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Il y aura ceux qui s'aiment

Lettre d'un colporteur-liseur N° 26
"Il y aura ceux qui s'aiment" de André Cohen Aknin
Poèmes cités : Il y aura ceux qui s'aiment et Jeunesse d'Andrée Chedid. 

La salle des fêtes d'un village près de Montélimar. Aucun projecteur. Les spectateurs sont une cinquantaine. Nous sommes loin des pays d'Orient où la poésie attire la foule. Nous échauffons nos voix et répétons les enchaînements, car rien n'est acquis dans la diction d'un poème, chaque lecture peut vous mener à la joie ou au précipice.
 
*
 
Cela commence par un silence. 
Les mains le long du corps attendent le frémissement qui irradie les bras puis le haut du torse, provoque un léger tremblement. 
C'est le signal.
Une voix se fait entendre, claire, cadencée, celle d'un d'homme. Tout est là dans les deux premiers vers. La voix retient son souffle, puis roule sans arrêt sur le chemin de pierres que sont les italiques ; elle parle de temps, d'année après année et d'oliviers mangés de soleil et de patience.
Il se tient à la porte. 
Survient la voix d'une femme, sobre, lumineuse. 
Ils pourraient se tenir côte à côte, profiter de la présence de l'autre. Mais il est pressé, il veut prendre sa place. Sa place ! lance-t-il.
Elle acquiesce en écho : oui, prendre sa place. 
Ils passent d'une voix à l'autre, d'une voix dans l'autre. Un fil de soie les relie, d'un noir insaisissable, celui des peintres pour qui le noir flamboie, modifie l'espace, ouvre une porte vers l'indicible.
Elle s'inquiète pour ceux qui s'aiment. 
On entend le hurlement de loups, le cri âcre des méfiants. On ressent la fièvre.
C'est elle qui dit la première le cri qui fait trembler les murs. Le cri pour protéger ceux qui s'aiment. Ses éclats sont des flèches qui repoussent les corps ennemis.
Il retient sa voix en contre-chant. Il aurait pourtant envie d'appuyer chacune des syllabes, "à cause de la vie, à cause de la mort", avec en tête l'écriture et le néant. Il ne la quitte pas des yeux, elle qui s'inquiète. Ceux qui s'aiment sont en danger, qu'il soient d'ici ou d'ailleurs, de Bali, de Vancouver, des steppes de Mongolie, de Sydney, de Dakar la rouge ou du Caire dont les murs gardent le souvenir d'Andrée Chedid, l'auteure du poème.
À son tour, il dit :
J'ai crié, j'ai chanté.
Le chant est là qui les entoure d'un voile. Leurs yeux pétillent, alors qu'ils se rapprochent et que leurs voix s'unissent au dernier vers. 
Bientôt, ce sera au tour de leurs mains, de leur corps tout entier. Flammes épanouies. Ils ne se chercheront plus.
 
Il y aura ceux qui s'aiment
Debout devant ma porte je les attends
 
Il y en a qui veillent année après année
Comme des oliviers mangés de soleil et de patience
 
Moi j'ai franchi le seuil je guette la route
Et je sais qu'ils viendront
 
Dans la maison les appels se nouent
"C'est assez d'attendre
Il faut prendre sa place
Comme les autres comme les autres
Autour d'une table de bois
Il faut prendre sa place
La vie est comme cela
Grain de sable
Or qui tinte
Fil de soie"
 
Ensuite celle qui m'habite comme une prune trop ridée
A dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
Quelle menace portent-t-ils au cœur l'un pour l'autre"
 
Elle a dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
Le cri âcre des méfiants les tourmente
La voix cuivrée des loups
L'envie avec ses lèvres de malade"
 
 
Mais j'ai crié plus fort que l'emmurée
Pour ceux qui n'ont eu que les songes j'ai crié
Pour ceux qui n'ont que le jeu
Pour cette tour où l'écho se fracasse 
Aux murs ronds de la solitude
Pour le silence des mal-aimés
Enfoui en lui-même comme en un puits
 
À cause de la vie          à cause de la mort
J'ai crié plus fort que l'emmurée
 
 
J'ai crié
"Avant que les villes ne s'écroulent
Avant que l'ombre des arbres ne traverse
Le fleuve comme des cordes
Aussi sûr que le soleil et sa mort se défient
Il y aura ceux qui s'aiment 
Et je ne me chercherai plus"
 
J'ai crié j'ai chanté
"La magie à leur doigt
Dans leurs veines des rivières de fête
Ils iront intouchés comme des rois de nulle part
Leurs regards se croiseront au-dessus des voix"
 
J'ai crié j'ai chanté
Et devant la maison il y avait eux et moi (1)
 
*
 
"Il y aura ceux qui s'aiment" est un poème emblématique pour Geneviève et moi. Un texte où nos voix vibrent en échos, se chevauchent, en appels, les yeux ouverts sur des pages couvertes de signes, à la manière d’une partition de musique. 
Chaque syllabe est une caresse. 
Chaque phrase, un corps qui se courbe.
Nous donnons ce texte comme si nous partagions une pomme d'amour, le croquant à l'extérieur et la douceur légèrement acidulée en dedans. 
En le lisant, nous sommes dix, vingt, trente, mille.
Mille, comme le titre de notre première lecture "Le monde a mille voix". Nous ne savions pas, alors, jusqu'où la voix pouvait nous mener.
Une vibration de chaque instant.
Un lien avec celui ou celle qui nous accompagne, des musiciens parfois.
Un lien avec ceux qui nous écoutent. N'est-ce pas le plus important ?
Il arrive qu'un auteur nous apparaisse en songe. 
Le jour de notre rencontre avec Andrée Chedid fut un enchantement. Il fallait entendre la voix de cette femme, légère et si puissante. Elle nous demandait de rester des hommes et des femmes libres, fiers de nos origines, de ce que nous sommes, de nos langues. Son écriture est un appel au dépassement, à la vie. Son "Appel à la jeunesse" en témoigne : 
 
Tous les appels du monde 
te traversent jeunesse !
 
Tu enfantes le feu (2)
 
Si sa poésie peut être un acte de fureur, à l'instar de celle de René Char, elle est avant tout un acte d'amour. Elle a peur pour ceux qui s'aiment. 
Moi aussi, j'ai peur pour ceux qui s'aiment. J'ai griffonné les premiers mots de cette lettre au printemps dernier, en pensant à ceux et à celles que le confinement éloignait.
 
(1) "Il y aura ceux qui s'aiment" - Textes pour le vivant, 1953 - Textes pour un poème (1949 - 1970). Andrée Chedid. Editions Flammarion.
(2) "Jeunesse" - Poème pour un texte (1970 - 1991). Andrée Chedid. Editions Flammarion.

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