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Poésie

  • Soirée Alain Borne et Caroline Thivel

    Chers tous,
    Nous vous invitons à notre prochaine lecture de la poésie d'Alain Borne

    “De l’autre côté du miroir”

    En quête d’amour, Alain Borne savait la fêlure qui était en lui, que nous avons tous. 
    Seule la poésie lui permettait d’avoir les yeux ouverts, de l’autre côté du miroir.

    À la Médiathèque de Montélimar 
    le 14 novembre à 18h

    L’accès est libre
    Nous serions ravis de vous y retrouver.

    Vous savez notre attachement pour le poète Alain Borne. Nous donnons ses textes depuis le début des années 80. Nous nous appelions alors Toujours & Jamais. Il y eut le cheminement de Geneviève avec Paul Vincensini, qui a été l’ami du poète, une exposition, une émission de radio, des lectures ensemble, parfois musicales 1998, 2000, 2015. Il y a aussi le compagnonnage avec la Médiathèque de Montélimar. Avec cette lecture nous renouvelons notre approche du poète. Le livre de Caroline Thivel « La fille de l’autre », paru aux Editions Plon, en a été le déclencheur. 

    Les Colporteurs-liseurs Geneviève Briot et André Cohen Aknin
    et l'association Bleu 31

    Nous vous invitons ensuite à la Librairie Baume à 19h pour rencontrer Caroline Thivel qui a découvert tardivement sa filiation avec le poète. Nous assistons à sa quête du père, à ses doutes et à son besoin de tirer ses origines au clair. Son livre nous tient en haleine.

    Soirée Borne 14 nov 24.jpg

  • Se maintenir en vie

    Lettre d'un colporteur-liseur N°38
    "Se maintenir en vie" de André Cohen Aknin (30 juillet 2024)
    Les textes cités sont tirés principalement  de  "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond". Alexis Jenni. Editions Paulsen - Andjelko Vuletić - “L'institutrice", film du réalisateur israélien Nadav Lapid, 2014 - “Avenirs". Jean-Pierre Siméon. Editions Gallimard.

    Dans le livre d'Alexis Jenni "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond"(1), on découvre John Muir, un inventeur de machines en bois qui au XIXe siècle aurait pu devenir millionnaire, ses croquis de machines sont de la trempe de celles de Léonard de Vinci, mais il a choisi de devenir vagabond, plus précisément un amoureux de la Nature. Il n'aura de cesse de la sonder et de la mettre en valeur. Alexis Jenni dit que John Muir avait une "intuition aiguë des mécanismes de la Nature où vie et mort s'entrepénètrent et s'entreconditionnent en un cycle en rotation permanente". Pour cela, il donne la définition des Lumières de l'encyclopédie au XVIIIe siècle : "la vie est le contraire de la mort". Il poursuit avec celle de Bichat, au début du siècle suivant : "la vie, c'est l'ensemble de tous les mécanismes qui s'oppose à la mort" ; puis il ajoute celle de Claude Bernard qui, au milieu du XIXe siècle, tranche la question d'un aphorisme brutal : "la vie c'est la mort". John Muir semble s’être approprié l’essence de cette conception, comme si elle flottait dans l’air du temps. Alexis Jenni explique que "l'être vivant ne se maintient en vie qu'en avançant constamment vers la mort, détruisant d'un côté, créant de l'autre, vivant tant que cet équilibre se maintient”. 
        Nous détruisons d'un côté et nous créons de l'autre. Pour ce qui est des destructions, merci bien, nous avons notre lot avec ce qui se passe en Ukraine, à Gaza, au Soudan et les drames dus aux dérèglements climatiques…

        Après le 7 octobre, j'ai écrit une lettre d'un colporteur-liseur, mais je ne l'ai pas envoyée. La crainte d'être incompris. Mais on l'est forcément à une époque où les avis sont tranchés. Dans l'esprit de beaucoup d'entre nous, il y a un effritement des valeurs, tout se vaut, nous sommes dans la confusion. Aujourd'hui, c'est l'horreur qui a le plus d'impact. On a vu les images glaçantes du déferlement des miliciens du Hamas qui s'en prenaient volontairement à des civils en Israël. 
        "La vie c'est la mort", ce regard distancié n'est pas la première chose qui vient à l'esprit quand on est en sidération. Démuni, je me suis d'abord tourné vers les politiques. Il en est ressorti un sentiment d'impuissance, un air de déjà entendu à la suite de la découverte des fosses remplies de cadavres à Srebrenica et de celles creusées par les Khmers rouges, du gaz moutarde en Syrie, des gorges tranchées en Algérie, des génocides des Arméniens, des Juifs, des Tutsis, des massacres délibérés d'Amérindiens, d'Aborigènes, de la répression des Ouïgours, des corps calcinés de Boutcha… 
        A suivi la réplique de l'armée israélienne, comme un scénario écrit d'avance, avec ses bombardements, ses destructions, ses déplacements de populations et ses victimes civiles, cette fois palestiniennes. 
        Ceux qui tiennent les armes sont des communicants ; ils savent que les chaînes d'info et les réseaux sociaux sont friands d'images d'hommes, de femmes, d'enfants calcinés, violés, apeurés, écrasés par les bombes, de décors apocalyptiques et d'appels à la vengeance.
        
        À quoi bon espérer, puisque l'humanité est coutumière de ces fureurs sanguinaires ? Hannah Arendt la philosophe ne parle-t-elle pas de "la banalité du mal"(2) et Agrippa d'Aubigné dans "Les Tragiques", un ouvrage paru en 1616, ne dit-il pas que "L'homme est en proie à l'homme, un loup à son pareil" ? Faudrait-il alors se ranger une fois pour toutes aux mots d'Albert Camus : "L'espoir est le malheur des hommes" ? Aimé Césaire, au contraire, nous pousse à agir ; il écrit dans "Cahier d'un retour au pays natal”(3) : "Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse…”. Reste que je n'ai rien d'un fabricant de Golem. L'homme parfait n'est pas dans mes cordes. Que faire si les poètes sont tués ? Est mort sous les bombes le poète palestinien Refaat Alareer. Allons-nous dénombrer combien d'autres poètes ou aspirants poètes parmi les victimes des deux bords ? Que peut faire la poésie dans un monde où l'on condamne les poètes ? Les Russes Artiom Kermandine et Iegor Chtovba ont été condamnés à des peines de prison pour avoir participé à une lecture de poésie contre la guerre en Ukraine. Au lieu d'écrire, ne devrait-on pas plutôt agir à la manière du rabbin Arik Ascherman et affronter l'adversité bâton en main et godillots aux pieds ? Arik Ascherman protège ainsi les bergers palestiniens dans la région d'Hébron de ses compatriotes israéliens belliqueux. Il faut pouvoir parfois affronter ses propres frères. Cet homme est aussi un poète, puisque son regard porte au-delà de l’horizon.

        Des mois ont passé. Les bombardements se poursuivent à Gaza. On dénombre de nouveaux morts. Tous les otages ne sont pas libérés. Nous assistons à la résurgence d'un antisémitisme débridé et virulent sur les réseaux sociaux, dans les manifestations et dans nos universités. On meurt dans le Donbass et le Darfour. Des migrants continuent de se noyer.

        Je reviens à Césaire : "Gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur". Oui mais comment faire ? Abnousse Shalami parle de transcendance ; elle nous dit dans son discours sur la laïcité (4) : "peut-être que cette transcendance qui nous manque, c'est dans la culture qu'il faut aller la chercher". Et quoi de plus transcendant que la poésie ! Ce chant enfoui dans chaque pierre, dans chaque herbe, dans chaque parcelle de notre peau. Je me tourne alors vers les poètes, au hasard, de façon boulimique, à la recherche d'une phrase ou d'un simple mot auquel je pourrais m'accrocher. Textes de guerre, de résistance, de mort, de paix, d'introspection. Yehuda Amichaï parle de la nuit : "Et la nuit quand mon corps transforme / la guerre en paix…"(5). Mahmoud Darwich lui ne se fait pas d'illusion quand il écrit : "Le progrès pourrait être le pont du retour à la barbarie…"(6). René Char n'est pas très gai avec son "Avenir déjà raturé !"(7), alors que Federico Garcia Lorca fait fi de la mort : "que tous sachent que je ne suis pas mort"(8). Sipho Sepamla tente de nous rassurer : "un homme n’est pas aut’chose qu’un aut’"(9). Quant à Richard Rognet, il sait que "Les chemins sont limpides / quand la terre murmure"(10). Le problème est que la terre crie plus qu'elle ne murmure. Hélène Cadou nous met au pied du mur : "Plus d’avenir / Et le dos au mur / Que sauverais-tu ?"(11) Qu'est-ce que nous pourrions sauver ? Je suis passé par une foule de couleurs, du blanc au rouge le plus foncé, en passant par le violet, le rose, le jaune, l'orange. C'est la faute à Rimbaud, à ses "voyelles" et à son "Dormeur du val", avec ses "haillons d'argent", son "cresson bleu" et ses "deux trous rouges au côté droit". Bref, ça tourbillonnait dans ma tête. Au bout d'un moment, je me suis demandé si le mieux ne serait pas simplement d'"aller", comme le conseille René Char avec son "Aller me suffit"(12). Oscarine Bosquet nous rappelle de rester vivants(13). Oui vivants ! Et Liliane Giraudon nous parle de ceux qui restent invisibles : "ceux qui résistaient / ils sont devenus / invisibles"(14) ; elle nous met également en garde : "le problème n'est plus / de faire que "l'Art poétique" soit / un détournement de "l'Art de la guerre"
        La poésie est certes à la fois détachement et emprise sur le réel. Mais n'est-ce pas là qu'une façon d'accepter l'inexorable pour le dépasser et aller sur d'autres chemins ? Ne ferais-je pas mieux de rejoindre Andjelko Vuletić ? Ce poète est de Sarajevo, c'est dire qu'il a connu l'horreur. 

        "… cette histoire qui vient de l’est ou de l’ouest
        ne m’intéresse pas. Je suis moi-même et aucun autre, coupable de ma voie,
        de ma naissance, coupable de ce tout ou de ce rien.

        Pour cette raison, s’il vous plaît,
        ne me cachez pas le soleil."

        Rompre avec la vision du passé, c'est aussi ce qu'on retrouve dans la bouche d'un enfant-poète, un personnage du film de Nadav Lapid, “L'institutrice" (15) : 

        "Entre deux vies
        au cœur de la vie
        durant la vie
        arrive un moment étrange
        où tu apprends à rompre
        avec ta vision du passé
        car elle n'existe plus pour toi
        car tu dois l’oublier.
        Le moment de la rupture
        est un moment de mort.
        La rupture arrive comme une nuit d’hiver
        en pleine canicule…"

        On découvre dans ce film les travers de la société israélienne et par-là même de toutes les sociétés, qu'elles soient prétendument libres, réfractaires au changement ou soumises à des doctrines autoritaires. Cet enfant a des jaillissements poétiques comme réponse au monde. 

        Ou faire, comme le préconise Liliane Giraudon, rester invisible ? 

        Une lueur d'espoir. Au mois de février, j'écoute "La grande librairie"(16), une émission animée par Augustin Trapenard. Là, je tombe sur Wajdi Mouawad, le directeur du Théâtre de la Colline. Le sujet est l'"héritage". Au fil de la discussion, je me reconnais dans les mots de l'auteur libano-québécois : "l'héritage m'encombre"… "j'ai appris à détester ceux qui ne sont pas dans mon camp"… "cette situation fait de moi un monstre, parce qu'on m'a appris à détester"… "il faut lutter contre soi"… "le langage est littéralement piégé"… Wajdi Mouawad invite à "créer des espaces où les "ennemis" peuvent encore dialoguer et faire entendre ensemble une voix, même infiniment petite, qui ne soit pas celle de la haine. Le théâtre peut en ce sens être cet espace"(17). Je remplace instinctivement le mot "théâtre" par celui de "poésie". C'était comme s'il me disait : vas-y, écris ; si tu as des doutes, tu pourrais simplement les livrer…
        Quand les portes se ferment et que les amitiés tiédissent, il reste les rencontres, celles d'hommes, de femmes et de textes capables d'élargir les horizons. Car, oui, les textes sont des êtres vivants. 

        Patatras ! Les nouvelles concernant Wajdi Mouawad ne sont pas bonnes. La création de sa pièce "Journée de noces chez les Cromagnons", prévue à Beyrouth, a dû être annulée pour cause de cabale. Le metteur en scène n'est pas le bienvenu sur sa terre natale. On l'accuse de promouvoir "la normalisation avec l'ennemi". On lui reproche d'avoir accueilli au Théâtre de la Colline un spectacle d'Amos Gitaï, l'auteur israélien(18). Homme de théâtre, Wajdi Mouawad sait que pour avoir une chance de se poser les bonnes questions, il faut rassembler les contraires. Le mouvement vient de là. La vie est dans le dialogue, ce mouvement de l'un vers autre. 

        Heureusement, arrive l'émission sur France Inter "Sous le soleil de Platon" du 12 juillet. Il est question de "La théorie du bourgeon" de Fabrice Midal(19). On annonce : un remède anti-découragement. Ou comment la vie et la confiance en l'humanité ne demande qu'à éclore en nous… Sûr que je vais commander ce bouquin.  Le soir-même, j'ouvre le recueil de Jean-Pierre Siméon "Avenirs"(20). Le premier texte Donnez-vous un soleil me réjouit : 

        "…Donnez-vous un soleil 
        Franc comme la conspiration des amants 
        Contre la mort 
        Comme l'explosion d'un rire 
        Au sommet de la fatigue 
        Un rire de rivière
        Une rivière dans la gorge
        Donnez-vous je vous en prie
        Des mains de feu
        Pour étrangler la peur et la fatigue
        Ces chiens de garde de la mort
        La vie cela ne s'attend pas
        Cela s'arrache combat
        À plein bras
        À plein corps
        À plein cœur
        Contre les spectres amers
        Et les artisans frivoles du néant
        Hardi donc !…"

        Si j'ajoute le livre d'Alexis Jenni sur la vie de John Muir, il y a peut-être encore quelque chose à sauver. 

    André Cohen Aknin
    Le 30 juillet 2024

    (1) "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond". Alexis Jenni. Editions Paulsen
    (2) "Considérations morales". Hannah Arendt. Editions Payot & Rivages Poche - Petite Bibliothèque
    (3) "Cahier d'un retour au pays natal". Aimé Césaire. Editions Présence Africaine - Poésie
    (4) 17ème cérémonie des prix de la laïcité 2023 présidée par Abnousse Shalmani, journaliste et écrivaine
    (5) Autre poème de paix, Yehuda Amichaï. Extrait "Anthologie de la poésie hébraïque moderne". Ed. Caractères.1984
    (6) "Comme les fleurs d'amandier ou plus loin". Mahmoud Darwich. Editions Actes Sud
    (7) Contre une maison sèche. René Char. "Le nu perdu". Editions Poésie / Gallimard 
    (8) Gacela de la mort obscure - Frederico Garcia Lorca - Poésies, III 1926 - 1936 - Poésie / Gallimard
    (9) L'même l'même - Sipho Sepamla - "Poèmes d'Afrique du Sud". Anthologie composée par Denis Hirson. Edit. Actes Sud et UNESCO
    (10) "Elégies pour le temps de vivre". Richard Rognet. Editions Gallimard
    (11) Plus d’avenir - Hélène Cadou. "En ce visage l’avenir" - Jacques Brémond Editeur
    (12) "Fureur et mystère". René Char. Poésie / Gallimard
    (13) "Participe présent". Oscarine Bosquet. Le bleu du ciel Editeur
    (14) Je marche ou je m'endors. Liliane Giraudon. Un monde nouveau. Yves di Manno & Isabelle Garron. Mille&unepages. Ed. Flammarion
    (15) “L'institutrice", film du réalisateur israélien Nadav Lapid, 2014
    (16) "La grande Librairie" du 28 février 2024 sur France 5
    (17) Sur le site du Théâtre de la Colline
    (18) Le Monde du 7 juin 2024 
    (19) "La théorie du bourgeon" de Fabrice Midal. Editions Flammarion / Versilio
    (20) “Avenirs". Jean-Pierre Siméon. Editions Gallimard

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  • Vers l'océan

    Vitrail Yeu.jpeg

    Le texte d'André Les sardines de Safi primé lors du concours de "Valence en gastronomie" 2023 (1) ne pouvait que nous entraîner vers l'Océan Atlantique. Ce ne serait pas au Maroc, mais en France, à Noirmoutier. Il nous fallait les vents du large, impétueux. 

    "De tous temps le rivage a été un lieu de révélation pour les poètes" dit un proverbe celte cité par Kenneth White en exergue de Un monde ouvert où il écrit :
    "entendre la mer battre contre une vieille falaise
    c'est comprendre
    la première intelligence
    du temps et de l'univers"

    Dans le sillage des poètes, peut-on espérer inventer encore, alors que tout a été dit ou presque? Il reste ce "presque" qui n'est pas tout à fait rien. Flux et reflux du désir comme la vague sur le rivage. Robert Mishrahi qui renouvelle Spinoza (2), écrit que chaque homme en particulier réalise ou met en œuvre la nature humaine pour en faire une existence individuelle incomparable.
    En quelque sorte, chacun a son mot à dire.

    Rouler des kilomètres, depuis la Drôme c'est une trotte. Passer de l'Auvergne aux paysages de bocage, avec ses haies et ses bovins, France d'autrefois et d'aujourd'hui réunies, presque la même. Freiner le temps, décélérer, entrer en vacuité, en vacance donc. 
     
    Halte à Poitiers. Notre-Dame la Grande avec ses colonnes polychromes. Sur la place un vendeur ambulant. Un petit casse-croûte ? Eh non, il vend des livres d'occasion. Il a de la poésie. Dans la collection Seghers : Du Bouchet, Césaire, Senghor. Bonne pioche. Même si l'on a le regard happé vers l'horizon, les livres toujours nous hantent. S'ils viennent à nous, c'est qu'ils ont des choses à nous dire. Ainsi ce livre à l'ancienne dont il faut couper les pages, Désirs de femmes d'Abd al Rahim al Hawrâni, un texte du XIVe siècle écrit à la gloire des femmes, musulmanes et libres. On se demande comment cette eau limpide a pu se perdre dans les sables. Les sculptures de Camille Claudel au Musée nous introduisent déjà à l'énergie de l'océan.
    Cueillir au passage tout ce qui estompe les jours connus et les renouvelle. S'imprégner du goût d'un fromage de chèvre qui sera notre pique-nique, plonger dans l'or des champs de colza le long de la route. Ouvrir tous les sens, devenir buvard, taché de l'encre qui inscrit toutes choses sur la peau.

    A La Flocellière, un village vendéen, nous trouvons la quiétude d'une maison, d'un jardin, ses hôtes et Fleur, leur chienne. Sous les grands arbres du parc du château, les paroles se font pousses printanières. L'étang invite à la quiétude. Les séquoias clament leurs âges vénérables.  
     Le poète Donikian dans Histoires arborescentes invite à lire un arbre : "atteindre le vide de la pensée afin que l'arbre y prenne place, que le corps se déploie dans la terre et l'esprit dans le ciel". Que me révèle l'arbre à l'écorce qui pluche sous mes mains ? Il annonce une immensité qui me dépasse.

    Noirmoutier. L'océan enfin. C'est vrai, notre voyage est une histoire de sardines, de saveur, d'enfance. Un chemin toujours vivace court entre l'émotion du moment, nourri des émotions du passé. Pour moi, l'océan même quelques fois entrevu, reste un inconnu. Alors redevenir l'enfant pour saisir le nouveau, sans à priori. Vivre l'instant naturellement.
    Le premier matin nous mène au passage du Gois. Sous un soleil laiteux, plonger le regard dans le gris de la chaussée où s'engagent voitures et piétons à marée basse. Se laisser pénétrer par le vif de l'air matinal, un peu poisseux. Les pavés qui côtoient des flaques d'encre noire où s'aventurent pêcheurs de coquillages me rebutent. La mer paraît avachie. Bien sûr, elle cache son jeu. 
    Heureusement, derrière la butte, s'ouvre un autre chemin, celui qui borde le polder de Sébastopol. Aussi lumineux et protégé que celui de Gois est austère et maussade. Une douce chaleur invite à la promenade le long de cet entrelacs de terre et de mer. Une simple brise la rend paisible. Les bleus des eaux se glissent entre les terres herbeuses qui abritent des canards, aigrettes, hirondelles de mer, fleurs et herbes sauvages… 
    Le souffle de l'océan donne des ailes au point d'être emportée dans le vol somptueux d'une oie bernache. Ai-je été oiseau ou le deviendrai-je ?

    Quand la plénitude est là, les mots se dérobent, tels des coques et vers de mer enfouis dans les sables vaseux. Devenir les couleurs du paysage, le souffle de l'air marin, se fondre, c'est devenir rien, c'est-à-dire le tout. 
    L'appareil photo prend des images qui deviennent mémoire. Je les bois, je les pose déjà sur du papier aquarelle, avec ce besoin de les rêver. Possession dérisoire sans doute. La créativité n'est pas toujours à la hauteur du désir.

    Aux marais salants, une saunière nous conte le sel qu'elle récolte, le sel né de la mer du soleil et du vent. La fleur de sel sur la langue éveille une saveur toute neuve. Poésie de toute cuisine, qui allie nécessité et légèreté. 
    "Ample respiration de l'univers
    Harmonie de la terre et de l'eau"
    a écrit le poète Michel Velmans qui réveillait les légendes dans Les îles Scilly
    "Cris de l'alouette
    Au-dessus de la pierre
    Voyelles oubliées d'un langage ancien,
    Voyelles d'une langue nouvelle, 
    Verbe d'avant le commencement
    Verbe de toujours
    Ailes d'avant le ciel
    Roses au-delà du feu."

    Les poètes bruissent en moi et je tends l'oreille pour saisir les voyelles dans les cris des oiseaux. Les consonnes chuintent, frappent, murmurent entre prés salés, sables et rochers. Je lave les mots dans la vague, je les fais sécher au vent pour une vie ardente, jamais rassasiée. Humer odeurs marines, cueillir dans les yeux, les eaux émeraude et outremer.

    Malgré moi, j'esquisse écrits et peintures, parce que c'est ma façon de vivre, conquise au fil des jours. C'est ma façon d'aimer, de mettre mon grain de sel.

    Pour aller à l'Île d'Yeu, il faut prendre le bateau. Nous traversons sur une mer qui ondule avec quelques vagues couronnées d'écume. L'île est comme un cadeau, une terre à gagner, elle se dévoile peu à peu avec une ligne d'arbres, puis de maisons blanches éclairent la côte. Port Joinville est là. Nous sommes accueillis.
    Dans un petit jardin près de la maison de pêcheur restaurée, le mirabellier, la glycine, les fleurs bleues de la bourrache, le muguet, les fraisiers ont leur langage printanier. Chacun a son ouvrage et lutte pour la beauté, les parfums, la vie, la survie parfois. 
    Sur la terrasse, André lit Les sardines de Safi tandis que nous mangeons des sardines à la plancha achetées le matin au marché. Le texte est en bouche, le ciel des origines ou des voyages rejoint celui de cette île aujourd'hui si sereine, adoptée par nos hôtes qui apprécient la nature et la convivialité. Au soleil, on se raconte, on rêve… 
    A la Pointe du But, l'air du large nous bouscule, rappelle les tempêtes qui déferlent et disent que la vie est une lutte. La chapelle de Bonne Nouvelle éclate de blancheur et son vitrail fait danser les bleus du ciel et de la mer. Le port de la Meule offre un refuge à quelques bateaux. Sur des plages abritées, les ricochets sur la plage éveillent les rires et les jeux d'enfance. Un petit bistrot de campagne réjouit l'instant.

    Respirer à pleins poumons pour mettre un baume sur les maladies du monde. Etre heureux est peut-être un devoir pour donner à son tour des brassées de lumières même voilées d'ombres.

    Le poète allemand Hölderlin, un grand marcheur, disait qu'il fallait sortir de chez soi pour se trouver soi-même et ensuite rentrer chez soi pour œuvrer. 

    Revenir vers sa maison par des chemins détournés est une manière de porter en soi des sensations nouvelles, de faire voler des graines joyeuses comme plumes de pissenlit. A La Couronne près d'Angoulême, un enfant de deux ans s'en éblouit et sent peut-être que planent encore en nous les bleus, les verts, les gris de l'océan, le moutonnement de la houle. Elle continue à m'habiter, porteuse d'origine et de mouvement. Elle ne cesse de se raconter. Je me mets à son écoute.

    Guillevic dialoguait avec l'océan, incluait l'humain dans le paysage sans qu'il soit le maître de toutes choses. Seulement un témoin.
    "Tu regardes la mer
    Et lui voit des yeux

    Tu regardes des yeux
    Et tu y vois la mer."

    Beauté des choses, beauté des êtres. Ferveur de dire, de lire paysages et visages. Le souffle danse le plein et le vide, le lien avec la mer, l'élan vers le ciel. Ailes déployées, les poètes sont des oiseaux.

    Geneviève Briot

    (1) Voir article sur le blog du 4 octobre 2023
    (2) La révolution Spinoza. Du désir d'être à la félicité. Robert Mishrahi, Editions Okno

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  • Alain Borne l'homme d'à côté

    Conférence du poète Marc Rousselet à la librairie "Chant libre" à Montélimar le 28 mars 2024.

    Le regard de Marc Rousselet s'attache particulièrement à la vie de ce poète montilien à partir des écrits intimes qui ont été déposées à la médiathèque de Montélimar. Il dévoile ainsi un peu plus l'éducation nimbée de catholicisme du poète et sa vie confinée de bourgeois de province dans les années 40 à 60. Il fait apparaître l'enfermement dans lequel l'homme se débat. Alain Borne note dans ses carnets cette sensation d'énorme mâchoire automatique et implacable dont nous sommes le foin.

    Qui se cache derrière l'avocat ? Un fils materné par une mère qui en avait fait son compagnon, un bel homme énigmatique, parfois simple et enjoué, comme on put le décrire ses amis. Il n'a pas vraiment choisi ce métier, il ne plaidera que comme avocat de la défense. (Il a défendu des prévenus du FLN et du MNA en qui il voyait des hommes malheureux). Un ami, Henri Rode ne disait-il pas qu'il semblait perpétuellement en exil.  D'où le titre proposé par Marc Rousselet : L'homme d'à côté. On dirait en langage familier : l'homme était à côté de ses pompes et sa bouée de sauvetage était la poésie. Il a écrit: Pour moi, la poésie seule est vie, tout le reste est subsistance. Sollicité lors de distribution des prix pour parler aux lycéens, il définissait la vie comme une brève flèche ardente. Il leur recommandait : Soyez impérativement vous-mêmes.

    Ses écrits intimes m'ont fait revivre un homme en détresse, ce que jusque là, je n'avais pas ressenti avec cette intensité. Son approche lucide et passionnée du réel ne pouvait s'accorder aux conventions de la société. Comment pouvait-il protéger une mère à la vie enclose et vivre la passion, passion pour les femmes, pour une poésie de feu et d'ombre ?

    Certes, il avait une vie littéraire, s'exprimait dans des conférences où il pouvait enfin être un peu lui-même. Il pouvait dire sa ferveur pour Milosz, Rilke, Eluard, Desnos, Michaux… Il participa en 1946 au Comité national des écrivains avec Aragon, Pierre Emmanuel… et aux revues Confluences, Fontaine, Seghers.

    Sa poésie, nous les colporteurs-liseurs, l'avons dite en maintes occasions, car sa musique, son intériorité vibrent en nous. Ses poèmes nous disent sa fascination pour les jeunes femmes, leur beauté, leur mystère, où se mêlent respect, admiration, convoitise. Il a écrit ses plus beaux poèmes, aspiré par un vertige devant l'amour, dévastateur, incompréhensible. Si je savais ce qu'est l'amour, je me tairais longuement. Dans ses poèmes brille une lumière aveuglante, une sensualité brûlante, s'exalte un désespoir. La tragédie est celle du désir et de la mort entrelacés.

    A la disparition de sa mère en 1961, il s'alcoolise de plus en plus avec apéritifs matin et soir. Je meurs d'absence, écrit-il.

    Il meurt dans un accident de voiture le 21 décembre 1962 à 46 ans. C'est une amie qui était au volant. Le destin en avait ainsi décidé. Il avait adressé peu de temps avant un poème bouleversant à son ami, Paul Vincensini : Je pense que tout est fini.

    Le temps de la conférence ne permettait hélas, d'entendre que quelques poèmes lus par Martine, la compagne de Marc Rousselet.

    Je sais que ce pont frêle

    peut-être ne sera pas emporté par les eaux

    Je sais qu'il restera sur le dos des flots

    telle une selle solide

    Telle une selle solide

    même quand je ne serai plus cavalier de ce fleuve

    Même quand je ne serai plus.

    Alain Borne, si éloigné de moi par nos univers si différents, et pourtant sa poésie est toujours en moi comme une double peau.

    Geneviève

  • Nuit de la lecture à Espeluche "Le corps"

    Nuit de lecture le 19 janvier 2024, organisée par l'association Le Banc Dez'arts

    Malgré le mistral, des participants se retrouvent à 18h30 au banc seigneurial de justice. Les mots s'élèvent un peu gelés à l'instar des paroles ouïes par Pantagruel dans le Quart Livre de Rabelais. On traverse les saisons, les siècles. Hier est aussi aujourd'hui.
    Il faut vite se réchauffer au Broc Café. Au milieu d'objets hétéroclites, les habitants se rassemblent, boivent un verre de rouge capiteux et des tartines servis par Charlotte.
    Après une présentation de Jean Phi, président du Banc Dez'arts, l'un d'entre nous entonne chanson vieille de 80 ans qui donne le ton : "J'ai la rate qui s'dilate J'ai le foie qu'est pas droit J'ai le ventre qui se rentre J'ai l'pylore qui s'colore".
    D'autres lecteurs suivent. Les voix montent fragiles ou assurées. Chacun se livre avec simplicité. Nous sommes là pour le plaisir des mots et le corps peut bien être désarticulé. "La différence entre passé, présent et futur n'est qu'une illusion", a dit Einstein. Ce soir on défroisse le temps. Les visages sont ouverts. 
    Plaisir de lire et de partager les textes qu'on aime. Il est recommandé de faire bref, mais une lectrice prise dans son élan, ouvre les vannes et c'est un fleuve qui se déverse. C'est dire le plaisir de lire à voix haute, une ivresse. Pouvoir des mots qui nous bercent, nous enchantent, nous réunissent. Le ton est à l'humour avec des textes inspirés de l'Oulipo où les syllabes jouent leur musique et sortent des formes convenues. Corps exaltés mais aussi corps empêchés, comme ceux des Iraniennes et Afghanes évoquées. Une pensée pour elles à travers un poème : C'est pour vous que je danse.
    En cette soirée, la lecture exalte son royaume. On s'émerveille des syllabes prononcées qui font jaillir pour chacun images, surprises, souvenirs. Magie d'un kaléidoscope. On se remplit "d'imaginé" ensemble dans ce village chaleureux. 
    Ce sont davantage les textes que les auteurs qui sont célébrés, cependant Arthur Rimbaud réussit à émerger dans les mots de Jack Kerouac et la voix de Christian. Un plat de résistance.
    Un beau moment.
    Geneviève

  • Rencontre avec la poète Marie Huot

    Livres M.Huot.jpg

    Nous sommes le 4 octobre 2023 à la librairie Chant libre à Montélimar à 18h. 

    Marie Huot présente des extraits de ses ouvrages en présence d'Alain Gorius, éditeur d'Al Manar.

    Elle a publié plusieurs ouvrages avec des artistes. Elle parle de ce lien dans la création commune qui se tisse dans la proximité, la spontanéité et l'ouverture à l'autre. 
    Elle a la grâce et la simplicité d'une fleur des champs. On dirait qu'elle a parlé avec le vent qui a déposé sur elle des pollens de pays proches et lointains, des pays enfouis au fond de nous. Sa voix douce nous les transmet naturellement, comme une évidence. Le parfum de ses mots nous habille d'une robe légère qui nous fait sentir ce vent. Alors nous pensons plus juste. Nous pouvons alors accueillir la nuit qui ne ment pas, la mémoire qui est une source.
     
    On ne peut pas parler de sa poésie. On ne peut que la relire et entendre les mots frapper à notre porte. 
    Vous donnerai-je sa voix bleue, sa voix de cheval ?
     
    "Ma voix de cheval dit
    je suis née au bord de la mer et dans les vignes
    je suis née en montagne à la lisière des forêts
    je suis née dans la tête de quelqu'un qui s'aventurait
    je suis née et pas encore
    aux abords d'un petit carrefour
    sous la neige
    quelque part loin d'ici"
     
    *
    "Il arrive que la nuit vous prenne et vous enroule
    dans son noir et le mêle au noir d'un deuil qui n'en finit
    pas de cisailler votre branche"
     
    *
    "Ma voix bleue dit

    Est-ce toi pris dans la glace sous le bois ?
    est-ce toi qui en moi ne dors pas ?”
                           
    Extrait de   Le nom de ce qui ne dort pas. Editions Al Manar
     
    Présentation de Geneviève

  • Fulgurances

    Lettre d'un colporteur-liseur N°37
    "Fulgurances" de André Cohen Aknin
    (3 août 2023)
    Les textes cités sont tirés Blaise Cendrars, "La prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France", Editions Poésie / Gallimard - Sophie Chauveau "Sonia Delaunay, la vie magnifique", Editions Texto - Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard -
    Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers - Sylvie Durbec "Sanpatri" Editions Jacques Brémond - Michael Wasson "Autoportrait aux siècles souillés", Editions des Lisières - Jacques Roubaud et Florence Delay "Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord" Editions POINTS 

     

    "J'ai un sexe… Tout être vivant est une physiologie. Et si j'écris, c'est peut-être par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante", dit Blaise Cendrars.(1) Le propos est rapporté par Sonia Delaunay avec qui il a cheminé au moment de l'écriture de La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France. Il montre ainsi que l'écriture est corps. Un corps qui réagit aux catastrophes.

    En la matière, nous avons été gâtés ces derniers temps : inondations - on se souvient de la tragédie de la vallée de la Roya - sécheresses, incendies gigantesques au Canada et ailleurs, dégel du permafrost et des banquises, épidémies. Ajouter à cela pêle-mêle des événements comme les attentats de Charlie Hebdo, du Stade de France, du Bataclan, les migrants morts noyés ou de froid, la guerre en Ukraine qui nous donne des sueurs froides… Il y a toujours eu des catastrophes. Parmi elles, les volcans et les tremblements de terre ont largement contribué à l'émergence de la vie.

    Devant cette situation, comment un poète, créateur par excellence, peut-il procéder ? Faut-il tout effacer d'un seul coup par magie et se retrouver devant une page blanche, sans passé, comme le fait Blaise Cendrars qui emprunte à Apollinaire son "Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers" ?(2)

    Chez lui, la sensibilité prime.
    Le poète dit : "Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même"(3) et écrit dans Aléa : "…Quand je pense, je suis la débandade effrayée des sons d'une symphonie, la débandade de l'harmonie et du silence". Il rejoint ainsi Arthur Rimbaud et son : "il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens". (4)
    Ecrire avec ses sens. Combien de poètes peuvent le faire de façon “naturelle", “innée” ?

    Jack Kerouac nous met en garde. Il faut sans cesse remettre l'ouvrage sur le métier, avec la crainte que prose et poésie tombent entre "les mains fausses des faussaires”.(5) Le mieux serait que la poésie retourne à l'oral des origines, "véritablement orale".


    Pour les Amérindiens, l'acte de parole, "le dire”, est "le faire”.

    Tout est écriture : la voix, le signe, l'incantation, le bruit sourd d'un tambour, la danse, les voix de gorges des Inuits, les quipus (ces cordelettes à nœuds de couleurs des Incas), l'enfoncement du calame dans l’argile… Le chant surtout. Chant et poésie sont indissociables.

    Cela passe chez les poètes par des fulgurances. 
    Sylvie Durbec l'évoque dans Sanpatri : "Un poète : je n'ai plus ces fulgurances qui me venaient après une marche de nuit dans Rennes et me faisaient écrire dans une jubilation physique et mentale intense."(6)

    Une jubilation physique et mentale intense. Comme elle y va !

    Quelques-uns des jeunes qui embrasent nos banlieues et nos centres villes ces dernières semaines éprouvent-ils cette même "jubilation physique et mentale intense" ? Ce que beaucoup appellent des émeutes sont-elles des fulgurances semblables à celles des poètes de dix-sept ans ?

    Cela fait des années que des fulgurances éclatent dans nos banlieues, dans l’imaginaire des chanteurs de rap, en commençant par ceux des années 90. Aujourd’hui, les fulgurances ont quitté les vinyles et les battles de scène pour la rue. Elles ne sont plus dans les mots. La rue est blanche comme une page blanche. La mémoire est un présent recommencé. Pas besoin d'être devin pour comprendre que ces jeunes rejettent notre système, qu'ils ne sont plus de notre monde.

    "Rien ni personne ne pourra étouffer une révolte
    Tu as semé la graine de la haine, donc tu la récoltes

    Notre tendance à l'extrémisme est poussée par le lest de la justice
    Strictement hardcore, la jeunesse est désespérée
    Elle est hardcore, et rien ne pourra l'arrêter
    Quoi qu'il arrive, nous saurons aussi nous défendre
    Car tu n'te doutes que tout vient à point à qui sait attendre
    La sédition est la solution, révolution
    Multiplions les manifestations, passons à l'action
    La sédition est la solution, révolution
    Multiplions les manifestations, maintenant dégainons…"(7)

    Je n'approuve pas cette violence. Je souhaite seulement qu'on y regarde de plus près.

    Pour ce qui est des pilleurs, nul n'est surpris de leur présence, surtout pas les publicitaires qui s'évertuent à faire naître l'envie et trouvent dans les pillages la preuve de leur efficacité. La société a créé des "monstres", car elle a besoin de monstres comme elle a besoin de héros.

    "Je suis en partie monstre, en partie animal, partie eau, partie histoire, partie chant, partie farceur, toujours le sang rencontre l'eau & asperge la terre…",(8) dit le poète amérindien Michael Wasson.

    Fulgurances et inconnu sont les germes de toute nouvelle écriture. Adieu l'ancien monde.

    La poésie est un lien indéfectible au-delà de nos discordances. Un réflexe. C'est ce qui nous reste quand tout s'apprête à disparaître. C'est elle qui nous donnera la solution. "Toute poésie est une médecine", selon Rarihokwats.(9)

    J'écrivais dans une ancienne lettre d'un colporteur-liseur qu'à chaque fois que j'ai besoin d'une réponse, je tire un livre de poésie. Politiciens et politiciennes de tout bord, tirez vos livres de poésie !

    Et si jamais tout pète ? Je ne parle pas d'émeute, mais d'une catastrophe, une vraie, comme celle qui nous pend au nez avec les dérives de la guerre en Ukraine, sa menace nucléaire. Que restera-t-il, quand nous aurons disparu ? Des "OS", répond Michael Wasson dans son recueil Autoportrait aux siècles souillés.  

    "…Dis c'éewc'ew comme une promesse faite
    d'os - parce qu'après le corps, ce qui reste


    est l'os la mâchoire assez largement ouverte pour dire ton
    nom pareil à un incendie répandu chaque été


    à travers ton pays quand on te laisse reposer
    dans la forêt de pin. & dieu. La forêt. Sauve moi,


    mon sauveur perdu. Sauve le garçon qui voit le sang
    à l'intérieur de lui. La forêt. À quel point elle signifie : ombres


    qui apprennent à respirer de nouveau - la lumière disgraciée
    ici. Cela veut dire que toutes ces branches sont des fils à linge


    où rien n'est suspendu désormais…"(10)

    Nous sommes en compagnie de Chef Joseph qui n'a pas voulu se soumettre aux Blancs. Cette poésie est née au rythme de la marche, au rythme de la vie de cette tribu amérindienne des Nez-Percés, dont le poète fait partie. Il a une double appartenance, car il est aussi Américain, puisqu'il parle l'américain.

    "Dis que tu ne vois rien dans ce langage & tout est dedans 'iníise pewíski, ne'é"(11)

    Contraction de la langue à chaque souffle. Cette langue est la sienne.
 Ce que le poète Michael Wasson découvrira sera-t-il à la hauteur de la foi morale de ses ancêtres ?

    "…Je veux seulement

    que tu saches qu'une fois j'ai éteint 
    la nuit, nos ombres
    dorment cousues

    entre nous…"(12)

    Cette double appartenance résonne également dans nos villes. Il est également question de triple, de quadruple appartenance… À y voir de plus près, nos origines sont si diverses ! Et lorsque nous pensons être intégrés, ce sont nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants qui nous rappellent notre camaïeu originel.

    "réjouissez-vous réjouissez-vous, disent les os 
    de la main qui réclament le poids de la mémoire(13)

    Avec Michael Wasson, nous sommes loin des dires d'Apollinaire et de Cendrars, de leur intention de faire table rase du passé. L'écriture ne viendrait donc pas que du néant. Charles Juliet nous rassure en déclarant "qu'écrire, c'est se tenir au plus près de la source".

    C'est vraisemblablement dans cet entre-deux que la poésie se régénère, entre le néant et l'absence de néant. Un no man's land qui nous oblige à veiller, à être sur nos gardes. Reste que la poésie nous est indispensable, comme l'air qu'on respire, l'eau qu'on boit. Elle est l'essence même de notre condition d'humain, dit Cendrars. Il a raison. Dans les camps de concentration nazis, des déportés disaient de la poésie pour rester humains. Le renoncement n'a donc pas cours. Nous avons le mouvement comme horizon. L’inconnu de Rimbaud est notre seule boussole.

    Réinventer, n'est-ce pas ce que fait chaque génération d'humains depuis la nuit des temps ? Sauf que cette fois, mes os sont accrochés à un arbre et se balancent au gré des vents. Ce qui, pour lire, est plutôt inconfortable.

    
André Cohen Aknin

    (1) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
    (2) Dans son poème La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France
    (3) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
    (4) Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard  - 13 mai 1871
    (5) The origins of Joy in Poetry. Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers
    (6) Sanpatri. Sylvie Durbec - Editions Jacques Brémond. 2014
    (7) LA SEDITION LYRIC. 2 BAL 2 NEG'
    (8) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières.
    (9) Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord. Jacques Roubaud et Florence Delay. Editions POINTS
    (10) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières
    (11) Ibid.
    (12) Ibid.
    (13) Ibid.

  • Douce amère

    Lettre d'un colporteur-liseur N°36
    "Douce amère" de André Cohen Aknin
    (8 mai 2022)
    Les textes cités sont tirés de Œuvres poétiques d'Alain Borne, Editions Curandera, Editions Rougerie, Club du Poème - Poème de Paul Vincensini

     

    Début mars, un vendredi, je donne une longue lecture d’extraits de "Un lit dans l'océan" à la médiathèque de Montélimar. Un roman dont j'ai mis en bouche chaque phrase avant de la poser sur la page. Je suis ravi de retrouver enfin des lecteurs en chair et en os, sans écran interposé. Ce soir-là, chaque émotion est décuplée. La présence de ce public y est certainement pour quelque chose. Le lieu aussi, j'y suis attaché. J'y ai donné en 1998, en compagnie de Geneviève, une lecture sur Alain Borne.
     
    "Un lit dans l'océan" commence par l'évocation de la loubia, une soupe d'Algérie, que le narrateur essaie de cuisiner. Cette soupe a un parfum d'enfance. Il y retrouve les saveurs de cette terre que ses parents ont quittée au moment de l'indépendance. On sent le fondant des haricots, les épices, le fumet de mouton. Cette soupe est le fil du roman, elle réveille habituellement les sens, donne une certaine joie, sauf que cette fois, avec la guerre en Ukraine, elle réveille le bruit des bombes et des images de terreur que j'avais enfouis profondément, ceux des derniers mois en Algérie. Parler d'épices et ressentir l'odeur de la poudre, égrainer des haricots et entendre la mitraille, les cris des femmes derrière leurs persiennes, les appels des hommes les armes à la main. La loubia était devenue une soupe de larmes. À un moment de la lecture, j'ai laissé un silence trop long. Le public s'en est-il aperçu ?
     
    J'imagine le bortsch, la soupe ukrainienne. Je me suis renseigné sur le net. C'est une sorte de pot-au-feu préparé avec des légumes, principalement des betteraves qui lui donnent sa couleur si particulière, rouge sang. Je pense naturellement aux villes dévastées de Marioupol, Kharkiv, Kherson, Mykolaïv, aux Ukrainiens laissés morts dans la rue, terrés dans des caves, leurs visages rougis par le froid, la colère, mais aussi par la lumière de ceux qui se battent pour leur terre. Je me promets de goûter un bortsch pour savoir qui sont ces Ukrainiens, même si j'ai peur de pleurer en le mangeant.
     
    Je l'aimais et pourtant elle me faisait mal
     
    Quand je serai mort
    Je crois 
    Que je me souviendrai encore
    De la soupe aux choux (1)
     
    Le lendemain, place des Clercs, toujours à Montélimar, nous trouvons La Petite soupape, un salon de thé que Luz, rencontrée au marché, nous a recommandé. Cette Petite soupape offre un décor hétéroclite avec ses tables de différentes hauteurs. L'accueil est chaleureux, les voix feutrées, les visages ouverts. Cela nous donne envie de sourire. Il est un peu tôt pour servir du salé. On nous propose cependant une soupe. Zut ! Je fais la grimace (rien à voir avec une soupe à la grimace). L'évocation la veille de la loubia et du bortsch, ça suffit pour le week-end. J'ai plutôt envie d'une belle salade, avec de l'ananas pourquoi pas. Je m'apprête à partir, quand la serveuse, Colette, un visage rayonnant, nous annonce une soupe d'endive à la poire et aux amandes grillées. Mon refus laisse aussitôt place à de la curiosité.
     
    Colette nous sert la soupe d'endive et poire. Le blanc crémeux avec son fond légèrement verdâtre n'est pas désagréable à regarder. À la première cuillerée, on sent l'onctuosité, le tendre-dur de la poire, que le grillé de l'amande maintient longuement dans la bouche. La sensation est délicate. Je me serais bien contenté de cette dégustation, puisque aucune image de guerre ne me traversait, quand apparaît en bouche un fil d'amertume. C'est une fine musique qu'on perçoit d'abord au loin, elle s'insinue en soi avant d'éclater en sourire. Cette soupe n'a visiblement pas besoin de tragique pour exister. La cuisinière a une belle écriture. Derrière les saveurs, il y a d'autres saveurs, d'autres mots, une histoire.
     
    Il faut de l'audace pour unir l'endive à la poire. N'est-ce pas ce que fait le poète Alain Borne, poète montilien, qui exprime de la douceur avec "Tu étais belle" et de l'amertume avec "Je pense que tout est fini" ?
     
    Tu étais belle ce soir dans le soleil
    plus que de lui vêtue
    on aurait dit que tout entier
    il se donnait pour te faire.
     
    Tu me brûlais de loin
    tantôt tu étais d'or
    tantôt de miel tantôt de lait
    tu étais la rosée
    doublant de transparence l'aubépine.
     
    Je te savais brûlante
    je te sais savais la fraîcheur même 
    tu étais l'aube
    mystérieusement couchée sur un million de lis. (2)
     
                *
     
    Je pense que tout est fini
    Je pense que tous les fils sont cassés qui retenaient la toile
    Je pense que cela est amer et dur
    Je pense qu'il reste dorénavant surtout à mourir
    Je pense que l'obscur est difficile à supporter après la lumière
    Je pense que l'obscur n'a pas de fin
    Je pense qu'il est long de vivre quand vivre n'est plus que mourir (3)
     
    La soupe est hérissée d'amandes grillées. La poésie d'Alain Borne est hérissée de pointes sombres ; il nous dit qu'elle n'est pas idyllique, qu'il y a des poèmes qui ne se nourrissent ni de roses ni d'oiseaux, qui ne boivent pas la rosée des fleurs… Ils parlent de chevaux, de labours, d'enfants sans jouets… Le sang coule d'eux, frais, rouge et vite noir, luisant comme un long regard échappé… (4)
    Il y a des éclats de lucidité chez cet homme.
     
    Aux saveurs, succède l'irrépréhensible envie de dire un poème à haute voix, un poème d'Alain Borne, naturellement. Une poésie où se mêlent le doux et l'amertume, l'amour et la mort.
     
    Je vous écris même si vous ne devez réellement pas m'écrire.
    Je vous aime même si vous ne devez réellement pas m'aimer.
    Mais que ferons-nous alors de cette lettre sans réponse de lettre et de cet amour sans réponse d'amour.
    Que c'est lourd d'aimer ; que c'est difficile de s'avancer vers aimer en essayant de connaître le poids qui vous pèse aux épaules. (5)
     
    Nous disons ce texte à deux voix, Geneviève et moi. Les colporteurs-liseurs se souviennent que c'est sur cette place des Clercs que leur premier groupe de poésie "Toujours et Jamais" a existé et s'est défait. Toujours et Jamais, être si proche et si loin l'un de l'autre.
    Dans "Je vous aime même si vous ne devez réellement pas m’aimer”, amour et non-amour sont inséparables. Cela vire parfois à la confrontation. Voyez les guerres fratricides en Algérie, en Ukraine, dans les Balkans, en Érythrée, au Proche-Orient, en Afrique. Ce serait bien que Malbrough ne parte en guerre qu'un mardi sur deux. Nous pourrions, ainsi les jours sans, changer les fleurs des champs de bataille, apporter du fumier dans le jardin d'Albert qui fait grise mine sauf la partie où s'installe le silence, chanter dans le port de La Rochelle une enivrante chanson de marin, sourire aux passants les soirs d'été et, surtout, manger une soupe nouvelle pour faire reculer le malheur.
    Une  soupe pour faire face au néant, à la peur.
    Il doit bien exister une soupe pour danser à la manière des papillons.
     
    André Cohen Aknin

    PS. Les lectures en "direct" ont repris. Je ne délaisse pas pour autant les lettres d'un colporteur-liseur. Seulement, elles sont plus espacées.
     
    (1) Qu'est-ce qu'il n'y a ? Paul Vincensini
    (2) Tu étais belle. La nuit me parle de toi. Alain Borne. Ed Rougerie, 1964
    (3) Je pense. Dédié à Paul Vincensini. L'amour brûle le circuit. Alain Borne. Club du poème 1962.
    (4) Le plus doux poignard. Extrait. Alain Borne. Œuvres complètes II - Ed. Curandera - Coll. Dedalus
    (5) Alain Borne. Œuvres complètes II. - Ed. Curandera - Coll. Dedalu

  • Poésie-musique au jardin

     

    grillon M'Diam.jpeg

    Le dimanche 4 juillet 2023, chez Anne-Marie et Philippe à Grillon dans la Drôme, les amis se rassemblaient pour écouter un quatuor de saxophones d’abord.
    Puis ce fut le tour du duo M'Diam de Dominique et Laure, avec la participation de Geneviève pour un programme de poésies, chansons et musiques, à partir d’Un caillou qui pense oiseau, un recueil de G.Briot : 
    “Le cri de la chouette
    lueur coulée dans le noir
    rivière autour de mon cou
    Souviens-toi que tu es lumière
    et que tu retourneras à la lumière”
    Ce fut un moment de convivialité et de partage.