985. Il ne cessait d'inviter tout un chacun à vivre en poésie.
C'est à Chomérac en particulier que mes poèmes ont pris racine avec l'amitié de Paul et de Guillevic. Mon premier recueil a pour titre Basalte publié chez Guy Chambelland, présent à l'une de ces rencontres ; il a la teneur de cette pierre nourrie du feu des entrailles de la terre.
La poésie emprunte des chemins sinueux pour se faire entendre. Elle est parfois rivière souterraine et resurgit en ignorant la chronologie, simplement parce qu'elle est pouvoir de vie.
Geneviève
Lecture à la Médiathèque de Montélimar le 14 novembre 2024
Un poète célébré pour les uns, demeuré inconnu pour d'autres. Cette lecture n'était pas une commémoration mais une fleur qui perce la neige du temps. Faire entendre la poésie de celui qui, de son propre aveu, ne pouvait s'éprendre que de l'impossible, et pour qui seule la poésie est vie, le reste est subsistance.
Notre souhait, à nous les colporteurs-liseurs, est de faire rayonner la beauté des vers d'Alain Borne, leur luminosité. A travers les mots coule une musique qui est aussi le sang de l'amour. Nous faisions entendre un homme généreux et tourmenté qui voulait être reconnu dans sa réalité profonde, hors des modes et des conventions. Le poète, éternel amoureux de la femme et avide d'absolu se heurtait à la mort. Alors il avait choisi de chanter aussi le néant.
Le rêve d'Alain Borne était que sa poésie demeure : Je sais que ce pont frêle peut-être ne sera pas emporté par les eaux…
Il y avait tout lieu de répondre au poète trop tôt disparu que sa poésie continue à vibrer, doublement puisque ses deux filles Béatrice et Caroline étaient présentes et que l'une d'elles écrit. Notre lecture précédait la présentation à la Nouvelle Librairie Baume de "La fille de l'autre" (Edit Plon) que Caroline Thivel venait de publier à propos de leur filiation.
Remonter le temps avec quelques Montiliens qui évoquèrent la vie provinciale des années 50 où s'épanouit l'histoire d'amour d'Alain avec Marie, la mère de Béatrice et de Caroline. Cette histoire hors mariage avait scandalisé quelques esprits chagrins.
Ce soir-là, la poésie était amour : Tu me brûlais de loin / tantôt tu étais d'or / tantôt de miel tantôt de lait / tu étais la rosée / doublant de transparence l'aubépine
Ce soir-là, la poésie était vibration, ferveur et le public y prenait toute sa place.
Nous avons présenté cette lecture à l'Atelier du Hanneton à Charpey le 22 décembre, lors des Ateliers en fête. La même lecture dans un autre lieu devenait toute autre. Le public découvrait le poète et l'atmosphère était moins propice à l'émotion. La contrebasse de Maxime en intro initiait une certaine gravité qui n'excluait pas des éclats d'humour et de fantaisie propres au poète. Notre démarche état de montrer Alain Borne dans sa complexité, dans son humanité, pas de le limiter aux thèmes de l'amour et de la mort, comme il est souvent présenté.
Prochaine lecture de De l'autre coté du miroir : le 23 janvier 2025, lors de La Nuit de la lecture au Broc'café à Espeluche dans la Drôme. Nous la donnerons sur un autre ton, un peu plus comme une conversation. Il y a tellement de façons de partager ce que l'on aime.
Geneviève
Lettre d'un colporteur-liseur N°38
"Se maintenir en vie" de André Cohen Aknin (30 juillet 2024)
Les textes cités sont tirés principalement de "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond". Alexis Jenni. Editions Paulsen - Andjelko Vuletić - “L'institutrice", film du réalisateur israélien Nadav Lapid, 2014 - “Avenirs". Jean-Pierre Siméon. Editions Gallimard.
Dans le livre d'Alexis Jenni "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond"(1), on découvre John Muir, un inventeur de machines en bois qui au XIXe siècle aurait pu devenir millionnaire, ses croquis de machines sont de la trempe de celles de Léonard de Vinci, mais il a choisi de devenir vagabond, plus précisément un amoureux de la Nature. Il n'aura de cesse de la sonder et de la mettre en valeur. Alexis Jenni dit que John Muir avait une "intuition aiguë des mécanismes de la Nature où vie et mort s'entrepénètrent et s'entreconditionnent en un cycle en rotation permanente". Pour cela, il donne la définition des Lumières de l'encyclopédie au XVIIIe siècle : "la vie est le contraire de la mort". Il poursuit avec celle de Bichat, au début du siècle suivant : "la vie, c'est l'ensemble de tous les mécanismes qui s'oppose à la mort" ; puis il ajoute celle de Claude Bernard qui, au milieu du XIXe siècle, tranche la question d'un aphorisme brutal : "la vie c'est la mort". John Muir semble s’être approprié l’essence de cette conception, comme si elle flottait dans l’air du temps. Alexis Jenni explique que "l'être vivant ne se maintient en vie qu'en avançant constamment vers la mort, détruisant d'un côté, créant de l'autre, vivant tant que cet équilibre se maintient”.
Nous détruisons d'un côté et nous créons de l'autre. Pour ce qui est des destructions, merci bien, nous avons notre lot avec ce qui se passe en Ukraine, à Gaza, au Soudan et les drames dus aux dérèglements climatiques…
Après le 7 octobre, j'ai écrit une lettre d'un colporteur-liseur, mais je ne l'ai pas envoyée. La crainte d'être incompris. Mais on l'est forcément à une époque où les avis sont tranchés. Dans l'esprit de beaucoup d'entre nous, il y a un effritement des valeurs, tout se vaut, nous sommes dans la confusion. Aujourd'hui, c'est l'horreur qui a le plus d'impact. On a vu les images glaçantes du déferlement des miliciens du Hamas qui s'en prenaient volontairement à des civils en Israël.
"La vie c'est la mort", ce regard distancié n'est pas la première chose qui vient à l'esprit quand on est en sidération. Démuni, je me suis d'abord tourné vers les politiques. Il en est ressorti un sentiment d'impuissance, un air de déjà entendu à la suite de la découverte des fosses remplies de cadavres à Srebrenica et de celles creusées par les Khmers rouges, du gaz moutarde en Syrie, des gorges tranchées en Algérie, des génocides des Arméniens, des Juifs, des Tutsis, des massacres délibérés d'Amérindiens, d'Aborigènes, de la répression des Ouïgours, des corps calcinés de Boutcha…
A suivi la réplique de l'armée israélienne, comme un scénario écrit d'avance, avec ses bombardements, ses destructions, ses déplacements de populations et ses victimes civiles, cette fois palestiniennes.
Ceux qui tiennent les armes sont des communicants ; ils savent que les chaînes d'info et les réseaux sociaux sont friands d'images d'hommes, de femmes, d'enfants calcinés, violés, apeurés, écrasés par les bombes, de décors apocalyptiques et d'appels à la vengeance.
À quoi bon espérer, puisque l'humanité est coutumière de ces fureurs sanguinaires ? Hannah Arendt la philosophe ne parle-t-elle pas de "la banalité du mal"(2) et Agrippa d'Aubigné dans "Les Tragiques", un ouvrage paru en 1616, ne dit-il pas que "L'homme est en proie à l'homme, un loup à son pareil" ? Faudrait-il alors se ranger une fois pour toutes aux mots d'Albert Camus : "L'espoir est le malheur des hommes" ? Aimé Césaire, au contraire, nous pousse à agir ; il écrit dans "Cahier d'un retour au pays natal”(3) : "Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse…”. Reste que je n'ai rien d'un fabricant de Golem. L'homme parfait n'est pas dans mes cordes. Que faire si les poètes sont tués ? Est mort sous les bombes le poète palestinien Refaat Alareer. Allons-nous dénombrer combien d'autres poètes ou aspirants poètes parmi les victimes des deux bords ? Que peut faire la poésie dans un monde où l'on condamne les poètes ? Les Russes Artiom Kermandine et Iegor Chtovba ont été condamnés à des peines de prison pour avoir participé à une lecture de poésie contre la guerre en Ukraine. Au lieu d'écrire, ne devrait-on pas plutôt agir à la manière du rabbin Arik Ascherman et affronter l'adversité bâton en main et godillots aux pieds ? Arik Ascherman protège ainsi les bergers palestiniens dans la région d'Hébron de ses compatriotes israéliens belliqueux. Il faut pouvoir parfois affronter ses propres frères. Cet homme est aussi un poète, puisque son regard porte au-delà de l’horizon.
Des mois ont passé. Les bombardements se poursuivent à Gaza. On dénombre de nouveaux morts. Tous les otages ne sont pas libérés. Nous assistons à la résurgence d'un antisémitisme débridé et virulent sur les réseaux sociaux, dans les manifestations et dans nos universités. On meurt dans le Donbass et le Darfour. Des migrants continuent de se noyer.
Je reviens à Césaire : "Gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur". Oui mais comment faire ? Abnousse Shalami parle de transcendance ; elle nous dit dans son discours sur la laïcité (4) : "peut-être que cette transcendance qui nous manque, c'est dans la culture qu'il faut aller la chercher". Et quoi de plus transcendant que la poésie ! Ce chant enfoui dans chaque pierre, dans chaque herbe, dans chaque parcelle de notre peau. Je me tourne alors vers les poètes, au hasard, de façon boulimique, à la recherche d'une phrase ou d'un simple mot auquel je pourrais m'accrocher. Textes de guerre, de résistance, de mort, de paix, d'introspection. Yehuda Amichaï parle de la nuit : "Et la nuit quand mon corps transforme / la guerre en paix…"(5). Mahmoud Darwich lui ne se fait pas d'illusion quand il écrit : "Le progrès pourrait être le pont du retour à la barbarie…"(6). René Char n'est pas très gai avec son "Avenir déjà raturé !"(7), alors que Federico Garcia Lorca fait fi de la mort : "que tous sachent que je ne suis pas mort"(8). Sipho Sepamla tente de nous rassurer : "un homme n’est pas aut’chose qu’un aut’"(9). Quant à Richard Rognet, il sait que "Les chemins sont limpides / quand la terre murmure"(10). Le problème est que la terre crie plus qu'elle ne murmure. Hélène Cadou nous met au pied du mur : "Plus d’avenir / Et le dos au mur / Que sauverais-tu ?"(11) Qu'est-ce que nous pourrions sauver ? Je suis passé par une foule de couleurs, du blanc au rouge le plus foncé, en passant par le violet, le rose, le jaune, l'orange. C'est la faute à Rimbaud, à ses "voyelles" et à son "Dormeur du val", avec ses "haillons d'argent", son "cresson bleu" et ses "deux trous rouges au côté droit". Bref, ça tourbillonnait dans ma tête. Au bout d'un moment, je me suis demandé si le mieux ne serait pas simplement d'"aller", comme le conseille René Char avec son "Aller me suffit"(12). Oscarine Bosquet nous rappelle de rester vivants(13). Oui vivants ! Et Liliane Giraudon nous parle de ceux qui restent invisibles : "ceux qui résistaient / ils sont devenus / invisibles"(14) ; elle nous met également en garde : "le problème n'est plus / de faire que "l'Art poétique" soit / un détournement de "l'Art de la guerre".
La poésie est certes à la fois détachement et emprise sur le réel. Mais n'est-ce pas là qu'une façon d'accepter l'inexorable pour le dépasser et aller sur d'autres chemins ? Ne ferais-je pas mieux de rejoindre Andjelko Vuletić ? Ce poète est de Sarajevo, c'est dire qu'il a connu l'horreur.
"… cette histoire qui vient de l’est ou de l’ouest
ne m’intéresse pas. Je suis moi-même et aucun autre, coupable de ma voie,
de ma naissance, coupable de ce tout ou de ce rien.
Pour cette raison, s’il vous plaît,
ne me cachez pas le soleil."
Rompre avec la vision du passé, c'est aussi ce qu'on retrouve dans la bouche d'un enfant-poète, un personnage du film de Nadav Lapid, “L'institutrice" (15) :
"Entre deux vies
au cœur de la vie
durant la vie
arrive un moment étrange
où tu apprends à rompre
avec ta vision du passé
car elle n'existe plus pour toi
car tu dois l’oublier.
Le moment de la rupture
est un moment de mort.
La rupture arrive comme une nuit d’hiver
en pleine canicule…"
On découvre dans ce film les travers de la société israélienne et par-là même de toutes les sociétés, qu'elles soient prétendument libres, réfractaires au changement ou soumises à des doctrines autoritaires. Cet enfant a des jaillissements poétiques comme réponse au monde.
Ou faire, comme le préconise Liliane Giraudon, rester invisible ?
Une lueur d'espoir. Au mois de février, j'écoute "La grande librairie"(16), une émission animée par Augustin Trapenard. Là, je tombe sur Wajdi Mouawad, le directeur du Théâtre de la Colline. Le sujet est l'"héritage". Au fil de la discussion, je me reconnais dans les mots de l'auteur libano-québécois : "l'héritage m'encombre"… "j'ai appris à détester ceux qui ne sont pas dans mon camp"… "cette situation fait de moi un monstre, parce qu'on m'a appris à détester"… "il faut lutter contre soi"… "le langage est littéralement piégé"… Wajdi Mouawad invite à "créer des espaces où les "ennemis" peuvent encore dialoguer et faire entendre ensemble une voix, même infiniment petite, qui ne soit pas celle de la haine. Le théâtre peut en ce sens être cet espace"(17). Je remplace instinctivement le mot "théâtre" par celui de "poésie". C'était comme s'il me disait : vas-y, écris ; si tu as des doutes, tu pourrais simplement les livrer…
Quand les portes se ferment et que les amitiés tiédissent, il reste les rencontres, celles d'hommes, de femmes et de textes capables d'élargir les horizons. Car, oui, les textes sont des êtres vivants.
Patatras ! Les nouvelles concernant Wajdi Mouawad ne sont pas bonnes. La création de sa pièce "Journée de noces chez les Cromagnons", prévue à Beyrouth, a dû être annulée pour cause de cabale. Le metteur en scène n'est pas le bienvenu sur sa terre natale. On l'accuse de promouvoir "la normalisation avec l'ennemi". On lui reproche d'avoir accueilli au Théâtre de la Colline un spectacle d'Amos Gitaï, l'auteur israélien(18). Homme de théâtre, Wajdi Mouawad sait que pour avoir une chance de se poser les bonnes questions, il faut rassembler les contraires. Le mouvement vient de là. La vie est dans le dialogue, ce mouvement de l'un vers autre.
Heureusement, arrive l'émission sur France Inter "Sous le soleil de Platon" du 12 juillet. Il est question de "La théorie du bourgeon" de Fabrice Midal(19). On annonce : un remède anti-découragement. Ou comment la vie et la confiance en l'humanité ne demande qu'à éclore en nous… Sûr que je vais commander ce bouquin. Le soir-même, j'ouvre le recueil de Jean-Pierre Siméon "Avenirs"(20). Le premier texte Donnez-vous un soleil me réjouit :
"…Donnez-vous un soleil
Franc comme la conspiration des amants
Contre la mort
Comme l'explosion d'un rire
Au sommet de la fatigue
Un rire de rivière
Une rivière dans la gorge
Donnez-vous je vous en prie
Des mains de feu
Pour étrangler la peur et la fatigue
Ces chiens de garde de la mort
La vie cela ne s'attend pas
Cela s'arrache combat
À plein bras
À plein corps
À plein cœur
Contre les spectres amers
Et les artisans frivoles du néant
Hardi donc !…"
Si j'ajoute le livre d'Alexis Jenni sur la vie de John Muir, il y a peut-être encore quelque chose à sauver.
André Cohen Aknin
Le 30 juillet 2024
(1) "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond". Alexis Jenni. Editions Paulsen
(2) "Considérations morales". Hannah Arendt. Editions Payot & Rivages Poche - Petite Bibliothèque
(3) "Cahier d'un retour au pays natal". Aimé Césaire. Editions Présence Africaine - Poésie
(4) 17ème cérémonie des prix de la laïcité 2023 présidée par Abnousse Shalmani, journaliste et écrivaine
(5) Autre poème de paix, Yehuda Amichaï. Extrait "Anthologie de la poésie hébraïque moderne". Ed. Caractères.1984
(6) "Comme les fleurs d'amandier ou plus loin". Mahmoud Darwich. Editions Actes Sud
(7) Contre une maison sèche. René Char. "Le nu perdu". Editions Poésie / Gallimard
(8) Gacela de la mort obscure - Frederico Garcia Lorca - Poésies, III 1926 - 1936 - Poésie / Gallimard
(9) L'même l'même - Sipho Sepamla - "Poèmes d'Afrique du Sud". Anthologie composée par Denis Hirson. Edit. Actes Sud et UNESCO
(10) "Elégies pour le temps de vivre". Richard Rognet. Editions Gallimard
(11) Plus d’avenir - Hélène Cadou. "En ce visage l’avenir" - Jacques Brémond Editeur
(12) "Fureur et mystère". René Char. Poésie / Gallimard
(13) "Participe présent". Oscarine Bosquet. Le bleu du ciel Editeur
(14) Je marche ou je m'endors. Liliane Giraudon. Un monde nouveau. Yves di Manno & Isabelle Garron. Mille&unepages. Ed. Flammarion
(15) “L'institutrice", film du réalisateur israélien Nadav Lapid, 2014
(16) "La grande Librairie" du 28 février 2024 sur France 5
(17) Sur le site du Théâtre de la Colline
(18) Le Monde du 7 juin 2024
(19) "La théorie du bourgeon" de Fabrice Midal. Editions Flammarion / Versilio
(20) “Avenirs". Jean-Pierre Siméon. Editions Gallimard
Le texte d'André Les sardines de Safi primé lors du concours de "Valence en gastronomie" 2023 (1) ne pouvait que nous entraîner vers l'Océan Atlantique. Ce ne serait pas au Maroc, mais en France, à Noirmoutier. Il nous fallait les vents du large, impétueux.
"De tous temps le rivage a été un lieu de révélation pour les poètes" dit un proverbe celte cité par Kenneth White en exergue de Un monde ouvert où il écrit :
"entendre la mer battre contre une vieille falaise
c'est comprendre
la première intelligence
du temps et de l'univers"
Dans le sillage des poètes, peut-on espérer inventer encore, alors que tout a été dit ou presque? Il reste ce "presque" qui n'est pas tout à fait rien. Flux et reflux du désir comme la vague sur le rivage. Robert Mishrahi qui renouvelle Spinoza (2), écrit que chaque homme en particulier réalise ou met en œuvre la nature humaine pour en faire une existence individuelle incomparable.
En quelque sorte, chacun a son mot à dire.
Rouler des kilomètres, depuis la Drôme c'est une trotte. Passer de l'Auvergne aux paysages de bocage, avec ses haies et ses bovins, France d'autrefois et d'aujourd'hui réunies, presque la même. Freiner le temps, décélérer, entrer en vacuité, en vacance donc.
Halte à Poitiers. Notre-Dame la Grande avec ses colonnes polychromes. Sur la place un vendeur ambulant. Un petit casse-croûte ? Eh non, il vend des livres d'occasion. Il a de la poésie. Dans la collection Seghers : Du Bouchet, Césaire, Senghor. Bonne pioche. Même si l'on a le regard happé vers l'horizon, les livres toujours nous hantent. S'ils viennent à nous, c'est qu'ils ont des choses à nous dire. Ainsi ce livre à l'ancienne dont il faut couper les pages, Désirs de femmes d'Abd al Rahim al Hawrâni, un texte du XIVe siècle écrit à la gloire des femmes, musulmanes et libres. On se demande comment cette eau limpide a pu se perdre dans les sables. Les sculptures de Camille Claudel au Musée nous introduisent déjà à l'énergie de l'océan.
Cueillir au passage tout ce qui estompe les jours connus et les renouvelle. S'imprégner du goût d'un fromage de chèvre qui sera notre pique-nique, plonger dans l'or des champs de colza le long de la route. Ouvrir tous les sens, devenir buvard, taché de l'encre qui inscrit toutes choses sur la peau.
A La Flocellière, un village vendéen, nous trouvons la quiétude d'une maison, d'un jardin, ses hôtes et Fleur, leur chienne. Sous les grands arbres du parc du château, les paroles se font pousses printanières. L'étang invite à la quiétude. Les séquoias clament leurs âges vénérables.
Le poète Donikian dans Histoires arborescentes invite à lire un arbre : "atteindre le vide de la pensée afin que l'arbre y prenne place, que le corps se déploie dans la terre et l'esprit dans le ciel". Que me révèle l'arbre à l'écorce qui pluche sous mes mains ? Il annonce une immensité qui me dépasse.
Noirmoutier. L'océan enfin. C'est vrai, notre voyage est une histoire de sardines, de saveur, d'enfance. Un chemin toujours vivace court entre l'émotion du moment, nourri des émotions du passé. Pour moi, l'océan même quelques fois entrevu, reste un inconnu. Alors redevenir l'enfant pour saisir le nouveau, sans à priori. Vivre l'instant naturellement.
Le premier matin nous mène au passage du Gois. Sous un soleil laiteux, plonger le regard dans le gris de la chaussée où s'engagent voitures et piétons à marée basse. Se laisser pénétrer par le vif de l'air matinal, un peu poisseux. Les pavés qui côtoient des flaques d'encre noire où s'aventurent pêcheurs de coquillages me rebutent. La mer paraît avachie. Bien sûr, elle cache son jeu.
Heureusement, derrière la butte, s'ouvre un autre chemin, celui qui borde le polder de Sébastopol. Aussi lumineux et protégé que celui de Gois est austère et maussade. Une douce chaleur invite à la promenade le long de cet entrelacs de terre et de mer. Une simple brise la rend paisible. Les bleus des eaux se glissent entre les terres herbeuses qui abritent des canards, aigrettes, hirondelles de mer, fleurs et herbes sauvages…
Le souffle de l'océan donne des ailes au point d'être emportée dans le vol somptueux d'une oie bernache. Ai-je été oiseau ou le deviendrai-je ?
Quand la plénitude est là, les mots se dérobent, tels des coques et vers de mer enfouis dans les sables vaseux. Devenir les couleurs du paysage, le souffle de l'air marin, se fondre, c'est devenir rien, c'est-à-dire le tout.
L'appareil photo prend des images qui deviennent mémoire. Je les bois, je les pose déjà sur du papier aquarelle, avec ce besoin de les rêver. Possession dérisoire sans doute. La créativité n'est pas toujours à la hauteur du désir.
Aux marais salants, une saunière nous conte le sel qu'elle récolte, le sel né de la mer du soleil et du vent. La fleur de sel sur la langue éveille une saveur toute neuve. Poésie de toute cuisine, qui allie nécessité et légèreté.
"Ample respiration de l'univers
Harmonie de la terre et de l'eau"
a écrit le poète Michel Velmans qui réveillait les légendes dans Les îles Scilly
"Cris de l'alouette
Au-dessus de la pierre
Voyelles oubliées d'un langage ancien,
Voyelles d'une langue nouvelle,
Verbe d'avant le commencement
Verbe de toujours
Ailes d'avant le ciel
Roses au-delà du feu."
Les poètes bruissent en moi et je tends l'oreille pour saisir les voyelles dans les cris des oiseaux. Les consonnes chuintent, frappent, murmurent entre prés salés, sables et rochers. Je lave les mots dans la vague, je les fais sécher au vent pour une vie ardente, jamais rassasiée. Humer odeurs marines, cueillir dans les yeux, les eaux émeraude et outremer.
Malgré moi, j'esquisse écrits et peintures, parce que c'est ma façon de vivre, conquise au fil des jours. C'est ma façon d'aimer, de mettre mon grain de sel.
Pour aller à l'Île d'Yeu, il faut prendre le bateau. Nous traversons sur une mer qui ondule avec quelques vagues couronnées d'écume. L'île est comme un cadeau, une terre à gagner, elle se dévoile peu à peu avec une ligne d'arbres, puis de maisons blanches éclairent la côte. Port Joinville est là. Nous sommes accueillis.
Dans un petit jardin près de la maison de pêcheur restaurée, le mirabellier, la glycine, les fleurs bleues de la bourrache, le muguet, les fraisiers ont leur langage printanier. Chacun a son ouvrage et lutte pour la beauté, les parfums, la vie, la survie parfois.
Sur la terrasse, André lit Les sardines de Safi tandis que nous mangeons des sardines à la plancha achetées le matin au marché. Le texte est en bouche, le ciel des origines ou des voyages rejoint celui de cette île aujourd'hui si sereine, adoptée par nos hôtes qui apprécient la nature et la convivialité. Au soleil, on se raconte, on rêve…
A la Pointe du But, l'air du large nous bouscule, rappelle les tempêtes qui déferlent et disent que la vie est une lutte. La chapelle de Bonne Nouvelle éclate de blancheur et son vitrail fait danser les bleus du ciel et de la mer. Le port de la Meule offre un refuge à quelques bateaux. Sur des plages abritées, les ricochets sur la plage éveillent les rires et les jeux d'enfance. Un petit bistrot de campagne réjouit l'instant.
Respirer à pleins poumons pour mettre un baume sur les maladies du monde. Etre heureux est peut-être un devoir pour donner à son tour des brassées de lumières même voilées d'ombres.
Le poète allemand Hölderlin, un grand marcheur, disait qu'il fallait sortir de chez soi pour se trouver soi-même et ensuite rentrer chez soi pour œuvrer.
Revenir vers sa maison par des chemins détournés est une manière de porter en soi des sensations nouvelles, de faire voler des graines joyeuses comme plumes de pissenlit. A La Couronne près d'Angoulême, un enfant de deux ans s'en éblouit et sent peut-être que planent encore en nous les bleus, les verts, les gris de l'océan, le moutonnement de la houle. Elle continue à m'habiter, porteuse d'origine et de mouvement. Elle ne cesse de se raconter. Je me mets à son écoute.
Guillevic dialoguait avec l'océan, incluait l'humain dans le paysage sans qu'il soit le maître de toutes choses. Seulement un témoin.
"Tu regardes la mer
Et lui voit des yeux
Tu regardes des yeux
Et tu y vois la mer."
Beauté des choses, beauté des êtres. Ferveur de dire, de lire paysages et visages. Le souffle danse le plein et le vide, le lien avec la mer, l'élan vers le ciel. Ailes déployées, les poètes sont des oiseaux.
Geneviève Briot
(1) Voir article sur le blog du 4 octobre 2023
(2) La révolution Spinoza. Du désir d'être à la félicité. Robert Mishrahi, Editions Okno
Conférence du poète Marc Rousselet à la librairie "Chant libre" à Montélimar le 28 mars 2024.
Le regard de Marc Rousselet s'attache particulièrement à la vie de ce poète montilien à partir des écrits intimes qui ont été déposées à la médiathèque de Montélimar. Il dévoile ainsi un peu plus l'éducation nimbée de catholicisme du poète et sa vie confinée de bourgeois de province dans les années 40 à 60. Il fait apparaître l'enfermement dans lequel l'homme se débat. Alain Borne note dans ses carnets cette sensation d'énorme mâchoire automatique et implacable dont nous sommes le foin.
Qui se cache derrière l'avocat ? Un fils materné par une mère qui en avait fait son compagnon, un bel homme énigmatique, parfois simple et enjoué, comme on put le décrire ses amis. Il n'a pas vraiment choisi ce métier, il ne plaidera que comme avocat de la défense. (Il a défendu des prévenus du FLN et du MNA en qui il voyait des hommes malheureux). Un ami, Henri Rode ne disait-il pas qu'il semblait perpétuellement en exil. D'où le titre proposé par Marc Rousselet : L'homme d'à côté. On dirait en langage familier : l'homme était à côté de ses pompes et sa bouée de sauvetage était la poésie. Il a écrit: Pour moi, la poésie seule est vie, tout le reste est subsistance. Sollicité lors de distribution des prix pour parler aux lycéens, il définissait la vie comme une brève flèche ardente. Il leur recommandait : Soyez impérativement vous-mêmes.
Ses écrits intimes m'ont fait revivre un homme en détresse, ce que jusque là, je n'avais pas ressenti avec cette intensité. Son approche lucide et passionnée du réel ne pouvait s'accorder aux conventions de la société. Comment pouvait-il protéger une mère à la vie enclose et vivre la passion, passion pour les femmes, pour une poésie de feu et d'ombre ?
Certes, il avait une vie littéraire, s'exprimait dans des conférences où il pouvait enfin être un peu lui-même. Il pouvait dire sa ferveur pour Milosz, Rilke, Eluard, Desnos, Michaux… Il participa en 1946 au Comité national des écrivains avec Aragon, Pierre Emmanuel… et aux revues Confluences, Fontaine, Seghers.
Sa poésie, nous les colporteurs-liseurs, l'avons dite en maintes occasions, car sa musique, son intériorité vibrent en nous. Ses poèmes nous disent sa fascination pour les jeunes femmes, leur beauté, leur mystère, où se mêlent respect, admiration, convoitise. Il a écrit ses plus beaux poèmes, aspiré par un vertige devant l'amour, dévastateur, incompréhensible. Si je savais ce qu'est l'amour, je me tairais longuement. Dans ses poèmes brille une lumière aveuglante, une sensualité brûlante, s'exalte un désespoir. La tragédie est celle du désir et de la mort entrelacés.
A la disparition de sa mère en 1961, il s'alcoolise de plus en plus avec apéritifs matin et soir. Je meurs d'absence, écrit-il.
Il meurt dans un accident de voiture le 21 décembre 1962 à 46 ans. C'est une amie qui était au volant. Le destin en avait ainsi décidé. Il avait adressé peu de temps avant un poème bouleversant à son ami, Paul Vincensini : Je pense que tout est fini.
Le temps de la conférence ne permettait hélas, d'entendre que quelques poèmes lus par Martine, la compagne de Marc Rousselet.
Je sais que ce pont frêle
peut-être ne sera pas emporté par les eaux
Je sais qu'il restera sur le dos des flots
telle une selle solide
Telle une selle solide
même quand je ne serai plus cavalier de ce fleuve
Même quand je ne serai plus.
Alain Borne, si éloigné de moi par nos univers si différents, et pourtant sa poésie est toujours en moi comme une double peau.
Geneviève
Nuit de lecture le 19 janvier 2024, organisée par l'association Le Banc Dez'arts
Malgré le mistral, des participants se retrouvent à 18h30 au banc seigneurial de justice. Les mots s'élèvent un peu gelés à l'instar des paroles ouïes par Pantagruel dans le Quart Livre de Rabelais. On traverse les saisons, les siècles. Hier est aussi aujourd'hui.
Il faut vite se réchauffer au Broc Café. Au milieu d'objets hétéroclites, les habitants se rassemblent, boivent un verre de rouge capiteux et des tartines servis par Charlotte.
Après une présentation de Jean Phi, président du Banc Dez'arts, l'un d'entre nous entonne chanson vieille de 80 ans qui donne le ton : "J'ai la rate qui s'dilate J'ai le foie qu'est pas droit J'ai le ventre qui se rentre J'ai l'pylore qui s'colore".
D'autres lecteurs suivent. Les voix montent fragiles ou assurées. Chacun se livre avec simplicité. Nous sommes là pour le plaisir des mots et le corps peut bien être désarticulé. "La différence entre passé, présent et futur n'est qu'une illusion", a dit Einstein. Ce soir on défroisse le temps. Les visages sont ouverts.
Plaisir de lire et de partager les textes qu'on aime. Il est recommandé de faire bref, mais une lectrice prise dans son élan, ouvre les vannes et c'est un fleuve qui se déverse. C'est dire le plaisir de lire à voix haute, une ivresse. Pouvoir des mots qui nous bercent, nous enchantent, nous réunissent. Le ton est à l'humour avec des textes inspirés de l'Oulipo où les syllabes jouent leur musique et sortent des formes convenues. Corps exaltés mais aussi corps empêchés, comme ceux des Iraniennes et Afghanes évoquées. Une pensée pour elles à travers un poème : C'est pour vous que je danse.
En cette soirée, la lecture exalte son royaume. On s'émerveille des syllabes prononcées qui font jaillir pour chacun images, surprises, souvenirs. Magie d'un kaléidoscope. On se remplit "d'imaginé" ensemble dans ce village chaleureux.
Ce sont davantage les textes que les auteurs qui sont célébrés, cependant Arthur Rimbaud réussit à émerger dans les mots de Jack Kerouac et la voix de Christian. Un plat de résistance.
Un beau moment.
Geneviève
Nous sommes le 4 octobre 2023 à la librairie Chant libre à Montélimar à 18h.
Marie Huot présente des extraits de ses ouvrages en présence d'Alain Gorius, éditeur d'Al Manar.
Elle a publié plusieurs ouvrages avec des artistes. Elle parle de ce lien dans la création commune qui se tisse dans la proximité, la spontanéité et l'ouverture à l'autre.
Elle a la grâce et la simplicité d'une fleur des champs. On dirait qu'elle a parlé avec le vent qui a déposé sur elle des pollens de pays proches et lointains, des pays enfouis au fond de nous. Sa voix douce nous les transmet naturellement, comme une évidence. Le parfum de ses mots nous habille d'une robe légère qui nous fait sentir ce vent. Alors nous pensons plus juste. Nous pouvons alors accueillir la nuit qui ne ment pas, la mémoire qui est une source.
On ne peut pas parler de sa poésie. On ne peut que la relire et entendre les mots frapper à notre porte.
Vous donnerai-je sa voix bleue, sa voix de cheval ?
"Ma voix de cheval dit
je suis née au bord de la mer et dans les vignes
je suis née en montagne à la lisière des forêts
je suis née dans la tête de quelqu'un qui s'aventurait
je suis née et pas encore
aux abords d'un petit carrefour
sous la neige
quelque part loin d'ici"
*
"Il arrive que la nuit vous prenne et vous enroule
dans son noir et le mêle au noir d'un deuil qui n'en finit
pas de cisailler votre branche"
*
"Ma voix bleue dit
…
Est-ce toi pris dans la glace sous le bois ?
est-ce toi qui en moi ne dors pas ?”
Extrait de Le nom de ce qui ne dort pas. Editions Al Manar
Présentation de Geneviève
Lettre d'un colporteur-liseur N°37
"Fulgurances" de André Cohen Aknin (3 août 2023)
Les textes cités sont tirés Blaise Cendrars, "La prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France", Editions Poésie / Gallimard - Sophie Chauveau "Sonia Delaunay, la vie magnifique", Editions Texto - Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard - Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers - Sylvie Durbec "Sanpatri" Editions Jacques Brémond - Michael Wasson "Autoportrait aux siècles souillés", Editions des Lisières - Jacques Roubaud et Florence Delay "Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord" Editions POINTS
"J'ai un sexe… Tout être vivant est une physiologie. Et si j'écris, c'est peut-être par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante", dit Blaise Cendrars.(1) Le propos est rapporté par Sonia Delaunay avec qui il a cheminé au moment de l'écriture de La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France. Il montre ainsi que l'écriture est corps. Un corps qui réagit aux catastrophes.
En la matière, nous avons été gâtés ces derniers temps : inondations - on se souvient de la tragédie de la vallée de la Roya - sécheresses, incendies gigantesques au Canada et ailleurs, dégel du permafrost et des banquises, épidémies. Ajouter à cela pêle-mêle des événements comme les attentats de Charlie Hebdo, du Stade de France, du Bataclan, les migrants morts noyés ou de froid, la guerre en Ukraine qui nous donne des sueurs froides… Il y a toujours eu des catastrophes. Parmi elles, les volcans et les tremblements de terre ont largement contribué à l'émergence de la vie.
Devant cette situation, comment un poète, créateur par excellence, peut-il procéder ? Faut-il tout effacer d'un seul coup par magie et se retrouver devant une page blanche, sans passé, comme le fait Blaise Cendrars qui emprunte à Apollinaire son "Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers" ?(2)
Chez lui, la sensibilité prime.
Le poète dit : "Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même"(3) et écrit dans Aléa : "…Quand je pense, je suis la débandade effrayée des sons d'une symphonie, la débandade de l'harmonie et du silence". Il rejoint ainsi Arthur Rimbaud et son : "il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens". (4)
Ecrire avec ses sens. Combien de poètes peuvent le faire de façon “naturelle", “innée” ?
Jack Kerouac nous met en garde. Il faut sans cesse remettre l'ouvrage sur le métier, avec la crainte que prose et poésie tombent entre "les mains fausses des faussaires”.(5) Le mieux serait que la poésie retourne à l'oral des origines, "véritablement orale".
Pour les Amérindiens, l'acte de parole, "le dire”, est "le faire”.
Tout est écriture : la voix, le signe, l'incantation, le bruit sourd d'un tambour, la danse, les voix de gorges des Inuits, les quipus (ces cordelettes à nœuds de couleurs des Incas), l'enfoncement du calame dans l’argile… Le chant surtout. Chant et poésie sont indissociables.
Cela passe chez les poètes par des fulgurances.
Sylvie Durbec l'évoque dans Sanpatri : "Un poète : je n'ai plus ces fulgurances qui me venaient après une marche de nuit dans Rennes et me faisaient écrire dans une jubilation physique et mentale intense."(6)
Une jubilation physique et mentale intense. Comme elle y va !
Quelques-uns des jeunes qui embrasent nos banlieues et nos centres villes ces dernières semaines éprouvent-ils cette même "jubilation physique et mentale intense" ? Ce que beaucoup appellent des émeutes sont-elles des fulgurances semblables à celles des poètes de dix-sept ans ?
Cela fait des années que des fulgurances éclatent dans nos banlieues, dans l’imaginaire des chanteurs de rap, en commençant par ceux des années 90. Aujourd’hui, les fulgurances ont quitté les vinyles et les battles de scène pour la rue. Elles ne sont plus dans les mots. La rue est blanche comme une page blanche. La mémoire est un présent recommencé. Pas besoin d'être devin pour comprendre que ces jeunes rejettent notre système, qu'ils ne sont plus de notre monde.
"Rien ni personne ne pourra étouffer une révolte
Tu as semé la graine de la haine, donc tu la récoltes
…
Notre tendance à l'extrémisme est poussée par le lest de la justice
Strictement hardcore, la jeunesse est désespérée
Elle est hardcore, et rien ne pourra l'arrêter
Quoi qu'il arrive, nous saurons aussi nous défendre
Car tu n'te doutes que tout vient à point à qui sait attendre
La sédition est la solution, révolution
Multiplions les manifestations, passons à l'action
La sédition est la solution, révolution
Multiplions les manifestations, maintenant dégainons…"(7)
Je n'approuve pas cette violence. Je souhaite seulement qu'on y regarde de plus près.
Pour ce qui est des pilleurs, nul n'est surpris de leur présence, surtout pas les publicitaires qui s'évertuent à faire naître l'envie et trouvent dans les pillages la preuve de leur efficacité. La société a créé des "monstres", car elle a besoin de monstres comme elle a besoin de héros.
"Je suis en partie monstre, en partie animal, partie eau, partie histoire, partie chant, partie farceur, toujours le sang rencontre l'eau & asperge la terre…",(8) dit le poète amérindien Michael Wasson.
Fulgurances et inconnu sont les germes de toute nouvelle écriture. Adieu l'ancien monde.
La poésie est un lien indéfectible au-delà de nos discordances. Un réflexe. C'est ce qui nous reste quand tout s'apprête à disparaître. C'est elle qui nous donnera la solution. "Toute poésie est une médecine", selon Rarihokwats.(9)
J'écrivais dans une ancienne lettre d'un colporteur-liseur qu'à chaque fois que j'ai besoin d'une réponse, je tire un livre de poésie. Politiciens et politiciennes de tout bord, tirez vos livres de poésie !
Et si jamais tout pète ? Je ne parle pas d'émeute, mais d'une catastrophe, une vraie, comme celle qui nous pend au nez avec les dérives de la guerre en Ukraine, sa menace nucléaire. Que restera-t-il, quand nous aurons disparu ? Des "OS", répond Michael Wasson dans son recueil Autoportrait aux siècles souillés.
"…Dis c'éewc'ew comme une promesse faite
d'os - parce qu'après le corps, ce qui reste
est l'os la mâchoire assez largement ouverte pour dire ton
nom pareil à un incendie répandu chaque été
à travers ton pays quand on te laisse reposer
dans la forêt de pin. & dieu. La forêt. Sauve moi,
mon sauveur perdu. Sauve le garçon qui voit le sang
à l'intérieur de lui. La forêt. À quel point elle signifie : ombres
qui apprennent à respirer de nouveau - la lumière disgraciée
ici. Cela veut dire que toutes ces branches sont des fils à linge
où rien n'est suspendu désormais…"(10)
Nous sommes en compagnie de Chef Joseph qui n'a pas voulu se soumettre aux Blancs. Cette poésie est née au rythme de la marche, au rythme de la vie de cette tribu amérindienne des Nez-Percés, dont le poète fait partie. Il a une double appartenance, car il est aussi Américain, puisqu'il parle l'américain.
"Dis que tu ne vois rien dans ce langage & tout est dedans 'iníise pewíski, ne'é"(11)
Contraction de la langue à chaque souffle. Cette langue est la sienne. Ce que le poète Michael Wasson découvrira sera-t-il à la hauteur de la foi morale de ses ancêtres ?
"…Je veux seulement
que tu saches qu'une fois j'ai éteint
la nuit, nos ombres
dorment cousues
entre nous…"(12)
Cette double appartenance résonne également dans nos villes. Il est également question de triple, de quadruple appartenance… À y voir de plus près, nos origines sont si diverses ! Et lorsque nous pensons être intégrés, ce sont nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants qui nous rappellent notre camaïeu originel.
Avec Michael Wasson, nous sommes loin des dires d'Apollinaire et de Cendrars, de leur intention de faire table rase du passé. L'écriture ne viendrait donc pas que du néant. Charles Juliet nous rassure en déclarant "qu'écrire, c'est se tenir au plus près de la source".
C'est vraisemblablement dans cet entre-deux que la poésie se régénère, entre le néant et l'absence de néant. Un no man's land qui nous oblige à veiller, à être sur nos gardes. Reste que la poésie nous est indispensable, comme l'air qu'on respire, l'eau qu'on boit. Elle est l'essence même de notre condition d'humain, dit Cendrars. Il a raison. Dans les camps de concentration nazis, des déportés disaient de la poésie pour rester humains. Le renoncement n'a donc pas cours. Nous avons le mouvement comme horizon. L’inconnu de Rimbaud est notre seule boussole.
Réinventer, n'est-ce pas ce que fait chaque génération d'humains depuis la nuit des temps ? Sauf que cette fois, mes os sont accrochés à un arbre et se balancent au gré des vents. Ce qui, pour lire, est plutôt inconfortable.
André Cohen Aknin
(1) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
(2) Dans son poème La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France
(3) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
(4) Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard - 13 mai 1871
(5) The origins of Joy in Poetry. Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers
(6) Sanpatri. Sylvie Durbec - Editions Jacques Brémond. 2014
(7) LA SEDITION LYRIC. 2 BAL 2 NEG'
(8) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières.
(9) Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord. Jacques Roubaud et Florence Delay. Editions POINTS
(10) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Ibid.