Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Au seuil du monde

Lettre d'un colporteur-liseur N°33
"Au seuil du monde" de André Cohen Aknin
Les textes cités sont tirés de "L'iris sauvage", de Louise Glück, Editions Gallimard, mars 2021
 
J'ai lu le recueil de Louise Glück "L'iris sauvage"(1) dès sa parution en France, fin mars. Cette vision sur la nature, cette interrogation sur le monde à travers une simple brindille me surprenait. Puis j'ai laissé le recueil mûrir à mon chevet, cueillant de temps à autre quelques mots, jusqu'à ce qu'ils s'insinuent en moi. J’ai écrit quand je me suis aperçu que mon dessus de lit devenait vert tendre.
 
Avec "L'iris sauvage", Louise Glück propose ce qui pourrait être un chemin ; elle le fait de façon naturelle, accessible, à partir de petites choses autour de nous, de ce jardin, de cette nature renaissante en ce début de printemps. Elle est l'herbe qui apparaît juste après la pluie en plein désert, ce vert tendre qui déclenche le sourire. 
 
Ces petites choses sont les prémisses d'un monde à notre portée. Et l'on se met à chantonner à chaque découverte, comme si c'était la première.
 
dans le jardin, dans une pluie fine 
le jeune couple en train de planter
une rangée de petits pois, comme si 
personne ne l'avait jamais fait auparavant,
les grandes difficultés jamais encore
confrontées ou résolues -
 
même ici, même au début de l'amour,
sa main quittant son visage trace
l'image d'un départ
et ils se croient
libres de négliger
cette tristesse. (2)
 
Louise Glück montre le seuil et nous dit de nous y attarder. Au seuil du monde, c'est déjà le monde. Il faut y croire et délaisser la tristesse ambiante. S'émerveiller. Oui s'émerveiller. L'écriture est là, dans cette attente. Mais elle nous avertit, tout n'est qu'illusion. 
 
Une fois que tout me fut arrivé,
le néant m'arriva.
 
Il y a une limite
au plaisir que je prenais à la forme -
 
En cela, je ne suis pas comme vous,
Je n'ai pas d'échappatoire dans un autre corps,
 
Je n'ai nul besoin
de protection en dehors de moi-même -
 
Si vous vouliez bien ouvrir les yeux
vous me verriez, vous verriez
le vide du paradis
réfléchi sur terre, les prés
de nouveau vides, sans vie, recouverts de neige -
 
puis la lumière blanche
désormais dans son déguisement matériel. (3)
 
On peut se poser des questions existentielles : qui sommes-nous, où allons-nous ? La vérité est que nous ne sommes pas plus important qu'une brindille sur le bord d'un chemin. S'il s'agit de se battre - car tel est le travers de notre espèce humaine - ce n’est pas contre la nature que nous devons nous battre. Ne la détruisons pas, elle est notre seul horizon. Il n'y a pas d’échappatoire. Et quand Louise Glück parle de néant, nous faisons le rapprochement avec ce que nous vivons, ces épidémies et toutes sortes de catastrophes naturelles qui se succèdent, toujours plus dévastatrices. Nous sommes dans une spirale et cette spirale nous mènera à notre perte. On croirait entendre Greta Thunberg, la jeune suédoise si médiatique. Toutes les deux, chacune à leur manière, nous somment de réagir.
 
Louise Glück en appelle à dieu : 
Comme tu es apparu à Moïse, c’est parce que
j’ai besoin de toi que tu apparais face à moi (4)
Elle imagine sa réponse :
 
combien de fois dois-je détruire ma propre création
pour vous apprendre
que c'est ceci, votre punition : 
 
par un seul geste je vous ai installés
dans le temps et au paradis. (5)
 
De nous être imaginés au paradis - dans la Genèse - nous a coupé les jambes. Nous n'aspirons qu'à y retourner. Pas la peine, semble clamer Louise Glück, ce n'est que du vide. Et quand elle dit je, c'est nous. Nous sommes confrontés à notre propre vide.
Pas je, espèce d'idiot, pas moi, mais nous, nous - vagues
de ciel bleu comme 
une critique du paradis : pourquoi
chéris-tu ta voix
alors qu’être un
équivaut à n'être presque rien (6)
Ce "presque rien" me rappelle Francis Jammes, son poème Prière pour avouer son ignorance : 
"Je ne sais rien. Je ne suis rien. Je n'attends rien 
que de voir, par moment, se balancer un nid 
sur un peuplier rose, ou, sur le blanc chemin
passer un pauvre lourd aux pieds luisants de plaies…"
 
Restons humbles. C'est parce qu'on a en tête que tout peut disparaître qu'on peut survivre. Il y a quelque chose de mystique dans cette poésie-là. Le renoncement mène à la lumière.
 
Cependant, entre les mots et le corps, subsiste un décalage, un doute - après tout, Louise Glück n'est qu'un être humain. Elle cherche le courage, une preuve. Cela prendra un temps infini. 
Cette preuve, nous l'attendons tous, histoire de s'accrocher à quelque chose de plus "grand", en sachant pertinemment qu'elle ne viendra pas. La lumière est là à notre portée. Peut-être au seuil d'une phrase, alors qu'on se met à guetter chaque mot, chaque signe et à écouter les silences. J'aime m'attarder sur les virgules, ces êtres frêles et si résistants. Leurs respirations sont si changeantes, qu'il faut, à chaque fois, fredonner la phrase entière pour se rapprocher de la musique qu'on a imaginée au début.
 
C'est une chose terrible que de survivre 
comme conscience 
enterrée dans la terre sombre. (7)
 
La simple conscience ne suffit pas. Il nous faudra remonter vers la source, au rythme de la prière et du regard, puis s'immobiliser, être prêt à recevoir. 
 
Je voulais demeurer ainsi,
immobile, comme le monde ne l'est jamais,
pas au cœur de l'été mais l'instant précédant
l'éclosion de la première fleur, l'instant
où rien ne s'est encore passé - (8)
 
Elle est si surprise de se voir vivante.
 
Je ne m'attendais pas à survivre,
me réveiller de nouveau, sentir
dans la terre humide mon corps
 
apeuré, oui, mais à nouveau parmi vous
à pleurer, oui, risquer la joie
 
dans le monde cru du nouveau monde. (9)
 
OUI, RISQUER LA JOIE. C'est ce qu'elle nous invite à faire.
Il me tarde de plonger dans l'autre recueil “Nuit de foi et de vertu” paru en même temps.
 
La traduction de Marie Olivier, sobre et fluide, nous invite à entendre la musique de la poète. Le texte en américain est en regard sur l'autre page. On peut y plonger à tout moment et, ainsi, garder le tempo original. Les deux langues s'accordent entre mots et corps. Mais Marie Olivier s'efface devant la poésie de Louise Glück dont le souffle est là, profond, qui nous emporte.
 
André Cohen Aknin 
 
(1) "L'iris sauvage" de Louise Glück, Editions Gallimard, Mars 2021
      Traduction et préface par Marie Olivier 
(2) Le jardin
(3) Fin de l'été
(4) Vêpres
(5) Moisson
(6) Scilla
(7) L’iris sauvage
(8) Au seuil de la porte
(9) Perce-neige

Les commentaires sont fermés.