Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Poésie - Page 3

  • Des saveurs et des livres au Bazar de St Martin en Vercors

    "Des saveurs et des livres" au Bazar de St Martin en Vercors,
    par Geneviève Briot

    Du 6 au 12 août 2021 était organisé le Bazar de St Martin en Vercors, à l'initiative de la Cie Cyrène, avec Michel et Jacotte Fontaine : musique, théâtre, danse, lectures, film et chants au fil de la semaine sur le thème Le pain dans tous ses états.

    Nous les Colporteurs, André et Geneviève, avec Naïs, nous présentions une lecture Des Saveurs et des livres, un menu différent chaque jour. Nous étions dans la rue, sous le regard bienveillant de Raymond et Ginette, nos voisins de porte. Nous affichions des poésies comme d'autres accrochent leur lessive, montrant ainsi nos dessous les plus intimes, les poésies qui nous collent à la peau. Les cailloux peints et les tissus poèmes de Naïs montraient le chemin de la place jusqu'à nous.

    Nous présentions nos derniers ouvrages : Un lit dans l'océan, le lien entre une mère et son fils ponctué de saveurs orientales, D'azur et de feu où Josette l'héroïne croque la vie à belles dents.

    Ces extraits étaient ponctués de poèmes de Blaise Cendrars, Mahmoud Darwich, Guillevic, Pablo Neruda, François Cheng, Alain Borne, Paul Vincensini, Jean-Louis Novert et autres boulangers et pâtissiers des mots.

    Avec les Touaregs, nous avons fêté l'eau : "Annoncez que l'eau doit être partagée, annoncez-le à tous les peuples de la terre", tout en accueillant Omar Khayam venu de la Perse du XIIe siècle pour célébrer le vin.

    Notre table était ouverte à tous. Bernard Vandewièle est venu parler de son livre Brigitte l'œuvre à vif, Juan Antonio Martinez a slamé accompagné par Esteban au saxophone, Marie a chanté un poème de Victor Hugo, Cécile a dit La lionne de Jacques Prévert…

    Dans cette période de pandémie où nous avons été privés de lectures publiques, ce fut un plaisir de partager avec des personnes réellement présentes.

     André Gene Naïs.jpegcha cha chi.jpeg

    Estaban Juan.jpg

  • De la trempe des Hurlants

    Lettre d'un colporteur-liseur N°32
    "De la trempe des Hurlants" de André Cohen Aknin
    Les textes cités sont tirés de "Tragédie d'une trajectoire", un CD de Casey

     

    C'est à Saint-Martin-en-Vercors que j'ai découvert Casey. Le casque sur les oreilles et la main sur l'écorce d'un tilleul de 423 ans, j’écoute Tragédie d'une trajectoire. Sa voix me prend aux tripes, aux bras, aux boyaux - côté foie. Elle m'emmène dans les méandres d'une langue nouvelle pour moi.
     
    CONNAIS-TU LE CHARBON, LA CHABINE
    LE COULIS, LA PEAU CHAPÉ, LA GROSSE BABINE             
    LA TÊTE GRÉNÉ QU'ON ADOUCIT À LA VASELINE
    ET LE CRÉOLE ET SON MÉLANGE DE MÉLANINE
    CONNAIS-TU LE MORNE ET LA RAVINE
    LE BÉKÉ QUI TRÈS SOUVENT TIENT LES USINES
    LA MACRELLE QUI PASSE SON TEMPS CHEZ LA VOISINE
    ET LE CRACK ET SES DÉCHETS DE COCAÏNE
    CONNAIS-TU LE MONT PELÉ ET LA SAVANE
    LES PÊCHEURS DU CARBET, LE POISSON DE TARTANE
    LES TOURISTES AUX SEINS NUS À LA PLAGE DES SALINES
    PENDANT QUE LA CRISE DE LA BANANE S'ENRACINE
    CONNAIS-TU FRANTZ FANON, AIMÉ CÉSAIRE
    EUGÈNE MONA ET TI EMILE
    SAIS TU QUE MES COUSINS SE FOUTENT DES BAINS DE MER
    ET QUE LES COCOTIERS NE CACHENT RIEN DE LA MISÈRE (1)
     
    Du rap français. D'habitude, je suis plutôt attiré par Fauré, Haendel, Mozart, Alla un musicien de Béchar, Reinette l'Oranaise. La scansion est celle d'un tambour d'une île lointaine ou bien celui d'une vallée africaine - en direct. J'entends le noir de la peau, sa lumière et ses rimes en o.
     
    Je parle au tilleul, lui demande si ce genre de musique le dérange. Il me répond qu'il en a vu d'autres, ses racines traversent les océans, plongent dans les caves, les arrière-salles de bistrots, les terrains vagues, les squats, elles sondent la terre et les corps. 
    L'arbre a oublié les mots de ceux qui sont venus lui parler d'amour, mais jamais de ceux qui lui ont parlé de révolte ; il a connu la résistance face aux nazis, les famines, 1789, Napoléon, la création de la République, la révolte de 48. Lui, tilleul, né de la volonté de Sully, à l'époque de Montaigne, m'a aussi parlé des déportés en Nouvelle Calédonie après la Commune de 70, du Vel d'Hiv et d'Alexandre Marius Jacob, l'anarchiste qui volait les riches pour donner aux pauvres.
    Avec lui, je comprends que le rap est une voix du peuple qui monte quand la douleur est grande, une voix d'outremer, d'outrecœur, d'outrepeau, comme existent les Outrenoirs de Pierre Soulages. 
    Le noir possède toutes les couleurs. 
     
    Casey est une femme de la trempe des Hurlants, ces vents qu'on rencontre sous les cinquantièmes. Pas besoin de naviguer sur les mers du Pôle Sud. La tempête est ici dans nos rues.
     
    ILS VEULENT, ILS VEULENT
    ILS PARLENT, ILS PARLENT
    ILS OUVRENT LEURS GUEULES
    QU'ILS ME LAISSENT TRANQUILLE, PUTAIN J'EN AI RAS LE BOL
    DE CES FAUX VANDALES, VANTARDS, FORTS EN PAROLE
    ILS ME GÊNENT, POMPENT MON OXYGENE (2)
     
    Vrai, c'est fou ce que les gens parlent, veulent ! Y a en même qui ont l'idée de remettre la poésie au programme des Jeux Olympiques. 
    Pas besoin de chercher la médaille. 
    D'autres disent que la poésie est une arme ? Contre quoi ? Les plastiques pollueurs, les vitrines aguicheuses, les contrôles aux faciès, les réseaux sociaux, leurs rumeurs, et ce qui fait de nous des chômeurs ? 
    Ce que je sais, c'est qu'elle a parfois un goût de kebab à la sauce blanche qui salit les bouquins et dégouline sur les manches.
     
    Casey trace sa route, recompose les sons, les mots, l'espace sur la page. Sa poésie, n'est pas à vendre. 
     
    C'QUE J'PENSE OU DIS N'EST PAS À VENDRE
    SI TU CROIS QU'ÇA VA CHANGER
    TU PEUX ATTENDRE (3)
     
    Salut à elle et à tous ceux qui respectent la langue tout en la dynamisant. Je pense à Guillaume Apollinaire en 1917 et avant lui, Rimbaud et, plus tard, les surréalistes ; à Cendrars, voyez ses poèmes dénaturés ; plus tard encore, l'underground des années cinquante avec Ginsberg et son poème Howl dont les "sacrés" bousculent notre quotidien.
    Poètes d'avant, d'après.
    Langues éclatées, devenues anciennes à la seconde même où elles apparaissent. 
    Nouveaux poètes, vous serez rejetés à votre tour. Peut-être même par des dandys shootés à la guimauve. L'un d'eux écrira sur du papier toilette estampillé AB. Car telle la loi du genre : je vis, je meurs.
     
    MA PLUME, MON DIPLÔME, UN BLÂME, UN PROBLÈME
    UN SUPRÊME PROGRAMME HAUT DE GAMME QUI ENGRÈNE
    QUI ENTRAÎNE DÉBRIS DE CRÂNES, DE VITRINES
    CRIMES QUI SE TRAMENT, NITROGLYCÉRINE
    PREMIER ALBUM, JE DÉGAINE, SORS DES ABÎMES
    J'AMÈNE ŒDÈMES ET RÉTAME DES RIDDIMS
    J'ÉTONNE, ON M'ACCLAME    
    JE DONNE MON MOT D'ORDRE ET MON MODEM
    QUIDAM DES DOM SUR LE MACADAM
    DES TONNES D'ULTIMATUM DANS MES THÈMES
    HÉMATOMES DANS MES TOMES À L'ANTENNE ET CARTONNE LE SYSTÈME
    FAIS GRAND SCHELEM POUR VICTIMES DES HLM
    VU QU'PANAME EST TELLE GOTAM, TAM TAM ET COCKTAILS (4)
     
    Je ne comprends pas tout. Est-ce dû à mon âge ? Je suis un enfant, je suis un vieil homme. Ce n'est pas qu'avec les mots qu'on saisit. Là, il y a un sens, ça vient de loin. J'entends âme dans quidam, macadam. Une force d'âme, de celles qui traversent les montagnes. Nous en avons tant besoin aujourd'hui. 
     
    Prendre le flow de Casey et se laisser emporter. Le sourire vient aussi de l'ébranlement.
     
    André Cohen Aknin
     
    Les textes de Casey sont tirés de la pochette de son disque "Tragédie d'une trajectoire". 
    (1) "Chez Moi" (Casey-Laloo). 
    (2) "Mourir con" (Casey / Laloo)          
    (3) "Pas à vendre" (Casey - Hery)
    (4) "Suis ma plume". (Casey / Soul G)

  • Une lumière dans l'ombre

    Lettre d'un colporteur-liseur N°31
    "Une lumière dans l'ombre" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Une longue impatience" de Gaëlle Josse.

    *

    De nouveau, une lettre d’un colporteur-liseur à propos d’un roman : "Une longue impatience" de Gaëlle Josse” (1). A la lecture, j'ai ressenti la vibration d’un long poème.
     
    Ce roman est une lumière dans l'ombre, dans la rudesse d'une vie balancée entre pauvreté et présence de la mer. Une mer immuable, sa force, sa joie presque, son attirance irrésistible. Il y a aussi l'absence qui, à la fois, nous tourmente et nous construit.

    Nous sommes avec Anne qui attend son fils Louis, parti à la mer comme on part à la guerre. Pas tout à fait. Il est parti sans salut, sans banquet de classe, sans ce baiser sur la joue d'une mère.
    Ce livre offre le banquet du départ en même temps que celui du prochain retour.

    Louis n'a rien dit, il n'a même pas laissé de message, après que son beau-père lui a donné une tannée avec sa ceinture. Pourtant Etienne avait promis de s'occuper de lui comme si c'était son propre fils. Qui plus est, Anne n'était pas là ce jour-là, elle s'occupait de ses plus jeunes enfants.

    Son fils est sur la mer, pressent-elle. Le père de cet enfant était marin. Ces choses-là n'arrivent pas par hasard.

    Anne est terrassée. Elle avait connu un abandon quelques années plus tôt avec son premier mari, qui, lui aussi, était parti en mer. Il y était resté. Déclaré disparu après que l’aviation anglaise eut bombardé son bateau. Churchill ne voulait pas que les pêcheurs bretons puissent nourrir les soldats allemands.

    La mer comme une attirance, une malédiction.

    Elle vit à présent dans un appartement cossu au-dessus de la pharmacie de son nouveau mari, Etienne. Un autre monde pour cette veuve de pêcheur démunie. Y s’est-elle jamais sentie à sa place ? Pourtant, ça avait été une histoire d’amour entre Anne et Etienne. Surtout pour lui. Ils se connaissent depuis l'école communale. Il l’avait toujours aimée. Et il avait attendu la fin du deuil avant de lui déclarer son amour. Elle avait accepté de l'épouser. Ils ont eu deux enfants ensemble. Mais que vaut ce nouvel amour comparé à celui d'une mère pour le fils disparu ?

    L'attente est un dialogue avec l'autre, avec celui ou celle qu’on attend, mais aussi avec soi. On y construit un verbe fait de silences, de larmes et de rires.

    Anne écrit à son fils par l'entremise d'une Compagnie Maritime. Des lettres comme on balance une bouteille à la mer. Elle lui promet un festin. Ce roman se construit ainsi autour de la table : entrées, poissons, viandes, desserts, tout à foison. Rien n'est trop beau pour le retour d’un fils.

    L'absence prend toutes les pages. Nous accompagnons cette femme, pas à pas, jusqu’au dessus d’un trou dans la falaise, devant une mer déchaînée, avec la peur de la voir s'y jeter. Elle raconte la vie qui s'en va, qui reviendra, pour sûr. L'espoir d'un retour que nous portons en chacun de nous.

    Ce fils parti est à la fois, sa part d'ombre et sa lumière, son attachement à sa vie passée, à ce qu'elle avait été enfant, à son premier mari marin, à cette vie de pauvreté, à la fascination de la mer.
    Elle va peu à peu délaisser le bel appartement au-dessus de la pharmacie pour se réfugier dans son ancienne maison, qu'elle a gardée.

    Anne s’épuise à attendre. Alors, sur son banc, elle coud, elle brode, elle raconte son histoire. Elle tisse l'avenir. C'est une autre manière d’écrire, plus proche d’elle. Elle a raison, on n'écrit vraiment que près de sa source.
    Gaëlle Josse redonne aux mots tissage et texte leur gémellité.

    Anne est dans les fils de cette nappe, dans chaque minuscule trou où est passée son aiguille, dans chaque point coloré. C'est sa façon de s’asseoir à la table du banquet avec son fils, même en son absence, de rester dans le monde des vivants.

    L'écriture de Gaëlle Josse nous fait respirer un air marin, nous mène sur les crêtes des vagues, la houle jusque dans les yeux. Ses mots, leurs vibrations, nous emportent plus loin que le premier regard. Nous sommes transpercés, bouleversés. Nous sommes avec Anne dans son humble maison. Sa douleur de femme abandonnée par son fils, son appel à l'absent deviennent les nôtres. Mais, au lieu de souffrir, nous lisons la joie dans le scintillement de l'écume d'une nappe brodée.

    La magie de “Une longue impatience” vient de ce que l’auteure nous fait vibrer avec elle et que ce livre entre dans nos vies.

    (1) Une longue impatience" de Gaëlle Josse” aux Editions Noir sur Blanc, collection Notabilia, 2018.
  • Les mots mystérieux  

    Poé-ponctuation n° 2, de Geneviève Briot

    Les mots sont plus mystérieux qu'ils n'y paraissent au premier abord. Familiers, ils sont aussi insaisissables. On a beau rechercher leur sens, leur étymologie, ils se défilent.
    Les dictionnaires ne font que soulever une partie du voile. Les poètes tournent autour, les regardent de face, du dessus, du dessous, au soleil, à l'ombre d'autres mots, ils écoutent leur sonorité, les utilisent parfois avec perplexité.

    Prenons par exemple les mots fruits, prière, dieu, vie, voyage, forêt, abeille, chat, livre, lèvre, lumière, amour… Des amis avec qui l'on vit et que l'on ne connaît jamais vraiment. Les multiples façons de les aborder peuvent les rendre contradictoires et sont source d'incompréhensions.

    Ainsi Guillevic nous le dit avec l'enquête n°1 dans Avec

    Est-ce que la lumière vos a fait mal ?

    Est-ce que la lumière parfois vous emporte ?

    Est-ce que c'est toujours la même lumière ?   

    Nous flottons dans une langue incertaine, sur des mots aux multiples facettes. N'est-ce pas là le charme des conversations et bien sûr de la littérature ?

  • Retour au poème précédent

    Lettre d'un colporteur-liseur N°30
    "Retour au poème précédent" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck.
     
    Je reviens au poème de Philippe Beck. 
    Dans ma lettre d'un colporteur-liseur précédente, j'avais l'intention de poursuivre sur ce texte, mais les mots de Guillevic m'avaient traversé et j’ai été détourné. Je reprends donc.
     
    Je préfère ne pas 
    parler de ma vie.
    Un souhait :
    épier le siècle
    ou bruiteur
    de fleurs
    et des avenues -
    et des faits. (1)
     
    Les vers sont courts, deux trois mots, souvent. Pour les comprendre, on les lance loin devant et on attend qu'ils nous reviennent à la manière d'un boomerang aborigène. Nous nous fracassons contre les ruptures. Le fil semble absent, mais il est bien là, en accordéon. On le déplie et le monde s'ouvre sans limites.
    Ce poème tourne autour de nous. La famille oui. La famille non. Nous semblons sans solutions. Et pourtant, nous naviguons entre le oui et le non, entre la famille et l'absence de famille, entre le ciel et la terre. Cet entre-deux, cette absence de solution est la solution. L'obligation du mouvement, du doute, car là est l'écriture, là est la vie. 
     
    Philippe Beck écrit :
     
    La Mémoire
    des archives familiales
    est inutile
    à l'intellectuel
    de petite origine. (1)
     
    Merci bien, je suis de petite origine et je tiens fermement à mes archives familiales, dont je suis le dépositaire. 
    Zut, je parle de moi. Ça va recommencer comme la dernière fois. Non, non et non ! Laissons le “moi” à ses divagations. Je ne suis pas un poète, juste un lecteur de poètes, peut-être même un de ces "esclaves de maintenant", de qui parlent Philippe Beck. 
     
    L'intellectuel 
    esclave
    de maintenant 
    écarte
    à sa manière
    le passé
    qu'il a en tête.
    Il parle 
    des livres
    qu'il a lus, 
    et sa biographie
    est faite.
    (Il en veut 
    aux livres
    plus qu'aux hommes.) (1)
     
    En vouloir plus aux livres qu'aux hommes, cela veut-il dire que l'on peut différencier l'homme et le livre ? La question vaut le coup d’être posée. Dans l'Histoire, on a brûlé des livres, mais aussi des hommes. 
     
    Pour ce qui est de la concordance de "livres lus" et de "biographie", Beck a évidemment raison, tous les livres que nous lisons font partie de nous, nous construisent. Nous sommes des voleurs de mots, des mâchouilleurs de papiers, des lécheurs d’écrans, des entortilleurs de lettres, d'accents circonflexes et de virgules en dérive, au point de nous retrouver avec des phrases entières tatouées sous la peau.
     
    Bon, il ne me reste plus qu'une demi-heure avant le match de rugby à la télé. Les filles du quinze de France affrontent les Anglaises en finale du tournoi des six nations féminin. Je ne veux pas rater ça. Allez les filles !
     
    Voici une autre partie du texte du Philippe Beck, Dernière mode familiale. La famille, un sujet où l'auteur a un regard sur "L'hexamètre flottant qui potine".
     
    Qui potine
    sur la vie
    et la société ?
    L'hexamètre 
    flottant
    potine
    et chronique
    amplement, snob.
    Chez moi
    il y a un tiret ou trois étoiles ;
    entre l'époque 
    et ma personne
    il y a ce fossé 
    avec du bruit :
    la place
    réservée 
    à la famille
    et aux archives
    domestiques.
    Mais la famille 
    avait quelque chose 
    à dire.
    En écoutant 
    les bruitages naturels
    ou plus que faux
    du siècle
    nous sommes colorés
    par l'écume
    de son rouleau,
    et nous avons 
    une langue
    morte en vie
    qui n'est pas la langue
    de l'appariteur musclé
    (elle a beaucoup, beaucoup
    de sur, avec, pour). (1)
     
    (1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde  Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages  Flammarion.

  • Je préfère ne pas parler de ma vie

    Lettre d'un colporteur-liseur N°29
    "Je préfère ne pas parler de ma vie" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck, "Mohammed Dib, Un pérégrin", "Ultime lettre à un jeune poète" et "Vivre en poésie" de Guillevic.

     

    Je préfère ne pas 
    parler de ma vie.
    Un souhait :
    épier le siècle
    ou bruiteur
    de fleurs
    et des avenues -
    et des faits. (1)
     
    "Je préfère ne pas parler de ma vie." Ces mots sont de Philippe Beck. Ce n'est pas la première fois que j'entends ce parti pris. André du Bouchet écrivait de son côté : "J'écris aussi loin de moi". Et Guillevic, dans "Ouvrir" : Le "je", le moi sont tellement distanciés qu'ils se fondent dans l'universel (2) et plus loin, dans une lettre à une jeune poète : "tournez-(vous) davantage vers le quotidien, le tous les jours, l'infini dit par l'anonyme… (3).
     
    Guillevic affirmait qu'il ne parlait pas de lui. Mais, n'est-ce pas ce qu'il faisait ? N'était-il pas présent dans son regard sur les éléments, les pierres, l'herbe ?
     
    Voir les choses comme elles sont réellement, ce quelles sont en elles-mêmes dans la mesure où l'on peut. On n'est jamais sûr, parce que nous sommes liés à notre propre vue. Nous ne savons pas comment l'herbe se voit, se vit ou comment, elle voit sa voisine. (4)
     
    En poésie, le soi deviendrait une ombre, un reflet où s'insinuent d'autres ombres, dont les nôtres, à nous les lecteurs.    
     
    Guillevic dit aussi "Notre propre vue". C'est donc qu'il y a du "nous". Et comme le "nous" est constitué de plusieurs "moi", les choses ne sont pas si déterminées qu'elles le paraissent. Et c'est tant mieux.
     
    Au moment où j'écris cette lettre, je lis dans Le Monde des livres (5) un article sur Louise Glück, la poète américaine Prix Nobel de Littérature 2020, à l'occasion de la sortie en France de deux de ses recueils (6). Marc Olivier écrit dans "Po&sie : "La poétique de Glück explore l'intimité d'un sujet tout en éludant le personnel. Le moi s'y révèle rarement identique d'un recueil, voire d'un poème, à l'autre… "  
     
    Que le "je" soit je, il, elle, nous, pluriel, unique, se dédoublant à volonté, en kaléidoscope, cette pandémie nous invite à repenser l'être, à ne pas baisser les bras, à nous dépasser, à créer. Il serait vain d'attendre le retour de l'ancien. Ne sommes-nous pas nés de déroutes, de cataclysmes ?
     
    Au fait, qu'est-ce que créer aujourd'hui ? 
    La même chose qu'hier et que demain : bourlinguer entre le réel et l'imaginaire. La formule du metteur en scène Polonais Tadeusz Kantor est toujours valable : "Je cherche quelque chose entre les poubelles et l'éternité". 
     
    (1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde  Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages  Flammarion.
    (2) Ouvrir. Guillevic. , Mohammed Dib, Un pérégrin. Gallimard.
    (3) Ouvrir. Guillevic. Ultime lettre à un jeune poète. Gallimard.
    (4) Vivre en poésie. Guillevic, Stock.
    (5) En date du 9 avril 21.
    (6) L'iris sauvage et Nuit de foi et vertu de Louise Glück, Editions Gallimard "Du monde entier”.

  • J'écris en m'attardant sur les mots

    Lettre d'un colporteur-liseur N°28
    "J'écris en m'attardant sur les mots" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Le livre de l'intranquilité", "Le passage des heures" (Ode sensationniste) de Fernando Pessoa - "La terre des mots" de Jean-Louis Novert.

     

    J'écris en m'attardant sur les mots, comme devant des vitrines où je ne verrais rien, et ce qui m'en reste, ce sont des demi-sens, des quasi-expressions, telles des étoffes dont je n'aurais qu'aperçu la couleur, des harmonies entrevues et composées de je ne sais quels objets. (1)
     
    Sur mon balcon, je ne vois pas la vitrine de la boulangerie, ni même la porte de son fournil. Le matin, sous les coups de 5h - 5h30, il y a l'odeur de la première fournée qui envahit la rue. Je peux écrire alors, et pas avec des demi-sens ou des quasi-expressions, non, avec la pleine mesure de l'immédiat.
     
    Chaque aube est un rideau qui oscille,
    Qui rafraîchît les illusions et les souvenirs de mon âme de vagabond… (2)
     
    On ne fait pas assez attention à ces petites choses, à ces plaisirs quotidiens. Pour le pain, j'ai lu un extrait de La charrette bleue de Barjavel dans un collège. Ses mots se transformaient en pain doré dans le regard des enfants. Un poème, parfois, comme celui de Jean-Louis Novert fait naître la sensation :
     
    Le livre 
    donne le pain,

    ses pages
    sentent la farine,
     
    ses chapitres 
    sont tendres et chauds,
     
    dans le four
    des mots, une épaule
    se dénoue… (3)
     
    Le mieux serait que je vienne vous en parler avec une baguette et que nous la partagions. 
    Car, voyez-vous, je suis un mangeur de pain. Il m'est indispensable. J'en mange à toute heure de la journée. Ma mère faisait son pain et j'ai même épousé la fille d'un boulanger. C'est dire l'importance de la chose. 
    Mais attention, il y a pain et pain. On doit sentir sur sa croûte le silence du boulanger, son geste ancestral, être pris dans le voile de farine, entendre le roulement du pétrin mécanique et voir la pâte se lever en douceur comme le rideau de l'aube. À chaque fois, un nouveau spectacle. Chaque pain est une découverte. 
    J'ai eu une grande émotion quand, dans un village de Lorraine, j'ai vu le fournil du boulanger. Il était, hélas, en démolition. La porte émaillée du four avec son balancier avait fière allure. J'y voyais le mât d'un navire en perdition. Le vieux boulanger se prénommait Joseph. C'est à lui que je pense en écrivant cette lettre. Il utilisait du charme, un bois qui tient bien le feu, il faisait des tournées dans des villages avec son Tube Citroën, il vendait aussi de l'épicerie. L'une de ses spécialités était le kouglof. Un de ses moules est à la maison.
     
    Tout ce qui m'entoure devient une partie de nous-mêmes. 
     
    Fernando Pessoa le dit, la vie est là autour de nous. Il suffit de se poser et être attentif. Il y a le pépiement des oiseaux, le linge tendu sur le balcon de la voisine, une chanson des "Frangines" et, pourquoi pas, le bourdonnement intempestif de mon ordinateur. Je crois qu'une des ailettes du ventilateur est en train de me lâcher. L'oreille est une main sensuelle ; elle vous guide vers le plaisir de l'instant. 
     
    Les mots sont pour moi des corps palpables, des sirènes visibles, des sensualités incarnées (4)
     
    Le soir même, j'écris au calame des lettres de l'alphabet sur un calque que je projette ensuite à l'aide d'une torche sur un mur à hauteur de mon buste, pour danser avec elles, découvrir leur intimité. 
    L'écrivain est un être invisible à qui l'on donne trois ronds pour poser des mots que l'on va boire en cachette. Je titube. Rien à voir avec un pianiste que j'ai connu au Cintra, un club que je fréquentais à Paris. Lui, c'étaient des notes de musique qu'il buvait. Il n'était jamais bien net. C'est peut-être ce qui me plaisait chez lui. Il m'a donné envie de chanter. J'ai essayé, mais je chante comme une crécelle. Je me demande si le Joseph de Lorraine buvait son canon et poussait la chansonnette.
     
    Les mots s'enfoncent dans la pâte. Creuser l'œil jusqu'à la source, suivre le filet d'une mémoire à inventer,
     
    Sentir tout de toutes les manières,  
    Vivre tout de toutes parts,
    Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps,
    Réaliser en soi l'humanité de tous les instants
    En un seul instant diffus, prodigue, complet et lointain.

    Tout passe, toutes les choses défilent en moi,
    Et les rumeurs de toutes les villes du monde murmurent en moi… (5)
     
    (1) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
    (2) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa.   Editions Orphée La Différence.
    (3) La terre des mots. Jean-Louis Novert. Rougerie Editeur.
    (4) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
    (5) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa.   Editions Orphée La Différence.

  • Envol

    Entre les lettres d'un colporteur-liseur d'André,
    Geneviève pose ses poé-ponctuations.
     
    Poé-ponctuation n° 1, de Geneviève Briot
    "Ecriture"
     
    Batterie des lettres
    le clavier frémit
    à l'assaut du mot
    de la phrase
    qui prend cœur
    et commence à vivre.
    Le poème emplit la page
    la dévore
    la froisse
    Il descend dans la rue
    se colle à la poussière
    prend le soleil
    encore lié au cerveau fébrile
    puis prend son envol

    (inédit. © Geneviève Briot)

  • Sur coussin d'air

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 27
    "Sur coussin d'air" de André Cohen Aknin
    À propos de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. 
    publiée par la revue Quinzaines - N°1233 de février 2021

     

    Depuis 15 jours, je déambule sur les trottoirs chauves de la fiction, tout en gardant un œil sur la poésie, particulièrement de 9h34 à 10h42. Les couvertures de livres à polices rouges, les jours impairs.
    Le texte de ce matin est :
     
    Je voudrais que ma chambre ait un sol.
    Une porte, je n'y tiens pas, 
    Mais marcher en rond sans arrêt,
    Sans jamais toucher le parquet,
    M'ennuie prodigieusement ! (1)
     
    Puis vient le temps de laisser décanter les mots nouveaux. Je me retrouve dans ma cuisine, les pieds dans le vide, à mitonner un osso-buco, ma future spécialité, car c'est la première fois. Les épices volent en poussières, retombent sur le parapluie du voisin du dessous qui, lui, n'a plus de plafond. Comme accompagnement, j'ai prévu un riz safrané accompagné d'éclats de pamplemousse rose.
    Mon voisin et moi avons décidé de manger dans l'ascenseur.
    Pendant la cuisson, j'écoute la radio. Allons bon, j'apprends qu'on jouera la comédie dans les épiceries, le drame dans les salons de coiffure, le cinéma chez les cavistes, on gardera les boucheries pour l'opéra et la grande pharmacie de la Place de la mairie sera réservée aux orchestres de chambre, en alternance avec des matchs de handball, catégorie poussin.
    Le minuteur sonne. Au jugé, il faut laisser cuire encore une demi-heure. La prochaine fois, je couperai les carottes en petits bouts ou bien j'utiliserai un autocuiseur. Que dira mon voisin si dans son ciel passe une locomotive ?
    Les nouvelles à la radio sont déprimantes, alors je plonge dans un bouquin commencé la veille : "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. Un roman étrange, fascinant même - une impression de flottement - d'une écriture sobre qui laisse une grande place à l'imagination du lecteur. Je divague avec les personnages.
    Deshormes, un homme vivant seul dans sa ferme à la limite de l'Ardèche et de la Haute-Loire, cuisine un chou farci, le jour où Harpo entre dans sa maison. Harpo arrive de nulle part. Ils ne se connaissent pas, et pourtant le premier invite le second naturellement.
    Nous sommes en 1933. Harpo est l'un des Marx Brothers. Il revient d'une tournée en URSS, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Il aurait dû embarquer au Havre pour New York. Contre toute attente (et sans raison), il saute dans un train pour Paris, loue une Torpédo bleu pâle et prend la route du sud par la nationale 7. Pourquoi le Sud ? Il file sans problème jusqu'à l'accident.
    Sorti vivant, mais amnésique, il se sauve de l'hôpital. Harpo n'est plus Harpo. Harpo n'est personne… Son esprit n'est qu'un tohu-bohu de pensées dont son visage ne laisse rien paraître. Il a néanmoins la mémoire des choses. Il se souvient du pain, du fromage, de ses mains, de la lumière. Il dérive sur les routes.
    Marcher ; s’arrêter ; pisser tout droit derrière un chêne ; hésiter ; marcher ; prendre le chemin qui monte, sur la droite, plutôt que l'autre, sur la gauche ; hésiter ; marcher très lentement ; refaire son lacet, le pied sur la borne ; lire D 914 en blanc sur le gris de la borne ; marcher ; s'asseoir ; refaire son lacet sur un plot en ciment ; se masser le genou ; se masser la hanche ; se glisser sous des barbelés, s'accrocher et renoncer ; marcher… sous la burle, ce vent terrible qui vient du nord, jusqu'à se retrouver des jours plus tard dans la maison de Deshormes, sans raison, sinon celle d'avoir faim.
    Les jours passent. Deshormes écrit, cuisine, il n'appelle pas le maire du village, ni la gendarmerie pour signaler ce visiteur, même s'il a noté chez cet homme des absences et des creux. À l'usage, ils ont mis au point une langue intermédiaire, faite de mots anglais et français. Harpo sourit… Il patine dans un présent répété… Si la mémoire lui fait défaut, il se sent pourtant incroyablement vivant, comme si chacun des éléments qui l'enveloppent se chargeait d'une vérité supplémentaire.
    Puis Harpo se retrouve à Lyon chez la sœur de Deshormes qui souhaite le faire examiner par un médecin. Durant ce temps, Harpo s'occupe, travaille dans une imprimerie, grâce à la mémoire des choses, à celle du corps. On peut parler d'instinct, de mémoire primitive.
    Entre temps, à New York, les frères Marx ont pris contact avec une agence de détectives qui a envoyé un de ses agents en France, un certain Dufresne. Et, surprenant, cet homme fonctionne aussi à l'instinct.
    L'instinct.
    Faut-il y voir un message ? Fabio Viscogliosi nous dit-il que la solution est en nous, qu'il suffirait de se laisser aller "sans raison", d'agir avec instinct, d'avoir la réaction du primate face à l'inconnu ?
    Plus j'avance dans ce roman (tout en surveillant mon osso-buco) plus je fais un lien entre cette histoire et la situation ubuesque que nous vivons en ces temps de pandémie de Covid. Mon voisin du bas est devenu Harpo. Je suis Deshormes, puisque c'est moi qui cuisine. La Covid est, assurément, un sacré accident. Ce n'est pas encore l'amnésie, mais la mémoire s'étiole. On garde du passé quelques images d'insouciance, de ce temps où l'on pouvait s'attabler à une terrasse de café, boire un coup entre amis, se régaler d'un gueuleton. Il reste les petites choses autour de soi. Chacune d'elles devient une fenêtre. On parle d'amnésie du futur. On n'ose même plus rêver.
    Ce roman est, me semble-t-il, une parabole. Nous avons oublié ce qui nous faisait rire, mais nous savons encore comment rire. Alors soyons des apprentis Harpo, Charlot, Keaton, perdus mais incroyablement vivants.
     
    Le minuteur sonne de nouveau. C'est cuit. Mon voisin et moi, nous nous installons dans l'ascenseur, une nappe à même le sol, en veillant à laisser de la place pour ceux qui voudraient monter. L'osso-buco se laisse manger. Une autre fois, je mettrai plus d’épices et je servirai sur des feuilles de palmier, nous nous imaginerons sur une plage au soleil.
    Nous nous mettons d'accord : nous mangerons ensemble chaque semaine ; l'un fera le repas et l'autre, pendant ce temps, préparera la conversation sur un livre et se chargera de contrôler si le plancher réapparaît sous mes pieds ou le plafond au-dessus de sa tête. Mon voisin promet de faire un chou farci pour le dimanche suivant. Tiens, c'est comme s'il lisait dans mes pensées. Cette fois, ce sera lui Deshormes et moi, Harpo.
     
    Je n'ai plus de doute, j'écrirai sur ce roman dans ma prochaine lettre d'un colporteur-liseur, un roman à la résonance d'un poème. Je conseillerai à mes lecteurs d'acheter cet "Harpo", comme on prend un ticket pour un tour sur coussin d'air.

    En italiques : extraits de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, Editions Actes Sud, 2020
    (1) Gelett Burgess (La vache pourpre - Extrait)