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lettre d'un colporteur-liseur

  • J'écris au fond de mon lit

    Lettre d'un colporteur-liseur N°34
    "J'écris au fond de mon lit" de André Cohen Aknin
    Les textes cités sont tirés de "Le banquet silencieux", Paul Vincensini, Ed. Culture et Pédagogie. Et "Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer" de Tristan Tzara 
     
    J'écris au fond de mon lit.
    La faute à ce foutu vaccin. Toute une nuit à délirer, à prendre des cachetons. Des images incroyables passaient dans ma tête. J'étais sur un navire marchand à cuisiner des cookies, moi qui n'ai jamais fait le moindre gâteau. J'engueulais ma voisine madame Lombard, alors que je lui voue une admiration sans limites. Imaginez une vieille dame avec un chapeau à fleurs dans son jardin chaque matin. J'essayais d'entrer dans une baignoire avec une chambre à air de camion, celle qui me servait de bouée lorsque j'étais enfant. À côté de moi, un homme se débattait. Je pensais à un des migrants morts en mer du Nord, il y a deux jours, mais non, c'était un Bosniaque, l'ouvrier avec qui je travaillais il y a belle lurette. Puis d'un coup, mes autres compagnons d'atelier sont apparus. Il y avait Jean le contremaître que rien n’étonnait, le roi de l'épure. Roger le trublion, toujours un mot pour rire, expert en scie circulaire et en coup de fourchette. Pierre au traçage. Fallait pas se louper avant d'envoyer les bois chez le toupilleur.
    Quand ils me voyaient avec un bouquin, ils tiquaient. Ils n'étaient pas contre, mais ils ne voulaient pas que notre singe, le patron, s'en aperçoive et les soupçonne de parler littérature au lieu de bosser.

    Longtemps, j'ai lu pour me remplir, pour découvrir et pour frimer auprès des filles, jusqu'à ce que ça devienne une habitude, un besoin, un refuge. J'avalais tout ce qui me tombait sous la main, avec, au début, une prédilection pour Dostoïevski, Camus et son théâtre, Hermann Hesse avec son "jeu des perles de verre", Zola pour son "ventre de Paris", un peu de Giono. J'entrais dans leurs mondes. Je m'en rassasiais, comme si j'avalais ces plats copieux que l'on sert dans les restaurants d'ouvriers.

    Où sont mes compagnons aujourd'hui ? J'aimerais tant échanger avec eux. Je sortirais les mots cachés dans mon bleu de travail, au moment de la gamelle, et leur dirais que la poésie dense, épurée, discrète, parfois débridée, un peu folle, n'est pas une parole de bois tendre poussé à la va-vite, rempli d'aubier et désagréable à travailler, non, qu'elle est un bois de la meilleure espèce, chêne, noyer, palissandre, coupé à la bonne lune et séché sans hâte à cœur, où chaque ligne donne sève à un meuble, comme à une phrase.

    Je citerais  Emmanuel Hocquart et leur dirais que "c'est au contact de la poésie que j'ai peu à peu réappris à lire". (1) Oui, chers compagnons, la poésie permet de lire autrement, de cheminer comme bon vous semble. Il y a certes le style du poète, mais vous n'êtes pas obligé de le suivre, vous pouvez vaquer au bord des phrases, vous arrêter sur un simple mot, qui, à l'instant où vous le croisez, contient le monde entier. Vous pouvez aussi vous retrouver face à de larges espaces qui semblent vides mais qui, en réalité, ne le sont pas. Je pense aux intervalles d'André du Bouchet que je prends pour des pistes de danse.

    Vos mains d'ouvrier sauront caresser l'aspérité des voyelles et le lisse des consonnes. Vous découvrirez que les vers courts sont des épines bleues et que l'octosyllabe possède une peau flétrie. Quant aux vers libres, ils feront de vous des équilibristes. Excellent pour la pose des planches de rive à huit ou dix mètres de hauteur.

    Je leur parlerais volontiers de mon masseur-magnétiseur de Montélimar. Pour le voir, il faut traverser une épicerie, contourner l'étal de légumes, longer le comptoir réfrigéré avant d'accéder à une petite pièce sur cour. Cet homme lit les corps, comme s'il tenait un livre. Sans rien lui dévoiler, il sait tout de nos stigmates, de notre vie.

    La poésie naît d'une source et devient source. Elle donne parfois l'impression de retrouver quelque chose ou quelqu'un que nous avons connu, il y a fort longtemps. Une voix ancienne, d'avant notre naissance et, peut-être, celle d'un jumeau intra-utérin disparu.

    Je leur dirais aussi, qu'avec la poésie, ils apprendraient à aimer, même mal.
    Je suis le seul débout
    Tous mes amis sont là assis
    Ils me sourient
    Avec leur beau regard
    Car je suis encore en retard
    Mais la table
    Je ne dis rien
    Mais je l'ai bien vue
    Mais les quatre pieds de la table
    Sont à deux doigts
    Au-dessus du sol
    Ne pas leur faire de peine
    Fermer les yeux
    M'asseoir près d'eux (2)
    S'ils ont encore un doute, je leur demanderais de se rapprocher d'un poste à ondes courtes et de s'abreuver pendant des heures d'affilée des voix nasillardes de stations lointaines, de Macao à Vancouver, en passant par Dakar et São Paulo. Ils pourraient ainsi trouver la porte au bout de la douleur dont parle Louise Glück.

    Si ce n'est pas le cas, alors ils pourraient s'essayer à l'écriture. Je leur conseillerais pour débuter (dans la bonne humeur) de faire un poème à la manière dadaïste. La table d'épure de l'atelier conviendrait parfaitement.
    Pour faire un poème dadaïste
    Prenez un journal.
    Prenez des ciseaux.
    Choisissez dans un journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.
    Découpez l'article.
    Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.
    Agitez doucement.
    Sortir ensuite chaque coupure l'une après l'autre.
    Copiez consciencieusement
    dans l'ordre où elles ont quitté le sac.
    Le poème vous ressemblera. (3)
    Aux infos de midi, j'apprends que le virus Covid aurait de nouveau muté du côté de l'Afrique australe et qu'à nos vaccins d'aujourd'hui, il faudra peut-être en ajouter d'autres. J'en conclus que j'écrirai de nouveau au fond de mon lit.

    André Cohen Aknin
     
    (1) Cité dans un "Nouveau monde, Poésies en France 1960-2010", Editions Mill&unepages Flammarion, à propos des Editions Oranges Export Ltd (1969-1986)
    (2) Le banquet silencieux, Paul Vincensini - tiré de "Toujours et Jamais" - Ed. Culture et Pédagogie)
    (3) Extrait du Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer. Tristan Tzara (1920)

  • Au seuil du monde

    Lettre d'un colporteur-liseur N°33
    "Au seuil du monde" de André Cohen Aknin
    Les textes cités sont tirés de "L'iris sauvage", de Louise Glück, Editions Gallimard, mars 2021
     
    J'ai lu le recueil de Louise Glück "L'iris sauvage"(1) dès sa parution en France, fin mars. Cette vision sur la nature, cette interrogation sur le monde à travers une simple brindille me surprenait. Puis j'ai laissé le recueil mûrir à mon chevet, cueillant de temps à autre quelques mots, jusqu'à ce qu'ils s'insinuent en moi. J’ai écrit quand je me suis aperçu que mon dessus de lit devenait vert tendre.
     
    Avec "L'iris sauvage", Louise Glück propose ce qui pourrait être un chemin ; elle le fait de façon naturelle, accessible, à partir de petites choses autour de nous, de ce jardin, de cette nature renaissante en ce début de printemps. Elle est l'herbe qui apparaît juste après la pluie en plein désert, ce vert tendre qui déclenche le sourire. 
     
    Ces petites choses sont les prémisses d'un monde à notre portée. Et l'on se met à chantonner à chaque découverte, comme si c'était la première.
     
    dans le jardin, dans une pluie fine 
    le jeune couple en train de planter
    une rangée de petits pois, comme si 
    personne ne l'avait jamais fait auparavant,
    les grandes difficultés jamais encore
    confrontées ou résolues -
     
    même ici, même au début de l'amour,
    sa main quittant son visage trace
    l'image d'un départ
    et ils se croient
    libres de négliger
    cette tristesse. (2)
     
    Louise Glück montre le seuil et nous dit de nous y attarder. Au seuil du monde, c'est déjà le monde. Il faut y croire et délaisser la tristesse ambiante. S'émerveiller. Oui s'émerveiller. L'écriture est là, dans cette attente. Mais elle nous avertit, tout n'est qu'illusion. 
     
    Une fois que tout me fut arrivé,
    le néant m'arriva.
     
    Il y a une limite
    au plaisir que je prenais à la forme -
     
    En cela, je ne suis pas comme vous,
    Je n'ai pas d'échappatoire dans un autre corps,
     
    Je n'ai nul besoin
    de protection en dehors de moi-même -
     
    Si vous vouliez bien ouvrir les yeux
    vous me verriez, vous verriez
    le vide du paradis
    réfléchi sur terre, les prés
    de nouveau vides, sans vie, recouverts de neige -
     
    puis la lumière blanche
    désormais dans son déguisement matériel. (3)
     
    On peut se poser des questions existentielles : qui sommes-nous, où allons-nous ? La vérité est que nous ne sommes pas plus important qu'une brindille sur le bord d'un chemin. S'il s'agit de se battre - car tel est le travers de notre espèce humaine - ce n’est pas contre la nature que nous devons nous battre. Ne la détruisons pas, elle est notre seul horizon. Il n'y a pas d’échappatoire. Et quand Louise Glück parle de néant, nous faisons le rapprochement avec ce que nous vivons, ces épidémies et toutes sortes de catastrophes naturelles qui se succèdent, toujours plus dévastatrices. Nous sommes dans une spirale et cette spirale nous mènera à notre perte. On croirait entendre Greta Thunberg, la jeune suédoise si médiatique. Toutes les deux, chacune à leur manière, nous somment de réagir.
     
    Louise Glück en appelle à dieu : 
    Comme tu es apparu à Moïse, c’est parce que
    j’ai besoin de toi que tu apparais face à moi (4)
    Elle imagine sa réponse :
     
    combien de fois dois-je détruire ma propre création
    pour vous apprendre
    que c'est ceci, votre punition : 
     
    par un seul geste je vous ai installés
    dans le temps et au paradis. (5)
     
    De nous être imaginés au paradis - dans la Genèse - nous a coupé les jambes. Nous n'aspirons qu'à y retourner. Pas la peine, semble clamer Louise Glück, ce n'est que du vide. Et quand elle dit je, c'est nous. Nous sommes confrontés à notre propre vide.
    Pas je, espèce d'idiot, pas moi, mais nous, nous - vagues
    de ciel bleu comme 
    une critique du paradis : pourquoi
    chéris-tu ta voix
    alors qu’être un
    équivaut à n'être presque rien (6)
    Ce "presque rien" me rappelle Francis Jammes, son poème Prière pour avouer son ignorance : 
    "Je ne sais rien. Je ne suis rien. Je n'attends rien 
    que de voir, par moment, se balancer un nid 
    sur un peuplier rose, ou, sur le blanc chemin
    passer un pauvre lourd aux pieds luisants de plaies…"
     
    Restons humbles. C'est parce qu'on a en tête que tout peut disparaître qu'on peut survivre. Il y a quelque chose de mystique dans cette poésie-là. Le renoncement mène à la lumière.
     
    Cependant, entre les mots et le corps, subsiste un décalage, un doute - après tout, Louise Glück n'est qu'un être humain. Elle cherche le courage, une preuve. Cela prendra un temps infini. 
    Cette preuve, nous l'attendons tous, histoire de s'accrocher à quelque chose de plus "grand", en sachant pertinemment qu'elle ne viendra pas. La lumière est là à notre portée. Peut-être au seuil d'une phrase, alors qu'on se met à guetter chaque mot, chaque signe et à écouter les silences. J'aime m'attarder sur les virgules, ces êtres frêles et si résistants. Leurs respirations sont si changeantes, qu'il faut, à chaque fois, fredonner la phrase entière pour se rapprocher de la musique qu'on a imaginée au début.
     
    C'est une chose terrible que de survivre 
    comme conscience 
    enterrée dans la terre sombre. (7)
     
    La simple conscience ne suffit pas. Il nous faudra remonter vers la source, au rythme de la prière et du regard, puis s'immobiliser, être prêt à recevoir. 
     
    Je voulais demeurer ainsi,
    immobile, comme le monde ne l'est jamais,
    pas au cœur de l'été mais l'instant précédant
    l'éclosion de la première fleur, l'instant
    où rien ne s'est encore passé - (8)
     
    Elle est si surprise de se voir vivante.
     
    Je ne m'attendais pas à survivre,
    me réveiller de nouveau, sentir
    dans la terre humide mon corps
     
    apeuré, oui, mais à nouveau parmi vous
    à pleurer, oui, risquer la joie
     
    dans le monde cru du nouveau monde. (9)
     
    OUI, RISQUER LA JOIE. C'est ce qu'elle nous invite à faire.
    Il me tarde de plonger dans l'autre recueil “Nuit de foi et de vertu” paru en même temps.
     
    La traduction de Marie Olivier, sobre et fluide, nous invite à entendre la musique de la poète. Le texte en américain est en regard sur l'autre page. On peut y plonger à tout moment et, ainsi, garder le tempo original. Les deux langues s'accordent entre mots et corps. Mais Marie Olivier s'efface devant la poésie de Louise Glück dont le souffle est là, profond, qui nous emporte.
     
    André Cohen Aknin 
     
    (1) "L'iris sauvage" de Louise Glück, Editions Gallimard, Mars 2021
          Traduction et préface par Marie Olivier 
    (2) Le jardin
    (3) Fin de l'été
    (4) Vêpres
    (5) Moisson
    (6) Scilla
    (7) L’iris sauvage
    (8) Au seuil de la porte
    (9) Perce-neige

  • Retour au poème précédent

    Lettre d'un colporteur-liseur N°30
    "Retour au poème précédent" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck.
     
    Je reviens au poème de Philippe Beck. 
    Dans ma lettre d'un colporteur-liseur précédente, j'avais l'intention de poursuivre sur ce texte, mais les mots de Guillevic m'avaient traversé et j’ai été détourné. Je reprends donc.
     
    Je préfère ne pas 
    parler de ma vie.
    Un souhait :
    épier le siècle
    ou bruiteur
    de fleurs
    et des avenues -
    et des faits. (1)
     
    Les vers sont courts, deux trois mots, souvent. Pour les comprendre, on les lance loin devant et on attend qu'ils nous reviennent à la manière d'un boomerang aborigène. Nous nous fracassons contre les ruptures. Le fil semble absent, mais il est bien là, en accordéon. On le déplie et le monde s'ouvre sans limites.
    Ce poème tourne autour de nous. La famille oui. La famille non. Nous semblons sans solutions. Et pourtant, nous naviguons entre le oui et le non, entre la famille et l'absence de famille, entre le ciel et la terre. Cet entre-deux, cette absence de solution est la solution. L'obligation du mouvement, du doute, car là est l'écriture, là est la vie. 
     
    Philippe Beck écrit :
     
    La Mémoire
    des archives familiales
    est inutile
    à l'intellectuel
    de petite origine. (1)
     
    Merci bien, je suis de petite origine et je tiens fermement à mes archives familiales, dont je suis le dépositaire. 
    Zut, je parle de moi. Ça va recommencer comme la dernière fois. Non, non et non ! Laissons le “moi” à ses divagations. Je ne suis pas un poète, juste un lecteur de poètes, peut-être même un de ces "esclaves de maintenant", de qui parlent Philippe Beck. 
     
    L'intellectuel 
    esclave
    de maintenant 
    écarte
    à sa manière
    le passé
    qu'il a en tête.
    Il parle 
    des livres
    qu'il a lus, 
    et sa biographie
    est faite.
    (Il en veut 
    aux livres
    plus qu'aux hommes.) (1)
     
    En vouloir plus aux livres qu'aux hommes, cela veut-il dire que l'on peut différencier l'homme et le livre ? La question vaut le coup d’être posée. Dans l'Histoire, on a brûlé des livres, mais aussi des hommes. 
     
    Pour ce qui est de la concordance de "livres lus" et de "biographie", Beck a évidemment raison, tous les livres que nous lisons font partie de nous, nous construisent. Nous sommes des voleurs de mots, des mâchouilleurs de papiers, des lécheurs d’écrans, des entortilleurs de lettres, d'accents circonflexes et de virgules en dérive, au point de nous retrouver avec des phrases entières tatouées sous la peau.
     
    Bon, il ne me reste plus qu'une demi-heure avant le match de rugby à la télé. Les filles du quinze de France affrontent les Anglaises en finale du tournoi des six nations féminin. Je ne veux pas rater ça. Allez les filles !
     
    Voici une autre partie du texte du Philippe Beck, Dernière mode familiale. La famille, un sujet où l'auteur a un regard sur "L'hexamètre flottant qui potine".
     
    Qui potine
    sur la vie
    et la société ?
    L'hexamètre 
    flottant
    potine
    et chronique
    amplement, snob.
    Chez moi
    il y a un tiret ou trois étoiles ;
    entre l'époque 
    et ma personne
    il y a ce fossé 
    avec du bruit :
    la place
    réservée 
    à la famille
    et aux archives
    domestiques.
    Mais la famille 
    avait quelque chose 
    à dire.
    En écoutant 
    les bruitages naturels
    ou plus que faux
    du siècle
    nous sommes colorés
    par l'écume
    de son rouleau,
    et nous avons 
    une langue
    morte en vie
    qui n'est pas la langue
    de l'appariteur musclé
    (elle a beaucoup, beaucoup
    de sur, avec, pour). (1)
     
    (1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde  Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages  Flammarion.

  • J'écris en m'attardant sur les mots

    Lettre d'un colporteur-liseur N°28
    "J'écris en m'attardant sur les mots" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Le livre de l'intranquilité", "Le passage des heures" (Ode sensationniste) de Fernando Pessoa - "La terre des mots" de Jean-Louis Novert.

     

    J'écris en m'attardant sur les mots, comme devant des vitrines où je ne verrais rien, et ce qui m'en reste, ce sont des demi-sens, des quasi-expressions, telles des étoffes dont je n'aurais qu'aperçu la couleur, des harmonies entrevues et composées de je ne sais quels objets. (1)
     
    Sur mon balcon, je ne vois pas la vitrine de la boulangerie, ni même la porte de son fournil. Le matin, sous les coups de 5h - 5h30, il y a l'odeur de la première fournée qui envahit la rue. Je peux écrire alors, et pas avec des demi-sens ou des quasi-expressions, non, avec la pleine mesure de l'immédiat.
     
    Chaque aube est un rideau qui oscille,
    Qui rafraîchît les illusions et les souvenirs de mon âme de vagabond… (2)
     
    On ne fait pas assez attention à ces petites choses, à ces plaisirs quotidiens. Pour le pain, j'ai lu un extrait de La charrette bleue de Barjavel dans un collège. Ses mots se transformaient en pain doré dans le regard des enfants. Un poème, parfois, comme celui de Jean-Louis Novert fait naître la sensation :
     
    Le livre 
    donne le pain,

    ses pages
    sentent la farine,
     
    ses chapitres 
    sont tendres et chauds,
     
    dans le four
    des mots, une épaule
    se dénoue… (3)
     
    Le mieux serait que je vienne vous en parler avec une baguette et que nous la partagions. 
    Car, voyez-vous, je suis un mangeur de pain. Il m'est indispensable. J'en mange à toute heure de la journée. Ma mère faisait son pain et j'ai même épousé la fille d'un boulanger. C'est dire l'importance de la chose. 
    Mais attention, il y a pain et pain. On doit sentir sur sa croûte le silence du boulanger, son geste ancestral, être pris dans le voile de farine, entendre le roulement du pétrin mécanique et voir la pâte se lever en douceur comme le rideau de l'aube. À chaque fois, un nouveau spectacle. Chaque pain est une découverte. 
    J'ai eu une grande émotion quand, dans un village de Lorraine, j'ai vu le fournil du boulanger. Il était, hélas, en démolition. La porte émaillée du four avec son balancier avait fière allure. J'y voyais le mât d'un navire en perdition. Le vieux boulanger se prénommait Joseph. C'est à lui que je pense en écrivant cette lettre. Il utilisait du charme, un bois qui tient bien le feu, il faisait des tournées dans des villages avec son Tube Citroën, il vendait aussi de l'épicerie. L'une de ses spécialités était le kouglof. Un de ses moules est à la maison.
     
    Tout ce qui m'entoure devient une partie de nous-mêmes. 
     
    Fernando Pessoa le dit, la vie est là autour de nous. Il suffit de se poser et être attentif. Il y a le pépiement des oiseaux, le linge tendu sur le balcon de la voisine, une chanson des "Frangines" et, pourquoi pas, le bourdonnement intempestif de mon ordinateur. Je crois qu'une des ailettes du ventilateur est en train de me lâcher. L'oreille est une main sensuelle ; elle vous guide vers le plaisir de l'instant. 
     
    Les mots sont pour moi des corps palpables, des sirènes visibles, des sensualités incarnées (4)
     
    Le soir même, j'écris au calame des lettres de l'alphabet sur un calque que je projette ensuite à l'aide d'une torche sur un mur à hauteur de mon buste, pour danser avec elles, découvrir leur intimité. 
    L'écrivain est un être invisible à qui l'on donne trois ronds pour poser des mots que l'on va boire en cachette. Je titube. Rien à voir avec un pianiste que j'ai connu au Cintra, un club que je fréquentais à Paris. Lui, c'étaient des notes de musique qu'il buvait. Il n'était jamais bien net. C'est peut-être ce qui me plaisait chez lui. Il m'a donné envie de chanter. J'ai essayé, mais je chante comme une crécelle. Je me demande si le Joseph de Lorraine buvait son canon et poussait la chansonnette.
     
    Les mots s'enfoncent dans la pâte. Creuser l'œil jusqu'à la source, suivre le filet d'une mémoire à inventer,
     
    Sentir tout de toutes les manières,  
    Vivre tout de toutes parts,
    Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps,
    Réaliser en soi l'humanité de tous les instants
    En un seul instant diffus, prodigue, complet et lointain.

    Tout passe, toutes les choses défilent en moi,
    Et les rumeurs de toutes les villes du monde murmurent en moi… (5)
     
    (1) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
    (2) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa.   Editions Orphée La Différence.
    (3) La terre des mots. Jean-Louis Novert. Rougerie Editeur.
    (4) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
    (5) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa.   Editions Orphée La Différence.

  • Sur coussin d'air

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 27
    "Sur coussin d'air" de André Cohen Aknin
    À propos de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. 
    publiée par la revue Quinzaines - N°1233 de février 2021

     

    Depuis 15 jours, je déambule sur les trottoirs chauves de la fiction, tout en gardant un œil sur la poésie, particulièrement de 9h34 à 10h42. Les couvertures de livres à polices rouges, les jours impairs.
    Le texte de ce matin est :
     
    Je voudrais que ma chambre ait un sol.
    Une porte, je n'y tiens pas, 
    Mais marcher en rond sans arrêt,
    Sans jamais toucher le parquet,
    M'ennuie prodigieusement ! (1)
     
    Puis vient le temps de laisser décanter les mots nouveaux. Je me retrouve dans ma cuisine, les pieds dans le vide, à mitonner un osso-buco, ma future spécialité, car c'est la première fois. Les épices volent en poussières, retombent sur le parapluie du voisin du dessous qui, lui, n'a plus de plafond. Comme accompagnement, j'ai prévu un riz safrané accompagné d'éclats de pamplemousse rose.
    Mon voisin et moi avons décidé de manger dans l'ascenseur.
    Pendant la cuisson, j'écoute la radio. Allons bon, j'apprends qu'on jouera la comédie dans les épiceries, le drame dans les salons de coiffure, le cinéma chez les cavistes, on gardera les boucheries pour l'opéra et la grande pharmacie de la Place de la mairie sera réservée aux orchestres de chambre, en alternance avec des matchs de handball, catégorie poussin.
    Le minuteur sonne. Au jugé, il faut laisser cuire encore une demi-heure. La prochaine fois, je couperai les carottes en petits bouts ou bien j'utiliserai un autocuiseur. Que dira mon voisin si dans son ciel passe une locomotive ?
    Les nouvelles à la radio sont déprimantes, alors je plonge dans un bouquin commencé la veille : "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. Un roman étrange, fascinant même - une impression de flottement - d'une écriture sobre qui laisse une grande place à l'imagination du lecteur. Je divague avec les personnages.
    Deshormes, un homme vivant seul dans sa ferme à la limite de l'Ardèche et de la Haute-Loire, cuisine un chou farci, le jour où Harpo entre dans sa maison. Harpo arrive de nulle part. Ils ne se connaissent pas, et pourtant le premier invite le second naturellement.
    Nous sommes en 1933. Harpo est l'un des Marx Brothers. Il revient d'une tournée en URSS, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Il aurait dû embarquer au Havre pour New York. Contre toute attente (et sans raison), il saute dans un train pour Paris, loue une Torpédo bleu pâle et prend la route du sud par la nationale 7. Pourquoi le Sud ? Il file sans problème jusqu'à l'accident.
    Sorti vivant, mais amnésique, il se sauve de l'hôpital. Harpo n'est plus Harpo. Harpo n'est personne… Son esprit n'est qu'un tohu-bohu de pensées dont son visage ne laisse rien paraître. Il a néanmoins la mémoire des choses. Il se souvient du pain, du fromage, de ses mains, de la lumière. Il dérive sur les routes.
    Marcher ; s’arrêter ; pisser tout droit derrière un chêne ; hésiter ; marcher ; prendre le chemin qui monte, sur la droite, plutôt que l'autre, sur la gauche ; hésiter ; marcher très lentement ; refaire son lacet, le pied sur la borne ; lire D 914 en blanc sur le gris de la borne ; marcher ; s'asseoir ; refaire son lacet sur un plot en ciment ; se masser le genou ; se masser la hanche ; se glisser sous des barbelés, s'accrocher et renoncer ; marcher… sous la burle, ce vent terrible qui vient du nord, jusqu'à se retrouver des jours plus tard dans la maison de Deshormes, sans raison, sinon celle d'avoir faim.
    Les jours passent. Deshormes écrit, cuisine, il n'appelle pas le maire du village, ni la gendarmerie pour signaler ce visiteur, même s'il a noté chez cet homme des absences et des creux. À l'usage, ils ont mis au point une langue intermédiaire, faite de mots anglais et français. Harpo sourit… Il patine dans un présent répété… Si la mémoire lui fait défaut, il se sent pourtant incroyablement vivant, comme si chacun des éléments qui l'enveloppent se chargeait d'une vérité supplémentaire.
    Puis Harpo se retrouve à Lyon chez la sœur de Deshormes qui souhaite le faire examiner par un médecin. Durant ce temps, Harpo s'occupe, travaille dans une imprimerie, grâce à la mémoire des choses, à celle du corps. On peut parler d'instinct, de mémoire primitive.
    Entre temps, à New York, les frères Marx ont pris contact avec une agence de détectives qui a envoyé un de ses agents en France, un certain Dufresne. Et, surprenant, cet homme fonctionne aussi à l'instinct.
    L'instinct.
    Faut-il y voir un message ? Fabio Viscogliosi nous dit-il que la solution est en nous, qu'il suffirait de se laisser aller "sans raison", d'agir avec instinct, d'avoir la réaction du primate face à l'inconnu ?
    Plus j'avance dans ce roman (tout en surveillant mon osso-buco) plus je fais un lien entre cette histoire et la situation ubuesque que nous vivons en ces temps de pandémie de Covid. Mon voisin du bas est devenu Harpo. Je suis Deshormes, puisque c'est moi qui cuisine. La Covid est, assurément, un sacré accident. Ce n'est pas encore l'amnésie, mais la mémoire s'étiole. On garde du passé quelques images d'insouciance, de ce temps où l'on pouvait s'attabler à une terrasse de café, boire un coup entre amis, se régaler d'un gueuleton. Il reste les petites choses autour de soi. Chacune d'elles devient une fenêtre. On parle d'amnésie du futur. On n'ose même plus rêver.
    Ce roman est, me semble-t-il, une parabole. Nous avons oublié ce qui nous faisait rire, mais nous savons encore comment rire. Alors soyons des apprentis Harpo, Charlot, Keaton, perdus mais incroyablement vivants.
     
    Le minuteur sonne de nouveau. C'est cuit. Mon voisin et moi, nous nous installons dans l'ascenseur, une nappe à même le sol, en veillant à laisser de la place pour ceux qui voudraient monter. L'osso-buco se laisse manger. Une autre fois, je mettrai plus d’épices et je servirai sur des feuilles de palmier, nous nous imaginerons sur une plage au soleil.
    Nous nous mettons d'accord : nous mangerons ensemble chaque semaine ; l'un fera le repas et l'autre, pendant ce temps, préparera la conversation sur un livre et se chargera de contrôler si le plancher réapparaît sous mes pieds ou le plafond au-dessus de sa tête. Mon voisin promet de faire un chou farci pour le dimanche suivant. Tiens, c'est comme s'il lisait dans mes pensées. Cette fois, ce sera lui Deshormes et moi, Harpo.
     
    Je n'ai plus de doute, j'écrirai sur ce roman dans ma prochaine lettre d'un colporteur-liseur, un roman à la résonance d'un poème. Je conseillerai à mes lecteurs d'acheter cet "Harpo", comme on prend un ticket pour un tour sur coussin d'air.

    En italiques : extraits de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, Editions Actes Sud, 2020
    (1) Gelett Burgess (La vache pourpre - Extrait)

     

  • Il y aura ceux qui s'aiment

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 26
    "Il y aura ceux qui s'aiment" de André Cohen Aknin
    Poèmes cités : Il y aura ceux qui s'aiment et Jeunesse d'Andrée Chedid. 

    La salle des fêtes d'un village près de Montélimar. Aucun projecteur. Les spectateurs sont une cinquantaine. Nous sommes loin des pays d'Orient où la poésie attire la foule. Nous échauffons nos voix et répétons les enchaînements, car rien n'est acquis dans la diction d'un poème, chaque lecture peut vous mener à la joie ou au précipice.
     
    *
     
    Cela commence par un silence. 
    Les mains le long du corps attendent le frémissement qui irradie les bras puis le haut du torse, provoque un léger tremblement. 
    C'est le signal.
    Une voix se fait entendre, claire, cadencée, celle d'un d'homme. Tout est là dans les deux premiers vers. La voix retient son souffle, puis roule sans arrêt sur le chemin de pierres que sont les italiques ; elle parle de temps, d'année après année et d'oliviers mangés de soleil et de patience.
    Il se tient à la porte. 
    Survient la voix d'une femme, sobre, lumineuse. 
    Ils pourraient se tenir côte à côte, profiter de la présence de l'autre. Mais il est pressé, il veut prendre sa place. Sa place ! lance-t-il.
    Elle acquiesce en écho : oui, prendre sa place. 
    Ils passent d'une voix à l'autre, d'une voix dans l'autre. Un fil de soie les relie, d'un noir insaisissable, celui des peintres pour qui le noir flamboie, modifie l'espace, ouvre une porte vers l'indicible.
    Elle s'inquiète pour ceux qui s'aiment. 
    On entend le hurlement de loups, le cri âcre des méfiants. On ressent la fièvre.
    C'est elle qui dit la première le cri qui fait trembler les murs. Le cri pour protéger ceux qui s'aiment. Ses éclats sont des flèches qui repoussent les corps ennemis.
    Il retient sa voix en contre-chant. Il aurait pourtant envie d'appuyer chacune des syllabes, "à cause de la vie, à cause de la mort", avec en tête l'écriture et le néant. Il ne la quitte pas des yeux, elle qui s'inquiète. Ceux qui s'aiment sont en danger, qu'il soient d'ici ou d'ailleurs, de Bali, de Vancouver, des steppes de Mongolie, de Sydney, de Dakar la rouge ou du Caire dont les murs gardent le souvenir d'Andrée Chedid, l'auteure du poème.
    À son tour, il dit :
    J'ai crié, j'ai chanté.
    Le chant est là qui les entoure d'un voile. Leurs yeux pétillent, alors qu'ils se rapprochent et que leurs voix s'unissent au dernier vers. 
    Bientôt, ce sera au tour de leurs mains, de leur corps tout entier. Flammes épanouies. Ils ne se chercheront plus.
     
    Il y aura ceux qui s'aiment
    Debout devant ma porte je les attends
     
    Il y en a qui veillent année après année
    Comme des oliviers mangés de soleil et de patience
     
    Moi j'ai franchi le seuil je guette la route
    Et je sais qu'ils viendront
     
    Dans la maison les appels se nouent
    "C'est assez d'attendre
    Il faut prendre sa place
    Comme les autres comme les autres
    Autour d'une table de bois
    Il faut prendre sa place
    La vie est comme cela
    Grain de sable
    Or qui tinte
    Fil de soie"
     
    Ensuite celle qui m'habite comme une prune trop ridée
    A dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
    Quelle menace portent-t-ils au cœur l'un pour l'autre"
     
    Elle a dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
    Le cri âcre des méfiants les tourmente
    La voix cuivrée des loups
    L'envie avec ses lèvres de malade"
     
     
    Mais j'ai crié plus fort que l'emmurée
    Pour ceux qui n'ont eu que les songes j'ai crié
    Pour ceux qui n'ont que le jeu
    Pour cette tour où l'écho se fracasse 
    Aux murs ronds de la solitude
    Pour le silence des mal-aimés
    Enfoui en lui-même comme en un puits
     
    À cause de la vie          à cause de la mort
    J'ai crié plus fort que l'emmurée
     
     
    J'ai crié
    "Avant que les villes ne s'écroulent
    Avant que l'ombre des arbres ne traverse
    Le fleuve comme des cordes
    Aussi sûr que le soleil et sa mort se défient
    Il y aura ceux qui s'aiment 
    Et je ne me chercherai plus"
     
    J'ai crié j'ai chanté
    "La magie à leur doigt
    Dans leurs veines des rivières de fête
    Ils iront intouchés comme des rois de nulle part
    Leurs regards se croiseront au-dessus des voix"
     
    J'ai crié j'ai chanté
    Et devant la maison il y avait eux et moi (1)
     
    *
     
    "Il y aura ceux qui s'aiment" est un poème emblématique pour Geneviève et moi. Un texte où nos voix vibrent en échos, se chevauchent, en appels, les yeux ouverts sur des pages couvertes de signes, à la manière d’une partition de musique. 
    Chaque syllabe est une caresse. 
    Chaque phrase, un corps qui se courbe.
    Nous donnons ce texte comme si nous partagions une pomme d'amour, le croquant à l'extérieur et la douceur légèrement acidulée en dedans. 
    En le lisant, nous sommes dix, vingt, trente, mille.
    Mille, comme le titre de notre première lecture "Le monde a mille voix". Nous ne savions pas, alors, jusqu'où la voix pouvait nous mener.
    Une vibration de chaque instant.
    Un lien avec celui ou celle qui nous accompagne, des musiciens parfois.
    Un lien avec ceux qui nous écoutent. N'est-ce pas le plus important ?
    Il arrive qu'un auteur nous apparaisse en songe. 
    Le jour de notre rencontre avec Andrée Chedid fut un enchantement. Il fallait entendre la voix de cette femme, légère et si puissante. Elle nous demandait de rester des hommes et des femmes libres, fiers de nos origines, de ce que nous sommes, de nos langues. Son écriture est un appel au dépassement, à la vie. Son "Appel à la jeunesse" en témoigne : 
     
    Tous les appels du monde 
    te traversent jeunesse !
     
    Tu enfantes le feu (2)
     
    Si sa poésie peut être un acte de fureur, à l'instar de celle de René Char, elle est avant tout un acte d'amour. Elle a peur pour ceux qui s'aiment. 
    Moi aussi, j'ai peur pour ceux qui s'aiment. J'ai griffonné les premiers mots de cette lettre au printemps dernier, en pensant à ceux et à celles que le confinement éloignait.
     
    (1) "Il y aura ceux qui s'aiment" - Textes pour le vivant, 1953 - Textes pour un poème (1949 - 1970). Andrée Chedid. Editions Flammarion.
    (2) "Jeunesse" - Poème pour un texte (1970 - 1991). Andrée Chedid. Editions Flammarion.
  • Chant du bossu joueur de flûte

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 25
    "Chant du bossu joueur de flûte" de André Cohen Aknin
    Œuvres citées : Poème des Indiens Hopi, Salut à Walt Withman de Fernando Pessoa.
     
     
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    Quitana-po, quitana-po, quitana-po
         quitana-Po !
    Ai-na, qui-na-oueh, qui-na-oueh
    Tchi-li li-tcha, tchi-li li-tcha
    Don-ca-va-qui, mas-i-qui-va-qui
    Qui-ve, qui-ve-na-meh
    HOPET ! (1) 
     
    Depuis que j'ai mis en bouche une à une les syllabes du "Chant du bossu joueur de flûte", je n'arrive pas à m'en défaire. Et c'est tant mieux. Ça m'apporte un peu de joie dans ces matins où la radio nous assomme de chiffres du fait de l'épidémie et de l'économie défaillante.
     
    Quitana-po, quitana-po, quitana-po
         quitana-Po !
    Quitana-Po !
     
    Comme un talisman face à la morosité.
     
    Tiens, je respire un peu mieux. J'arrive à souffler dans ma flûte - mon corps - le souffle est court, un roucoulement. Je deviendrai une tourterelle à succès sur une chaîne youtube le jour où mon petit-fils me donnera le feu vert.
     
    Ai-na, qui-na-oueh, qui-na-oueh
    Tchi-li li-tcha, tchi-li li-tcha
     
    Une information sur le terrorisme - hop le chant du bossu - Une information sur des élections - hop le chant du bossu. 
    L'idée est de ne pas sortir du monde, mais bien au contraire de le pénétrer au plus profond, en faisant résonner un chant ancien. Un chant des origines. "Le chant du bossu joueur de flûte" est un poème des Indiens Hopi. Une poésie à part entière. Parce que "la poésie, à l'instar du langage, existait de partout", depuis toujours, "aussi puissante & même aussi complexe … que dans ses développements les plus tardifs". "Elle n'apparaissait pas comme un luxe, mais comme une véritable nécessité"(2). 
    Pour un temps, nous n'avons que faire du regard occidental et de cette actualité. Laissons parler nos tripes. 
     
    Don-ca-va-qui, mas-i-qui-va-qui
    Qui-ve, qui-ve-na-meh
    HOPET !
    HOPET !
    HOPET !
    HOPET !
     
    Avec HOPET ! on entend hourra ! C'est vrai que nous attendons avec impatience un vaccin, comme la panacée, la chose qui réglera tout. Mais n'est-ce pas un leurre ? Guérir n'est pas effacer, mais vivre avec. Ne rien oublier. Comme revenir au premier chant, à cette première écriture dans le souffle de son ancêtre. 
     
    À LA JOIE AUSSI.
     
    Pour cela, il faudrait pouvoir s'arrêter, s'isoler, revenir vers soi, trouver le temps de se rattraper avant le coucher du soleil, comme dit le proverbe, avant de repartir de plus belle dans le quotidien. C'est ce qu'a fait mon ami Serge, un ancien légionnaire, qui a séjourné à Damas, avant de s'installer dans la Drôme et en Ardèche dans un vieux fourgon. Il n'a pas fait les choses à moitié cet indien. "Il me fallait me rassembler, a-t-il écrit, je venais de si loin… Je n'ai rien trouvé de mieux, que de passer cinq ou six ans à vivre dans un fourgon, complètement isolé, sans même une radio…". Un homme qui avait le plaisir du verbe. Lorsque nous nous retrouvions, c'était une farandole, nous jouions avec les mots. Il était probablement à la recherche de son chant. Il l'a peut-être entendu, puisqu'il est sorti de son fourgon. Je l'ai vu surgir la tête enneigée un soir de lecture avec des amis, en décembre 2007. Il venait de sortir de son isolement.
    Joie des retrouvailles et promesse de nous revoir. Hélas trois semaines plus tard, un automobiliste l'a percuté et tué sur une route à trois voies.
    Il ne m'a pas parlé de son dernier chant, mais en entendant "Le chant du bossu joueur de flûte", j'ai su que c'était lui.
     
    Quitana-po, quitana-po, quitana-po
         quitana-Po !
    Don-ca-va-qui, mas-i-qui-va-qui
    Qui-ve, qui-ve-na-meh
    HOPET ! 
    HOPET !
     
    *
     
    Avec Serge, nous parlions parfois très tard dans la nuit. Il nous fallait notre quota de mots. J'avais peur que ce sentiment de liberté ne résistât pas au matin. Alors, je n'avais pas les mots de Fernando Pessoa qui, à la lecture du poète américain Walt Whitman avait écrit "Ode maritime et autres poèmes", mais je les espérais, comme un corps qui donne un son profond, un son de flûte, un son d'avant les mots.
     
    Ouvrez toutes les fenêtres !
    Arrachez toutes les portes !
    Tirez la maison entière par-dessus moi !
    Je veux vivre libre dans les airs,
    Je veux avoir des gestes en dehors de mon corps,
    Je veux courir comme la pluie le long des murs,
    Je veux être foulé comme des pierres sur les routes,
    Je veux aller, comme une chose lourde, jusqu'au fond des mers,
    Avec une volupté qui est déjà loin de moi !
     
    Je ne veux pas de serrures aux portes !
    Je ne veux pas de fermetures aux coffres !
    Je veux m'intercaler, m'immiscer, être emporté… (3)
     
    (1) Chant du bossu joueur de flûte, Indiens Hopi. Les techniciens du sacré, anthologie de Jérôme Rothenberg. Version française par Yves di Manno. José Corti Editeur. 2007.
    (2) Pré-face de l'édition révisée (1984). Les techniciens du sacré.
    (3) Salut à Walt Whitman, extrait, Fernando Pessoa (Alvaro de Campos). Tiré de Ode maritime et autres poèmes. Editions Orphée / La différence. © Editions Christian Bourgois pour le poème Salut à Walt Whitman

  • J'aime lire sur un banc

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 24
    de André Cohen Aknin
    "J'aime lire sur un banc"
    Textes cités : Inédit et Le sourire de l'absente de André Cohen Aknin
     
    J'aime lire sur un banc. Tout comme aujourd'hui où je tiens un livre de poésie. C'est un petit ouvrage composé sur une linotype où les mots ont quitté les rondeurs de la plume pour se transformer en plomb, avant de s'étaler sur un papier vélin très agréable au toucher. J'imagine le typographe, les narines irritées par l'odeur de chauffe, tapant sur son clavier, suivant à l'oreille les rouages de la machine, en espérant qu'elle ne tombe pas en panne, parce que ces bécanes ne sont pas faciles à réparer. 
     
    Mon premier geste est de me rendre à la fin du bouquin, à l'endroit du colophon. J'aime découvrir la patte de l'imprimeur. Y a-t-il son nom, la date, le type de papier et son grammage ? A-t-il ajouté s'il sort d'une cure de raisin, s'il a été traversé par une inspiration soudaine ou s'il a dû emmener son chat chez le vétérinaire et que, pour cela, il a dû interrompre le tirage ?
     
    La patte du lecteur, quelle est-elle ?
    Sur la première page de garde du livre de poésie, j'ai noté au crayon le nom d'une femme à qui ce livre pourrait plaire et quelques mots sur un silence qui, durant une poignée de secondes, m'a coûté. Un trait de silence qu'habituellement, j'apprécie.
    J'ai tout inventé pour 
    rompre le silence
    Juste une langue à boire
    Terre nouvellement recouverte
    de goudron
    son odeur
    Revers
    d'un livre
    sur une étagère qui va du salon jusqu'à l'égouttoir
    J'ai rincé deux épis de blé 
    et m'en suis servi comme fanions de détresse (1)
    On était loin du silence épais, dantesque même, du jour où j'ai assisté, à Lyon, à la finale du championnat du monde d'échecs entre Karpov et Kasparov. J'étais accompagné de Christian, un ami menuisier, géomètre, fabricant de matelas, coureur à pied, fin lettré et chanteur de chansons révolutionnaires. À chaque coup sur l'échiquier, je l'entendais chuchoter :
    C'est pas de la couille de loup !
    C'est pas de la couille de loup !
     
    Voir de tels champions ne laisse pas indifférent. Ce que je garde également, c'est qu'on pouvait suivre la partie sur un écran. Une toile couvrait l'arrière-scène. Des lettres et des chiffres dansaient. Les deux champions racontaient une histoire que je lisais par écran interposé. Je n'avais plus besoin d'une revue ou d'un livre-papier pour suivre la partie. J'étais pourtant, jusque-là, un inconditionnel du papier. Il me fallait avoir un bouquin en mains chaque jour, en plus de mon carnet de notes. Aujourd'hui, j'ai les deux : papier et écran ; un I Pad est posé près de mon bol de café.
     
    Le livre est un espace où l'on raconte une histoire, où l'on transmet une découverte, un savoir, des souvenirs. La chose n'est pas nouvelle. Il suffit d'observer les gravures rupestres dans les grottes et à flanc de collines, les bas-reliefs babyloniens, les idéogrammes chinois sur des tablettes de bois, les hiéroglyphes égyptiens, les vitraux, les tentures, les signes tracés au sommet des montagnes, les graffitis sur les murs des usines désaffectées, les rêves peints sur les écorces par les aborigènes. Le mot livre ne désigne-t-il pas originellement la pellicule entre le bois et l'écorce extérieure sur laquelle on écrivait avant la découverte du papyrus, du latin "liber", comme l'indique le Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey ?
     
    Alain Rey dont on vient d'apprendre la disparition. Je salue ce grand Monsieur, que je côtoie d'une certaine façon depuis de nombreuses années. Je plonge dans ses dictionnaires comme un enfant à la recherche d'une étincelle, d'une trouvaille. Je ne suis jamais déçu.
    pas à pas viennent les mots leurs enchaînements 
    leurs  enchevêtrements leurs inventions en même 
    temps que leur destruction 
     
    glisser dans les anfractuosités ah piocher dans
    l'effacement trouver le fil qui ne rompra pas
     
    chaque mot possède un silence
    l'écouter (2)
     
    (1) Inédit. André.
    (2) Extrait de Le sourire de l'absente, André Cohen Aknin. Editions L'Atelier du Hanneton, 2012.
     

  • Mon livre pèse

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 23
    "Mon livre pèse" de André Cohen Aknin
    Poèmes cités : Sur la robe elle a une corps et  Tu es plus belle que le ciel et la mer de Blaise Cendrars
     
    Ce matin, mon boucher a soupesé mon steak avant de le jeter sur la balance. Il annonce 200 grammes tout rond. La balance lui donne raison. Un fortiche mon boucher ! Suis-je capable d'en faire autant ? Combien pèse le livre que je suis en train de lire ? Environ une livre. Drôle ça, un livre d'une livre ! Peser est chez moi une marotte. Quand j'habitais dans le Nord et que le charbonnier vidait ses grands sacs de boulets dans ma cave, je me demandais combien chacun pouvait peser. Cinquante kilos et plus. À la fin, je nous servais ce que j'avais sous la main. Je me souviens d'un pâté de grives et d'un Muscadet pas piqué des hannetons. 
    Question poids, il y a quelqu'un qui s'y connaissait : Blaise Cendrars. Cet homme avait une conscience profonde des corps, de leur enveloppe, de leurs mouvements, de ce qu'ils dégagent. Il écrit dans Sur la robe elle a un corps :
     Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes (1)
        Et dans Tu es plus belle que le ciel et la mer :
    Je sors de la pharmacie
    Je descends juste de la bascule
    Je pèse mes 80 kilos
    Je t'aime. (2)
        Tout se pèse.
        Tenez, prenez la poésie d'Alain Borne, une poésie de lumière et de désir, jusqu'à la brûlure. Eh bien, elle me laisse en bouche un goût d'amande caramélisée ; et les amandes, on en achète une grosse poignée, 250 - 300g. Les mots de Léopold Sédar Senghor dégagent, quant à eux, une impression de chocolat noir légèrement amer ; ils ont été nourris du chant de Marône la poétesse de son village - une tablette par lecture. Il y a aussi cette terre rouge du Sénégal emportée sous les ongles des esclaves passés par l'île de Gorée ; ça fait quoi 1-2 grammes qu'on multiplie par le nombre d'hommes, de femmes et d'enfants par traversée, à raison de tant de traversées par an, pendant des dizaines et des dizaines d'années… Chez Barjavel, j'entends le bruit du plateau de la balance quand le boulanger pèse ses pâtons. Je mange à mon petit-déjeuner un quart de baguette, pas plus, soit 50 grammes environ. Avec Andrée Chedid, on aperçoit des kilos d'étoiles, même en plein jour. À première vue, les ellipses d'André du Bouchet laissent un lecteur perplexe, mais avec le temps, elles valent leur pesant de cacahouètes ; et je m'y connais en cacahouètes, j'en ai récolté des journées entières. Pessoa, lui, laisse une toute autre impression, il vous fait comprendre que vous n'êtes qu'une pierre qu'on lance en l'air. Elle pèse combien celle qu'on glisse dans un lance-pierre ? 
     
        Il y a autre chose qui pèse, eh sacrement en plus ! Ce sont les envies. Je me souviens d'une envie de livre, un album de Tintin, qui appartenait à Germain, un camarade de classe, un patos qu'on disait en Algérie. Je n'en avais jamais lu. Il m'avait fallu négocier d'arrache-pied pour pouvoir le lire à la récréation. Ça m'avait coûté un Blek le roc, deux agates et j'ai dû laisser Germain jouer avec mon boulard de verre qui, quand on le lançait, donnait l'impression de tout dévaster sur son passage. Il pesait quoi mon boulard, 50 grammes peut-être.
     
        J'ai assisté à une vente de livres au poids. Étrange, comme impression. Il y certes le poids réel du papier et du carton, le poids des mots, c'est-à-dire leur impact. Mais a-t-on déjà calculé le ratio entre le poids physique d'un auteur et le nombre de mots qu'il a écrit ? Dans ce cas, quelle valeur donner à ce résultat ? À mon avis, la seule balance qui compte est la relation intime entre l'auteur et le lecteur. Et ça, ça n'a pas de poids. On dit aussi : ça n'a pas de prix. Mais, c'est une autre histoire…
    Le corps de la femme est aussi bosselé que mon crâne
    Glorieuse
    Si tu t'incarnes avec esprit
    Les couturiers font un sot métier
    Autant que la phrénologie
    Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes
    Tout ce qui fuit, saille avance dans la profondeur
    Les étoiles creusent le ciel
    Les couleurs déshabillent
    "Sur la robe, elle a un corps"
    Sous les bras des bruyères mains lunules et pistils
    quand les eaux se déversent dans le dos avec les 
    omoplates glauques
    Le ventre un disque qui bouge
    La double coque des seins passe sous le pont des arcs-en-ciel
    Ventre
    Disque
    Soleil
    Les cris perpendiculaires des couleurs tombent sur les cuisses
     
    ÉPÉE DE SAINT MICHEL
     
    Il y a des mains qui se tendent
    Il y a dans la traîne la bête tous les yeux toutes les fanfares 
    tous les habitués du bal Bullier
    Et sur la hanche
    La signature du poète (1)
     
    (1) Blaise Cendras. Sur la robe elle a un corps. Février 1914. Tiré de "Dix-neuf poèmes élastiques". Editeurs : Denoël, puis Gallimard. - (2) Blaise Cendrars. Tu es plus belle que le ciel et la mer. Extrait.