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kenneth white

  • Vers l'océan

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    Le texte d'André Les sardines de Safi primé lors du concours de "Valence en gastronomie" 2023 (1) ne pouvait que nous entraîner vers l'Océan Atlantique. Ce ne serait pas au Maroc, mais en France, à Noirmoutier. Il nous fallait les vents du large, impétueux. 

    "De tous temps le rivage a été un lieu de révélation pour les poètes" dit un proverbe celte cité par Kenneth White en exergue de Un monde ouvert où il écrit :
    "entendre la mer battre contre une vieille falaise
    c'est comprendre
    la première intelligence
    du temps et de l'univers"

    Dans le sillage des poètes, peut-on espérer inventer encore, alors que tout a été dit ou presque? Il reste ce "presque" qui n'est pas tout à fait rien. Flux et reflux du désir comme la vague sur le rivage. Robert Mishrahi qui renouvelle Spinoza (2), écrit que chaque homme en particulier réalise ou met en œuvre la nature humaine pour en faire une existence individuelle incomparable.
    En quelque sorte, chacun a son mot à dire.

    Rouler des kilomètres, depuis la Drôme c'est une trotte. Passer de l'Auvergne aux paysages de bocage, avec ses haies et ses bovins, France d'autrefois et d'aujourd'hui réunies, presque la même. Freiner le temps, décélérer, entrer en vacuité, en vacance donc. 
     
    Halte à Poitiers. Notre-Dame la Grande avec ses colonnes polychromes. Sur la place un vendeur ambulant. Un petit casse-croûte ? Eh non, il vend des livres d'occasion. Il a de la poésie. Dans la collection Seghers : Du Bouchet, Césaire, Senghor. Bonne pioche. Même si l'on a le regard happé vers l'horizon, les livres toujours nous hantent. S'ils viennent à nous, c'est qu'ils ont des choses à nous dire. Ainsi ce livre à l'ancienne dont il faut couper les pages, Désirs de femmes d'Abd al Rahim al Hawrâni, un texte du XIVe siècle écrit à la gloire des femmes, musulmanes et libres. On se demande comment cette eau limpide a pu se perdre dans les sables. Les sculptures de Camille Claudel au Musée nous introduisent déjà à l'énergie de l'océan.
    Cueillir au passage tout ce qui estompe les jours connus et les renouvelle. S'imprégner du goût d'un fromage de chèvre qui sera notre pique-nique, plonger dans l'or des champs de colza le long de la route. Ouvrir tous les sens, devenir buvard, taché de l'encre qui inscrit toutes choses sur la peau.

    A La Flocellière, un village vendéen, nous trouvons la quiétude d'une maison, d'un jardin, ses hôtes et Fleur, leur chienne. Sous les grands arbres du parc du château, les paroles se font pousses printanières. L'étang invite à la quiétude. Les séquoias clament leurs âges vénérables.  
     Le poète Donikian dans Histoires arborescentes invite à lire un arbre : "atteindre le vide de la pensée afin que l'arbre y prenne place, que le corps se déploie dans la terre et l'esprit dans le ciel". Que me révèle l'arbre à l'écorce qui pluche sous mes mains ? Il annonce une immensité qui me dépasse.

    Noirmoutier. L'océan enfin. C'est vrai, notre voyage est une histoire de sardines, de saveur, d'enfance. Un chemin toujours vivace court entre l'émotion du moment, nourri des émotions du passé. Pour moi, l'océan même quelques fois entrevu, reste un inconnu. Alors redevenir l'enfant pour saisir le nouveau, sans à priori. Vivre l'instant naturellement.
    Le premier matin nous mène au passage du Gois. Sous un soleil laiteux, plonger le regard dans le gris de la chaussée où s'engagent voitures et piétons à marée basse. Se laisser pénétrer par le vif de l'air matinal, un peu poisseux. Les pavés qui côtoient des flaques d'encre noire où s'aventurent pêcheurs de coquillages me rebutent. La mer paraît avachie. Bien sûr, elle cache son jeu. 
    Heureusement, derrière la butte, s'ouvre un autre chemin, celui qui borde le polder de Sébastopol. Aussi lumineux et protégé que celui de Gois est austère et maussade. Une douce chaleur invite à la promenade le long de cet entrelacs de terre et de mer. Une simple brise la rend paisible. Les bleus des eaux se glissent entre les terres herbeuses qui abritent des canards, aigrettes, hirondelles de mer, fleurs et herbes sauvages… 
    Le souffle de l'océan donne des ailes au point d'être emportée dans le vol somptueux d'une oie bernache. Ai-je été oiseau ou le deviendrai-je ?

    Quand la plénitude est là, les mots se dérobent, tels des coques et vers de mer enfouis dans les sables vaseux. Devenir les couleurs du paysage, le souffle de l'air marin, se fondre, c'est devenir rien, c'est-à-dire le tout. 
    L'appareil photo prend des images qui deviennent mémoire. Je les bois, je les pose déjà sur du papier aquarelle, avec ce besoin de les rêver. Possession dérisoire sans doute. La créativité n'est pas toujours à la hauteur du désir.

    Aux marais salants, une saunière nous conte le sel qu'elle récolte, le sel né de la mer du soleil et du vent. La fleur de sel sur la langue éveille une saveur toute neuve. Poésie de toute cuisine, qui allie nécessité et légèreté. 
    "Ample respiration de l'univers
    Harmonie de la terre et de l'eau"
    a écrit le poète Michel Velmans qui réveillait les légendes dans Les îles Scilly
    "Cris de l'alouette
    Au-dessus de la pierre
    Voyelles oubliées d'un langage ancien,
    Voyelles d'une langue nouvelle, 
    Verbe d'avant le commencement
    Verbe de toujours
    Ailes d'avant le ciel
    Roses au-delà du feu."

    Les poètes bruissent en moi et je tends l'oreille pour saisir les voyelles dans les cris des oiseaux. Les consonnes chuintent, frappent, murmurent entre prés salés, sables et rochers. Je lave les mots dans la vague, je les fais sécher au vent pour une vie ardente, jamais rassasiée. Humer odeurs marines, cueillir dans les yeux, les eaux émeraude et outremer.

    Malgré moi, j'esquisse écrits et peintures, parce que c'est ma façon de vivre, conquise au fil des jours. C'est ma façon d'aimer, de mettre mon grain de sel.

    Pour aller à l'Île d'Yeu, il faut prendre le bateau. Nous traversons sur une mer qui ondule avec quelques vagues couronnées d'écume. L'île est comme un cadeau, une terre à gagner, elle se dévoile peu à peu avec une ligne d'arbres, puis de maisons blanches éclairent la côte. Port Joinville est là. Nous sommes accueillis.
    Dans un petit jardin près de la maison de pêcheur restaurée, le mirabellier, la glycine, les fleurs bleues de la bourrache, le muguet, les fraisiers ont leur langage printanier. Chacun a son ouvrage et lutte pour la beauté, les parfums, la vie, la survie parfois. 
    Sur la terrasse, André lit Les sardines de Safi tandis que nous mangeons des sardines à la plancha achetées le matin au marché. Le texte est en bouche, le ciel des origines ou des voyages rejoint celui de cette île aujourd'hui si sereine, adoptée par nos hôtes qui apprécient la nature et la convivialité. Au soleil, on se raconte, on rêve… 
    A la Pointe du But, l'air du large nous bouscule, rappelle les tempêtes qui déferlent et disent que la vie est une lutte. La chapelle de Bonne Nouvelle éclate de blancheur et son vitrail fait danser les bleus du ciel et de la mer. Le port de la Meule offre un refuge à quelques bateaux. Sur des plages abritées, les ricochets sur la plage éveillent les rires et les jeux d'enfance. Un petit bistrot de campagne réjouit l'instant.

    Respirer à pleins poumons pour mettre un baume sur les maladies du monde. Etre heureux est peut-être un devoir pour donner à son tour des brassées de lumières même voilées d'ombres.

    Le poète allemand Hölderlin, un grand marcheur, disait qu'il fallait sortir de chez soi pour se trouver soi-même et ensuite rentrer chez soi pour œuvrer. 

    Revenir vers sa maison par des chemins détournés est une manière de porter en soi des sensations nouvelles, de faire voler des graines joyeuses comme plumes de pissenlit. A La Couronne près d'Angoulême, un enfant de deux ans s'en éblouit et sent peut-être que planent encore en nous les bleus, les verts, les gris de l'océan, le moutonnement de la houle. Elle continue à m'habiter, porteuse d'origine et de mouvement. Elle ne cesse de se raconter. Je me mets à son écoute.

    Guillevic dialoguait avec l'océan, incluait l'humain dans le paysage sans qu'il soit le maître de toutes choses. Seulement un témoin.
    "Tu regardes la mer
    Et lui voit des yeux

    Tu regardes des yeux
    Et tu y vois la mer."

    Beauté des choses, beauté des êtres. Ferveur de dire, de lire paysages et visages. Le souffle danse le plein et le vide, le lien avec la mer, l'élan vers le ciel. Ailes déployées, les poètes sont des oiseaux.

    Geneviève Briot

    (1) Voir article sur le blog du 4 octobre 2023
    (2) La révolution Spinoza. Du désir d'être à la félicité. Robert Mishrahi, Editions Okno

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  • Le monde ouvert de Kenneth White

     

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    « la beauté est partout

                            même

    sur le sol le plus dur

                            le plus rebelle

    la beauté est partout

                au détour d’une rue

                            dans les yeux

                sur les lèvres d’un inconnu

    dans les lieux les plus vides

                où l’espoir n’a pas de place

    où seule la mort

                            invite le cœur

    la beauté est là

                            elle émerge

                incompréhensible

                            inexplicable

    elle surgit unique et nue -

    à nous d’apprendre

    à l’accueillir

    en nous »

    Kenneth White  «Le grand rivage »

    Entrer dans la poésie de Kenneth White, c’est pénétrer dans une forêt où les arbres parlent avec la lumière, c'est caresser la peau des troncs, adopter « le calendrier des nuages ». Le poète né en Écosse s’enracine sur la terre bretonne, il est migrant sur les routes nordiques, il est aussi dans la chaîne du Tiantaï qui est un de ces lieux où, selon un auteur du IXe siècle, « des ailes poussent aux hommes ».

    Poésie du cosmos que Kenneth White s’emploie à saisir en héritier des poètes et des philosophes des siècles passés, en Europe, en Chine dans l’esprit du tao, ainsi qu’il la présente dans son essai « L’esprit nomade » Voyage sur un bateau de neige dans l’évocation de Sesshu, peintre japonais.

    La poésie de Kenneth White est limpide, elle respire l’air du large. Une danse pour avancer en nudité. Un art de vivre.

    Geneviève