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Guillevic

  • Vers l'océan

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    Le texte d'André Les sardines de Safi primé lors du concours de "Valence en gastronomie" 2023 (1) ne pouvait que nous entraîner vers l'Océan Atlantique. Ce ne serait pas au Maroc, mais en France, à Noirmoutier. Il nous fallait les vents du large, impétueux. 

    "De tous temps le rivage a été un lieu de révélation pour les poètes" dit un proverbe celte cité par Kenneth White en exergue de Un monde ouvert où il écrit :
    "entendre la mer battre contre une vieille falaise
    c'est comprendre
    la première intelligence
    du temps et de l'univers"

    Dans le sillage des poètes, peut-on espérer inventer encore, alors que tout a été dit ou presque? Il reste ce "presque" qui n'est pas tout à fait rien. Flux et reflux du désir comme la vague sur le rivage. Robert Mishrahi qui renouvelle Spinoza (2), écrit que chaque homme en particulier réalise ou met en œuvre la nature humaine pour en faire une existence individuelle incomparable.
    En quelque sorte, chacun a son mot à dire.

    Rouler des kilomètres, depuis la Drôme c'est une trotte. Passer de l'Auvergne aux paysages de bocage, avec ses haies et ses bovins, France d'autrefois et d'aujourd'hui réunies, presque la même. Freiner le temps, décélérer, entrer en vacuité, en vacance donc. 
     
    Halte à Poitiers. Notre-Dame la Grande avec ses colonnes polychromes. Sur la place un vendeur ambulant. Un petit casse-croûte ? Eh non, il vend des livres d'occasion. Il a de la poésie. Dans la collection Seghers : Du Bouchet, Césaire, Senghor. Bonne pioche. Même si l'on a le regard happé vers l'horizon, les livres toujours nous hantent. S'ils viennent à nous, c'est qu'ils ont des choses à nous dire. Ainsi ce livre à l'ancienne dont il faut couper les pages, Désirs de femmes d'Abd al Rahim al Hawrâni, un texte du XIVe siècle écrit à la gloire des femmes, musulmanes et libres. On se demande comment cette eau limpide a pu se perdre dans les sables. Les sculptures de Camille Claudel au Musée nous introduisent déjà à l'énergie de l'océan.
    Cueillir au passage tout ce qui estompe les jours connus et les renouvelle. S'imprégner du goût d'un fromage de chèvre qui sera notre pique-nique, plonger dans l'or des champs de colza le long de la route. Ouvrir tous les sens, devenir buvard, taché de l'encre qui inscrit toutes choses sur la peau.

    A La Flocellière, un village vendéen, nous trouvons la quiétude d'une maison, d'un jardin, ses hôtes et Fleur, leur chienne. Sous les grands arbres du parc du château, les paroles se font pousses printanières. L'étang invite à la quiétude. Les séquoias clament leurs âges vénérables.  
     Le poète Donikian dans Histoires arborescentes invite à lire un arbre : "atteindre le vide de la pensée afin que l'arbre y prenne place, que le corps se déploie dans la terre et l'esprit dans le ciel". Que me révèle l'arbre à l'écorce qui pluche sous mes mains ? Il annonce une immensité qui me dépasse.

    Noirmoutier. L'océan enfin. C'est vrai, notre voyage est une histoire de sardines, de saveur, d'enfance. Un chemin toujours vivace court entre l'émotion du moment, nourri des émotions du passé. Pour moi, l'océan même quelques fois entrevu, reste un inconnu. Alors redevenir l'enfant pour saisir le nouveau, sans à priori. Vivre l'instant naturellement.
    Le premier matin nous mène au passage du Gois. Sous un soleil laiteux, plonger le regard dans le gris de la chaussée où s'engagent voitures et piétons à marée basse. Se laisser pénétrer par le vif de l'air matinal, un peu poisseux. Les pavés qui côtoient des flaques d'encre noire où s'aventurent pêcheurs de coquillages me rebutent. La mer paraît avachie. Bien sûr, elle cache son jeu. 
    Heureusement, derrière la butte, s'ouvre un autre chemin, celui qui borde le polder de Sébastopol. Aussi lumineux et protégé que celui de Gois est austère et maussade. Une douce chaleur invite à la promenade le long de cet entrelacs de terre et de mer. Une simple brise la rend paisible. Les bleus des eaux se glissent entre les terres herbeuses qui abritent des canards, aigrettes, hirondelles de mer, fleurs et herbes sauvages… 
    Le souffle de l'océan donne des ailes au point d'être emportée dans le vol somptueux d'une oie bernache. Ai-je été oiseau ou le deviendrai-je ?

    Quand la plénitude est là, les mots se dérobent, tels des coques et vers de mer enfouis dans les sables vaseux. Devenir les couleurs du paysage, le souffle de l'air marin, se fondre, c'est devenir rien, c'est-à-dire le tout. 
    L'appareil photo prend des images qui deviennent mémoire. Je les bois, je les pose déjà sur du papier aquarelle, avec ce besoin de les rêver. Possession dérisoire sans doute. La créativité n'est pas toujours à la hauteur du désir.

    Aux marais salants, une saunière nous conte le sel qu'elle récolte, le sel né de la mer du soleil et du vent. La fleur de sel sur la langue éveille une saveur toute neuve. Poésie de toute cuisine, qui allie nécessité et légèreté. 
    "Ample respiration de l'univers
    Harmonie de la terre et de l'eau"
    a écrit le poète Michel Velmans qui réveillait les légendes dans Les îles Scilly
    "Cris de l'alouette
    Au-dessus de la pierre
    Voyelles oubliées d'un langage ancien,
    Voyelles d'une langue nouvelle, 
    Verbe d'avant le commencement
    Verbe de toujours
    Ailes d'avant le ciel
    Roses au-delà du feu."

    Les poètes bruissent en moi et je tends l'oreille pour saisir les voyelles dans les cris des oiseaux. Les consonnes chuintent, frappent, murmurent entre prés salés, sables et rochers. Je lave les mots dans la vague, je les fais sécher au vent pour une vie ardente, jamais rassasiée. Humer odeurs marines, cueillir dans les yeux, les eaux émeraude et outremer.

    Malgré moi, j'esquisse écrits et peintures, parce que c'est ma façon de vivre, conquise au fil des jours. C'est ma façon d'aimer, de mettre mon grain de sel.

    Pour aller à l'Île d'Yeu, il faut prendre le bateau. Nous traversons sur une mer qui ondule avec quelques vagues couronnées d'écume. L'île est comme un cadeau, une terre à gagner, elle se dévoile peu à peu avec une ligne d'arbres, puis de maisons blanches éclairent la côte. Port Joinville est là. Nous sommes accueillis.
    Dans un petit jardin près de la maison de pêcheur restaurée, le mirabellier, la glycine, les fleurs bleues de la bourrache, le muguet, les fraisiers ont leur langage printanier. Chacun a son ouvrage et lutte pour la beauté, les parfums, la vie, la survie parfois. 
    Sur la terrasse, André lit Les sardines de Safi tandis que nous mangeons des sardines à la plancha achetées le matin au marché. Le texte est en bouche, le ciel des origines ou des voyages rejoint celui de cette île aujourd'hui si sereine, adoptée par nos hôtes qui apprécient la nature et la convivialité. Au soleil, on se raconte, on rêve… 
    A la Pointe du But, l'air du large nous bouscule, rappelle les tempêtes qui déferlent et disent que la vie est une lutte. La chapelle de Bonne Nouvelle éclate de blancheur et son vitrail fait danser les bleus du ciel et de la mer. Le port de la Meule offre un refuge à quelques bateaux. Sur des plages abritées, les ricochets sur la plage éveillent les rires et les jeux d'enfance. Un petit bistrot de campagne réjouit l'instant.

    Respirer à pleins poumons pour mettre un baume sur les maladies du monde. Etre heureux est peut-être un devoir pour donner à son tour des brassées de lumières même voilées d'ombres.

    Le poète allemand Hölderlin, un grand marcheur, disait qu'il fallait sortir de chez soi pour se trouver soi-même et ensuite rentrer chez soi pour œuvrer. 

    Revenir vers sa maison par des chemins détournés est une manière de porter en soi des sensations nouvelles, de faire voler des graines joyeuses comme plumes de pissenlit. A La Couronne près d'Angoulême, un enfant de deux ans s'en éblouit et sent peut-être que planent encore en nous les bleus, les verts, les gris de l'océan, le moutonnement de la houle. Elle continue à m'habiter, porteuse d'origine et de mouvement. Elle ne cesse de se raconter. Je me mets à son écoute.

    Guillevic dialoguait avec l'océan, incluait l'humain dans le paysage sans qu'il soit le maître de toutes choses. Seulement un témoin.
    "Tu regardes la mer
    Et lui voit des yeux

    Tu regardes des yeux
    Et tu y vois la mer."

    Beauté des choses, beauté des êtres. Ferveur de dire, de lire paysages et visages. Le souffle danse le plein et le vide, le lien avec la mer, l'élan vers le ciel. Ailes déployées, les poètes sont des oiseaux.

    Geneviève Briot

    (1) Voir article sur le blog du 4 octobre 2023
    (2) La révolution Spinoza. Du désir d'être à la félicité. Robert Mishrahi, Editions Okno

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  • Chemin faisant - Balade poétique à Condillac

    En ces temps troublés par la guerre en Ukraine, par les tempêtes qui secouent la planète, des petites joies se faufilent dans les villages et sur les chemins de campagne.
    Geneviève et André, les colporteurs-liseurs, ont été sollicités par la médiathèque de Montélimar dans le cadre de Itinérance(s) ; à eux, se sont greffés d'autres liseurs : Naïs, Juan-Antonio et deux jeunes musiciens, Esteban saxophoniste et Maïa violoncelliste. Une équipe pour faire entendre poésie d'ici et d'ailleurs.
    Une trentaine de promeneurs s'étaient rassemblés autour d'eux ce samedi 30 avril.
     
    Revenir à la source, aux sources de la Layne à Condillac qui eurent leur moment de prestige quand elles étaient autrefois exploitées.
    J'écoute le murmure des sources, dit Naïs, des mots extraits d'un recueil Un caillou qui pense oiseau. Et ils sont là les oiseaux dans les branches qui s'agitent sous la brise. Se disent alors des mots sur l'importance de l'eau d'un poème touareg.
    Il y a presque toujours dans les lectures des colporteurs-liseurs des textes teintés d'humour du poète ardéchois Paul Vincensini qu'ils ont connu :
    Moi j'ai toujours peur du vent 
    Me voici 
    Mes poches 
    Bourrées de cailloux
    Pour rester avec vous
    Ne pas m'envoler dans les arbres
     
    On grimpe alors sur la colline, tandis que des interrogations de Guillevic ponctuent la grimpette :
    La force de qui / La force de quoi / Rêvez-vous d'avoir / Et c'est pour quoi faire ?
    Christine de la mairie de Condillac se lance et pose une question de Michel de Maulpoix : À qui, à quoi as-tu donné ton temps ? 
    Le groupe manifeste le plaisir de l'échange, du printemps, du partage.
    Esteban sur son saxophone élève aussi sa question musicale, libre d'interprétation. Ses notes de cuivre accompagnent certains textes et illuminent l'instant. Sa sonorité sait devenir murmure pour doubler la voix d'André qui conte comment il est né de ses voyages : route route route soixante fois route je suis né d'elle.
    Le poème Les exilés rappelle les dures épreuves des déracinés dans le monde et la nécessité de les accueillir. Ils viennent à notre rencontre, dit le poème de Geneviève.
    Arrive le texte de Jean Louis Novert Nous sommes d'une longue marche. Jacky le maire de Condillac nous conte  l'histoire du château qu'on aperçoit environné par la forêt.
    Avec un texte de Natyot, Naïs parle de déplacer les montagnes.
    Tel est le pouvoir de la poésie, éveiller en nous l'essence des choses et nous donner la force d'agir. La meilleure impulsion ne serait-elle pas celle de l'amour ? Alors on entend les mots d'Alain Borne, poète montilien : Le monde est nu, je voudrais le vêtir d'un poème d'amour comme la page blanche.
    Les voix mêlées de Geneviève et André disent : Il y aura ceux qui s'aiment de Andrée Chedid.
    À la fin du parcours, c'est Maïa avec son violoncelle qui accueille les marcheurs. Elle accompagne Juan-Antonio qui dit en français et en espagnol un poème de Pablo Neruda sur Federico Garcia Lorca.
    Le spectacle nomade se clôt sur une phrase : L'espace est libre et les jeunes musiciens en harmonie l'expriment à leur façon. Ils nous enchantent avec un dernier morceau, La toccata de Girolami Frescobaldi. 

    Geneviève et André

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  • Des saveurs et des livres au Bazar de St Martin en Vercors

    "Des saveurs et des livres" au Bazar de St Martin en Vercors,
    par Geneviève Briot

    Du 6 au 12 août 2021 était organisé le Bazar de St Martin en Vercors, à l'initiative de la Cie Cyrène, avec Michel et Jacotte Fontaine : musique, théâtre, danse, lectures, film et chants au fil de la semaine sur le thème Le pain dans tous ses états.

    Nous les Colporteurs, André et Geneviève, avec Naïs, nous présentions une lecture Des Saveurs et des livres, un menu différent chaque jour. Nous étions dans la rue, sous le regard bienveillant de Raymond et Ginette, nos voisins de porte. Nous affichions des poésies comme d'autres accrochent leur lessive, montrant ainsi nos dessous les plus intimes, les poésies qui nous collent à la peau. Les cailloux peints et les tissus poèmes de Naïs montraient le chemin de la place jusqu'à nous.

    Nous présentions nos derniers ouvrages : Un lit dans l'océan, le lien entre une mère et son fils ponctué de saveurs orientales, D'azur et de feu où Josette l'héroïne croque la vie à belles dents.

    Ces extraits étaient ponctués de poèmes de Blaise Cendrars, Mahmoud Darwich, Guillevic, Pablo Neruda, François Cheng, Alain Borne, Paul Vincensini, Jean-Louis Novert et autres boulangers et pâtissiers des mots.

    Avec les Touaregs, nous avons fêté l'eau : "Annoncez que l'eau doit être partagée, annoncez-le à tous les peuples de la terre", tout en accueillant Omar Khayam venu de la Perse du XIIe siècle pour célébrer le vin.

    Notre table était ouverte à tous. Bernard Vandewièle est venu parler de son livre Brigitte l'œuvre à vif, Juan Antonio Martinez a slamé accompagné par Esteban au saxophone, Marie a chanté un poème de Victor Hugo, Cécile a dit La lionne de Jacques Prévert…

    Dans cette période de pandémie où nous avons été privés de lectures publiques, ce fut un plaisir de partager avec des personnes réellement présentes.

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  • Les mots mystérieux  

    Poé-ponctuation n° 2, de Geneviève Briot

    Les mots sont plus mystérieux qu'ils n'y paraissent au premier abord. Familiers, ils sont aussi insaisissables. On a beau rechercher leur sens, leur étymologie, ils se défilent.
    Les dictionnaires ne font que soulever une partie du voile. Les poètes tournent autour, les regardent de face, du dessus, du dessous, au soleil, à l'ombre d'autres mots, ils écoutent leur sonorité, les utilisent parfois avec perplexité.

    Prenons par exemple les mots fruits, prière, dieu, vie, voyage, forêt, abeille, chat, livre, lèvre, lumière, amour… Des amis avec qui l'on vit et que l'on ne connaît jamais vraiment. Les multiples façons de les aborder peuvent les rendre contradictoires et sont source d'incompréhensions.

    Ainsi Guillevic nous le dit avec l'enquête n°1 dans Avec

    Est-ce que la lumière vos a fait mal ?

    Est-ce que la lumière parfois vous emporte ?

    Est-ce que c'est toujours la même lumière ?   

    Nous flottons dans une langue incertaine, sur des mots aux multiples facettes. N'est-ce pas là le charme des conversations et bien sûr de la littérature ?

  • Retour au poème précédent

    Lettre d'un colporteur-liseur N°30
    "Retour au poème précédent" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck.
     
    Je reviens au poème de Philippe Beck. 
    Dans ma lettre d'un colporteur-liseur précédente, j'avais l'intention de poursuivre sur ce texte, mais les mots de Guillevic m'avaient traversé et j’ai été détourné. Je reprends donc.
     
    Je préfère ne pas 
    parler de ma vie.
    Un souhait :
    épier le siècle
    ou bruiteur
    de fleurs
    et des avenues -
    et des faits. (1)
     
    Les vers sont courts, deux trois mots, souvent. Pour les comprendre, on les lance loin devant et on attend qu'ils nous reviennent à la manière d'un boomerang aborigène. Nous nous fracassons contre les ruptures. Le fil semble absent, mais il est bien là, en accordéon. On le déplie et le monde s'ouvre sans limites.
    Ce poème tourne autour de nous. La famille oui. La famille non. Nous semblons sans solutions. Et pourtant, nous naviguons entre le oui et le non, entre la famille et l'absence de famille, entre le ciel et la terre. Cet entre-deux, cette absence de solution est la solution. L'obligation du mouvement, du doute, car là est l'écriture, là est la vie. 
     
    Philippe Beck écrit :
     
    La Mémoire
    des archives familiales
    est inutile
    à l'intellectuel
    de petite origine. (1)
     
    Merci bien, je suis de petite origine et je tiens fermement à mes archives familiales, dont je suis le dépositaire. 
    Zut, je parle de moi. Ça va recommencer comme la dernière fois. Non, non et non ! Laissons le “moi” à ses divagations. Je ne suis pas un poète, juste un lecteur de poètes, peut-être même un de ces "esclaves de maintenant", de qui parlent Philippe Beck. 
     
    L'intellectuel 
    esclave
    de maintenant 
    écarte
    à sa manière
    le passé
    qu'il a en tête.
    Il parle 
    des livres
    qu'il a lus, 
    et sa biographie
    est faite.
    (Il en veut 
    aux livres
    plus qu'aux hommes.) (1)
     
    En vouloir plus aux livres qu'aux hommes, cela veut-il dire que l'on peut différencier l'homme et le livre ? La question vaut le coup d’être posée. Dans l'Histoire, on a brûlé des livres, mais aussi des hommes. 
     
    Pour ce qui est de la concordance de "livres lus" et de "biographie", Beck a évidemment raison, tous les livres que nous lisons font partie de nous, nous construisent. Nous sommes des voleurs de mots, des mâchouilleurs de papiers, des lécheurs d’écrans, des entortilleurs de lettres, d'accents circonflexes et de virgules en dérive, au point de nous retrouver avec des phrases entières tatouées sous la peau.
     
    Bon, il ne me reste plus qu'une demi-heure avant le match de rugby à la télé. Les filles du quinze de France affrontent les Anglaises en finale du tournoi des six nations féminin. Je ne veux pas rater ça. Allez les filles !
     
    Voici une autre partie du texte du Philippe Beck, Dernière mode familiale. La famille, un sujet où l'auteur a un regard sur "L'hexamètre flottant qui potine".
     
    Qui potine
    sur la vie
    et la société ?
    L'hexamètre 
    flottant
    potine
    et chronique
    amplement, snob.
    Chez moi
    il y a un tiret ou trois étoiles ;
    entre l'époque 
    et ma personne
    il y a ce fossé 
    avec du bruit :
    la place
    réservée 
    à la famille
    et aux archives
    domestiques.
    Mais la famille 
    avait quelque chose 
    à dire.
    En écoutant 
    les bruitages naturels
    ou plus que faux
    du siècle
    nous sommes colorés
    par l'écume
    de son rouleau,
    et nous avons 
    une langue
    morte en vie
    qui n'est pas la langue
    de l'appariteur musclé
    (elle a beaucoup, beaucoup
    de sur, avec, pour). (1)
     
    (1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde  Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages  Flammarion.

  • Je préfère ne pas parler de ma vie

    Lettre d'un colporteur-liseur N°29
    "Je préfère ne pas parler de ma vie" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck, "Mohammed Dib, Un pérégrin", "Ultime lettre à un jeune poète" et "Vivre en poésie" de Guillevic.

     

    Je préfère ne pas 
    parler de ma vie.
    Un souhait :
    épier le siècle
    ou bruiteur
    de fleurs
    et des avenues -
    et des faits. (1)
     
    "Je préfère ne pas parler de ma vie." Ces mots sont de Philippe Beck. Ce n'est pas la première fois que j'entends ce parti pris. André du Bouchet écrivait de son côté : "J'écris aussi loin de moi". Et Guillevic, dans "Ouvrir" : Le "je", le moi sont tellement distanciés qu'ils se fondent dans l'universel (2) et plus loin, dans une lettre à une jeune poète : "tournez-(vous) davantage vers le quotidien, le tous les jours, l'infini dit par l'anonyme… (3).
     
    Guillevic affirmait qu'il ne parlait pas de lui. Mais, n'est-ce pas ce qu'il faisait ? N'était-il pas présent dans son regard sur les éléments, les pierres, l'herbe ?
     
    Voir les choses comme elles sont réellement, ce quelles sont en elles-mêmes dans la mesure où l'on peut. On n'est jamais sûr, parce que nous sommes liés à notre propre vue. Nous ne savons pas comment l'herbe se voit, se vit ou comment, elle voit sa voisine. (4)
     
    En poésie, le soi deviendrait une ombre, un reflet où s'insinuent d'autres ombres, dont les nôtres, à nous les lecteurs.    
     
    Guillevic dit aussi "Notre propre vue". C'est donc qu'il y a du "nous". Et comme le "nous" est constitué de plusieurs "moi", les choses ne sont pas si déterminées qu'elles le paraissent. Et c'est tant mieux.
     
    Au moment où j'écris cette lettre, je lis dans Le Monde des livres (5) un article sur Louise Glück, la poète américaine Prix Nobel de Littérature 2020, à l'occasion de la sortie en France de deux de ses recueils (6). Marc Olivier écrit dans "Po&sie : "La poétique de Glück explore l'intimité d'un sujet tout en éludant le personnel. Le moi s'y révèle rarement identique d'un recueil, voire d'un poème, à l'autre… "  
     
    Que le "je" soit je, il, elle, nous, pluriel, unique, se dédoublant à volonté, en kaléidoscope, cette pandémie nous invite à repenser l'être, à ne pas baisser les bras, à nous dépasser, à créer. Il serait vain d'attendre le retour de l'ancien. Ne sommes-nous pas nés de déroutes, de cataclysmes ?
     
    Au fait, qu'est-ce que créer aujourd'hui ? 
    La même chose qu'hier et que demain : bourlinguer entre le réel et l'imaginaire. La formule du metteur en scène Polonais Tadeusz Kantor est toujours valable : "Je cherche quelque chose entre les poubelles et l'éternité". 
     
    (1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde  Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages  Flammarion.
    (2) Ouvrir. Guillevic. , Mohammed Dib, Un pérégrin. Gallimard.
    (3) Ouvrir. Guillevic. Ultime lettre à un jeune poète. Gallimard.
    (4) Vivre en poésie. Guillevic, Stock.
    (5) En date du 9 avril 21.
    (6) L'iris sauvage et Nuit de foi et vertu de Louise Glück, Editions Gallimard "Du monde entier”.

  • ELLES RIENT

    "Elles rient" de André Cohen Aknin
    À propos de "D'azur et de feu - Sept visage de Josette Duc" de Geneviève Briot, publié  par Bleu 31. 
    Article paru dans la revue A LITTÉRATURE ACTION N° 9 Octobre-décembre 2020

     

    I - LES DEUX FEMMES
    De mon enfance en Algérie, je garde des rires de soleil. Ils éclairent ma mémoire. C'est également le cas du rire de Josette et de Geneviève, le jour de la photo de la quatrième de couverture. Ce n'était pas un rire bruyant, ostentatoire, mais un rire plein, plein comme un corps entier, un corps de femme, plein comme un poème, un poème-rire.
    Elles riaient aux éclats, assises sur le canapé ; elles riaient d'être ensemble, de pouvoir se regarder, se parler. On aurait dit des adolescentes, même si l'une a 90 ans et l'autre presque 80. Josette est fille de menuisier ; Geneviève, fille de boulanger. Qu'ont-elles en commun ? D'être des femmes, d'être curieuses, d'avoir de l'intérêt pour les autres et une inébranlable volonté d'être libre, libre dans leur manière de penser et dans leur corps. Elles ont aussi le besoin insatiable de lire et celui d'écrire. Josette a beaucoup écrit sur ses carnets de voyage, Geneviève est écrivaine. Elles ont aussi en commun d'avoir enseigné. Josette était institutrice et Geneviève, professeur de français.
     
    Elles se sont rencontrées à un cours d'anglais. Josette y racontait volontiers ses voyages et ses découvertes. Peu à peu, leur relation s'est renforcée. Elles parlaient surtout de littérature, de spiritualité. Les photos de Ramana Maharshi et de Bruno Gröning affichées dans l'appartement de Josette impressionnaient Geneviève. Aujourd'hui, ces sages font partie de sa vie. Josette, elle, a espéré, la veille de sa mort, pouvoir rejoindre ces deux êtres dans l'autre monde.
     
    En 2017, un recueil de poésie de Geneviève est publié (1). Elle dit ne pas avoir d'autre projet. Mais il se passe ce qui se passe dans la vie d'un écrivain : l'impérieuse nécessité d'écrire qui vous tombe dessus sans crier gare. Le jour de la fête des 90 ans de Josette, Geneviève lui propose d'écrire sa vie. Une vie de passion, si pleine, si libre qu'elle ne se sentait pas faire autrement que d'en témoigner. Josette dans sa robe égyptienne paillée de fils dorés, acquiesce : "Si c'est toi, j'accepte."
     
    Écrire à partir d'entretiens, Geneviève l'a déjà fait pour Un livre à la mer (2), à partir d'interviews de personnes en lien avec l'Algérie. Elle ressort son magnétophone, prépare une foule de questions, avec la fièvre qui la caractérise, et se rend chez son amie.
     
    Les informations s'accumulent. Josette ne raconte pas chronologiquement, elle confie des anecdotes, passe de l'une à une autre, revient sur les précédentes. Il y a des ellipses. Difficile parfois de s'y retrouver.
     
    Les deux femmes conviennent que tout ne devra pas être publié. Il ne faudra pas non plus broder, inventer pour combler les vides. Josette parle de l'enfant qu'elle a été, de l'adolescente rêveuse et déterminée, de ses voyages, de ses rencontres, de sa vie d'institutrice, de son mari anarchiste. Josette partage les valeurs de fraternité et liberté des anarchistes sans adhérer au mouvement. Elle croit aussi en la solidarité sans adhérer à un parti, en la spiritualité sans entrer dans une religion instituée. Elle puise dans toutes sortes d'enseignements religieux et plus particulièrement dans les spiritualités orientales.
     
    Josette a aimé d'amitié ou d'amour des gens hors du commun. Vivre pour elle, c'était découvrir et aimer. Elle se souvenait avec émotion de sa passion amoureuse pour le vieil anarchiste libertaire Alexandre Marius Jacob. On entendit son témoignage sur France Culture en avril 2019, lors d'une émission sur ce personnage. Durant l'interview, Josette lut des extraits de lettres de Marius. Sa voix rayonnait comme celle d'un rire.
     
    On découvre dans le livre, pourquoi Josette n'a pas eu d'enfant. C'est une douleur. Isabelle devient au fil du temps sa fille spirituelle.
     
    Les choses se précipitent. Josette apprend qu'elle a un cancer. Elle suit un traitement. Mais celui-ci ne donne pas les résultats escomptés. Josette console ses proches, prépare méticuleusement son départ, donne tout ce qu'elle possède de son vivant. Geneviève héritera "naturellement" de son bureau.
     
    Quand Geneviève lui a présenté les premières épreuves de "D'azur et de feu", Josette a refusé de les lire, disant qu'elle avait bien d'autres choses à lire avant de s'en aller.
     
    Geneviève sent l'urgence, travaille d'arrache-pied. Elle souhaite montrer à Josette le manuscrit fini avant qu'il ne soit trop tard. Geneviève y met un point final, le jour où Josette est hospitalisée.
     
    Le lien entre les deux femmes est fait de rires, d'un profond respect et d'une admiration l'une pour l'autre, d'une joie, d'un fil d'âme, si l'on peut dire.
     
     II - LE LIVRE, LES SEPT VISAGES DE JOSETTE DUC 
    Avec "D'azur et de feu", on découvre la vie d'une Romanaise née à Châtillon St Jean dans la Drôme en 1927 et décédée en 2019 à l'âge de 91 ans. Josette Duc a vécu dans sa petite maison rue Sylvain Marmier, construite par son père, menuisier. Elle a épousé Robert Passas de Bourg de Péage en 1950. Robert était anarchiste, libertaire et poète. Josette, elle, était anti conventionnelle, spontanée, littéraire. Ils sont devenus enseignants, d'abord à l'Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique de Geyssans, puis trois ans au Maroc. Ils sont revenus ensuite dans la Drôme. Ils aimaient enseigner et l'ont fait avec ferveur.
     
    Au fil du récit, on découvre plusieurs visages de Josette. On rencontre la désirante, l'amoureuse, la femme libre, la femme blessée, la voyageuse, la tisseuse de liens, la mystique. Elle est toute en un. Le livre s'organise selon ces sept visages, avec une introduction "Sous le signe de l'amour", sa famille, ses parents.
     Puis suivent huit chapitres :
    1) La désirante : Elle désire, elle veut ou ne veut pas. Elle a une force de vie.
    2) L'amoureuse : On découvre ses pulsions d'adolescente, puis ce fut la rencontre de Robert. Il est poète. Ils sont libres dans leurs amours et pourtant fidèles l'un à l'autre. La poésie, la littérature les unissent. La jalousie n'a pas cours.
    3) La femme libre : Josette fut le dernier amour d'Alexandre Marius Jacob, "l'honnête cambrioleur" du titre du livre de Jean-Marc Delpech son biographe. Il a fait 22 ans de bagne, fut libéré en 1927, l'année de la naissance de Josette. C'est Robert qui a rencontré le vieil anarchiste, qui s'est pris d'amitié pour lui et s'est réjoui devant l'amour de Marius et Josette. Il a écrit : "Elle tomba dans l'hiver de Jacob comme une branche d'avril". Il a 74 ans, elle en a 27.
    4) La voyageuse : Elle participa au Service Civique International pour aider les plus démunis, en France et à l'étranger. Elle voyagea souvent, parfois en autostop, pour aller voir des amis, par soif de découverte, pour se ressourcer spirituellement (USA, Croatie, URSS, Mali, Algérie, Turquie, Israël, La Dominique, l'Inde… et aussi le Transsibérien).
    5) La femme blessée : Robert et Josette vont vivre 20 ans ensemble, puis Robert s'en va. Le titre "D'azur et de feu" vient d'un poème de Paul Eluard "Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné". Blessures physiques et morales. Ce qui la faisait le plus souffrir : les séparations, la mort de ses proches.
    6) La tisseuse de liens : Josette est curieuse de tout, va de stage en stage, de rencontre en rencontre. Elle a des relations, des amitiés avec des gens hors du commun : le militant Louis Lecoin qui s'est battu pour la reconnaissance du statut d'objecteur de conscience ; un thérapeute japonais Itsudo Tsuda ; François Malkovsky, danseur élève de Isadora Duncan ; Madhury, une mystique ; Igor Reznikoff avec qui elle fait du chant grégorien ; Georges Krassovsky qui parcourt le monde à bicyclette et milite pour la paix ; Victor Lebrun, ami de Tolstoï ; Marcel Body, le secrétaire de Lénine ; Jeanne Humbert, une Romanaise libertaire qui s'est battue pour les droits des femmes (elle a une rue à Romans-sur-Isère). Sa relation amoureuse avec Hans (Jean Mermoux) durera 19 ans.
    7) La mystique : Elle se ressource à différentes spiritualités, celle de jeunes Hongrois relatée dans "Dialogues avec l'ange", des saints chrétiens : Ste Rita, Ste Marie-Madeleine, St François d'Assise. Elle s'initie à L'évangile selon Thomas, non reconnu par l'Eglise. Elle est fascinée par les conférences de Pierre Ganne, jésuite exclu par l'autorité pontificale du fait de son non-conformisme. Elle fait partie d'un groupe Douglas Harding, philosophe mystique anglais, suit l'enseignement de Bruno Gröning, guérisseur spirituel allemand. Elle va à des rencontres avec Amma, avec un yogi indien, avec Frère John Martin moine hindou et chrétien et, surtout, avec son maître spirituel, Ramana Maharshi. Son voyage en Inde à l'ashram de R. Maharshi confirmera son attachement à ce sage.
    8) Le huitième chapitre "D'azur et de feu" montre la plénitude d'une vie. Il y a son dernier amour avec René. Elle a alors 80 ans, elle pensait que sa vie amoureuse était terminée. Tout ce qu'elle a vécu se concrétise là : sa générosité, son amour des autres, son amour de la vie.
     
    Le récit est composé à partir d'écrits propres à Josette Duc et d'entretiens que Geneviève a eus avec elle. Leurs écritures se sont liées comme un tissage de laine et de soie, dit Claudia, une lectrice.
     
    III - LA FABRICATION DU LIVRE
    La mise en page a été réalisée par Colombe de Dieuleveult, une amie de Josette. Elles se sont rencontrées au moment où Colombe réalisait une thèse sur Alexandre Marius Jacob. Son travail de graphiste apporte beaucoup à la lisibilité, à l'organisation du livre et au traitement des photos.
    L'illustration est de Jean-Luc Boiré, qui ne connaissait pas Josette, mais qui fut séduit par son histoire.
    L'écriture, la mise en page et l'illustration ont été offertes, comme si un courant bienveillant passait entre ceux et celles qui participaient à ce livre. J'y ai pris ma part dans la relecture du manuscrit.
     
    IV - GENEVIEVE BRIOT, L'ÉCRIVAINE, LA POÈTE
    Pour découvrir la vibration de l'écriture de Geneviève, au-delà de ses romans, de ses récits et de ses pièces de théâtre, il faut plonger dans sa poésie. Car cette femme est une poète. Sa poésie oscille entre épaisseur et transparence, s'insinue entre peau et chair, puise dans le tréfonds de notre oubli, nous fait brûler de désir, nous rappelle qui nous sommes et le vaste monde qui nous attend. Avec elle, nous devenons caillou, oiseau, bruissement d'un feuillage, fontaine de son village natal de Lorraine, le bleu de Fra Angelico, un hêtre du Vercors, le sable roux du Grand Erg Oriental qu'elle a tant aimé et un marcheur d'un cortège clandestin (3). Avec elle le dimanche habille son regard de lilas (4).
     
    Je l'ai imaginée dans le désert d'Algérie, la peau tannée par le soleil, les mains teintes de henné et le regard brûlant pour les hommes et les femmes de Ghardaïa, à l'orée du désert. Elle est tombée en amour pour cette terre qui lui a inspiré plusieurs ouvrages (5).
     
    Geneviève est une amoureuse de la langue française et le Grevisse est sa bible.
     
    Paul Vincensini est son initiateur en poésie. Ils ont partagé la joie profonde de dire à haute voix. Il l'a entraînée dans le torrent de la poésie d'Alain Borne. Il faut entendre Geneviève dire les poèmes de ce dernier pour saisir sa passion pour la poésie.
     
    Les mots tenus à la crinière deviennent des notes de musique dans un souffle charnel et puissant. Ecoutez un poème d'elle, tiré de Météorites (6) :
     
    Tes mots chuchotés
    je les crie contre les murs
    me reviennent en pleins désirs
    et me mettent à genoux.
    Je ne demandais que ton corps
    où enfouir ma folie
    je ne demandais qu’un peu de ta bouche
    où puiser le rêve que je respire.
     
    Ta vie m’est un silence libre et profond.
     
    Je deviens surface gelée du lac
    les chiens me marchent dessus
    sans que je bouge un cristal.
     
    Ma vie est à claire-voie sur l’obscur.
     
    Le poète Guillevic ne s'y trompa pas lorsqu'il écrivit pour la 4ème de couverture de ce recueil que "la poésie de G.Briot… est plus originale qu'elle peut paraître au premier abord. Une originalité profonde : d'âme si j'ose dire. Il me plaît que ce soit une poésie de femme avec tous les attributs de femme : la sensibilité, la sensualité. J'aime beaucoup cette sensualité affirmée."
     
    Guillevic est un poète qui a compté, qui compte toujours pour Geneviève. Elle l'a rencontré à Rochessauve en Ardèche lors d'un événement poétique. Elle est restée en relation avec Lucie, sa femme. Je retiens chez Guillevic la densité de ses textes, sa capacité à provoquer et saisir les déséquilibres.
     
    Geneviève a aussi rencontré Andrée Chedid, devant qui nous avons dit le poème "Il y aura ceux qui s'aiment"(7). Ce texte montre à lui seul la manière dont nous disons ensemble. J'écrirai bientôt une Lettre d'un colporteur-liseur où j'en dirai quelques mots. (8)
     
    Un autre poème d'Andrée Chedid résonne chez Geneviève : "Femmes de tous les temps".

    Femmes de tous les temps
    Ancestrales et pourtant fraternelles
    Lointaines et pourtant proches
     
    Elles viennent à notre rencontre
    Ces Femmes d’un autre âge
     
    Dans la pulpe éphémère de leurs corps
    Dans la beauté d’un geste périssable
    Dans les brefs remous d’un visage neuf ou vieilli
     
    Ces Femmes immémoriales
    à travers argile et pierres
    écartant les écorces du temps
    Se frayent passage jusqu’ici.
     
    Hors du tréfonds des siècles
    délivrant l’esprit
     
    Non plus femmes - objets
    Mais objets devenus Femmes
     
    Elles lèvent échos paroles
    et questions d’aujourd’hui. (9)
     
    Un feu entre femmes nous parvient à travers les âges. C'est pour cela que la rencontre de Geneviève et Josette Duc ne m'a pas surpris.
     
    D'autres poètes l'ont aidée à avancer, à parfaire son écriture, à aller vers d'autres horizons.
    Il y a François Cheng, cet émigrant qui choisit la France pour sa langue et qui est devenu académicien. C'est l'un de nos grands poètes. Geneviève a correspondu avec lui lors de la sortie de son recueil Un caillou qui pense oiseau. François Cheng est un poète transcendant, présent dans les infimes choses de la vie. À l'esprit et au corps, il ajoute l'âme, ce fil qui relie toutes choses dans l'univers, y compris nous. Ses mots, leur musique, leur graphie, leur marche, nous entrainent et nous rendent la joie des origines. On tient ses mots comme on tient un attelage céleste.
     
    Geneviève est assez réservée. Ce n'est pas elle qui fera un grand discours pour amuser la galerie. Ça ne l'empêche pas de s'enthousiasmer pour un livre, un auteur. Le dernier est Roger-Paul Droit, avec son "Comment marchent les philosophes".
     
    Pour Geneviève, l'écrit, c'est la vie. Elle le disait déjà dans son premier recueil "Basalte" :
     
    Je dérive sur des heures ignorantes
    je respire au jour le jour
    et mon crayon fou
    rêve de mistral
    parle de miel roux.
    Mais je n'y suis pour personne
    j'écris pour faire semblant de vivre
    je vis parce que j'écris.
    Je ne suis qu'un caillou qui suinte
    Un caillou qui pense oiseau
    et qui parle caillou.
     
    Voici la femme qui a écrit "D'Azur et feu".
    Cet azur et ce feu, ce sont aussi elle

    (1) - Un caillou qui pense oiseau. L'Autre incertain Editeur, 2017.
    (2) Un livre à la mer. Récit paru en 2003 aux Editions Marsa.
    (3)  "Jabbaren", tiré de Un caillou qui pense oiseau. 
    (4) "Sérénité", tiré de Basalte, Edition La Coïncidence, Guy Chambelland. Librairie Pont de l'Epée, 1982.
    (5)  L'appel du sud, roman, Edition Marsa - Najib, l'enfant de la nuit, L'Harmattan jeunesse - Un livre à la mer, Edition Marsa.
    (6)  Météorites, Editions Supervie, 1987.
    (7)  Tiré de Textes pour un poème, 1949-1970. Andrée Chedid, Editions Flammarion.
    (8)  Depuis mars 2020, ne pouvant plus donner de lectures de poésie de vive voix, j'adresse de temps à autre, par courriel, des Lettres d'un colporteur-liseur directement à des personnes, comme si je leur donnais un texte à l'oreille. Quelques mots et des textes de poètes, de ces hommes ou de ces femmes volants pour qui le temps ne compte pas et qui savent avant l'heure. Les lettres sont également sur le blog : http://briot-cohenaknin.hautetfort.com.
    (9)  "Femmes de tous les temps" - Fraternité de la Parole. Andrée Chedid. 

  • Le rendez-vous

    "Cours aussi longtemps que tu le veux dans la journée, mais n’oublie pas de te rattraper avant le coucher du soleil."

    J’ai entendu ce proverbe dans la bouche d'un joueur de sitar avec qui j'ai cheminé au cours d'un festival à Carcassonne. La sagesse de ce petit homme de l'Inde du Nord m'avait fortement impressionné, moi jeune Parisien de vingt-et-un ans. Nous nous étions rencontrés au parc des Buttes Chaumont où il jouait un râga (1) du soir sur une pente face au couchant, en compagnie d'un compatriote longiligne, discret, un joueur de tampura, un instrument à long manche qui donne le rythme. D’habitude, ils jouaient avec un joueur de tablas (2), mais cette fois, il n’était pas du voyage. Ils avaient besoin de quelqu'un pour traduire leur anglais. Alors je les ai accompagnés.

    C'est ainsi que j'ai découvert la musique indienne, ses rythmes. Comme un rendez-vous, qu'il soit du soir ou du matin, dans un dialogue avec l'inconnu. Les joueurs de sitar et de tampura se marient avec le temps et les êtres autour d'eux. Des râgas, monte une note qui vous parle, le vâdi (3). Elle vole, tourbillonne, revient sans cesse et nous accompagne bien après.

    Les musiciens trouvent toujours un moment pour s'isoler. Ce temps est un rendez-vous, un rendez-vous avec soi-même.

    En ville, il y a des lieux où ces rendez-vous sont possibles, même au milieu des autres : les bistrots. Hélas, ils sont actuellement fermés. Donc, pas de terrasses où boire une bonne bière fraîche. J'ai une préférence pour la blanche avec une rondelle de citron.

    Certains viennent à leur rendez-vous avec eux-mêmes en marchant, d'autres en courant, d'autres encore avec du qi Gong, du taï chi, du yoga. Moi, je passe le balai à onze heures du soir. Il suffit parfois de quelques secondes pour enlever le poids de toute une journée. Le balai comme manche de sitar, ce n'est pas si mal !

    Dans son texte "Le rendez-vous", Guillevic chemine plus avant. Un texte écrit à une période où il était question d'un autre confinement. C'était pendant la guerre, en 1943. Guillevic n'écrivait pas encore en vers.

     

    "Certes, quand on a la santé et des jambes et des pieds à peu près solides, on peut toujours marcher.

    Et c'est vrai que ce n'est pas rien, de savoir que l'on peut bouger et, effectivement, aller ailleurs.

    Mais voilà, précisément : si l'on marche, est-ce pour aller ailleurs ? Pas toujours, certainement. On marche pour bouger, pour remuer le corps, pour voir d'autres lieux, pour respirer un autre air.

    Il arrive donc que l'on marche sans but. Et il y a vraiment des jours où cela donne pleine satisfaction. Mais pas toujours. On se fatigue souvent rien qu'à la pensée qu'on va marcher, entrer dans une rue puis dans une autre à peu près pareille, ou différente, ça ne fait rien.

    Et bien, si l'on n’est pas heureux, c'est qu'on marche alors sous le poids de la durée, qu'on marche ainsi sans que notre temps à nous ait rendez-vous avec la durée en général.

    Et c'est pourquoi il est bon d'avoir un endroit où l'on sait que ce rendez-vous est fixé et toujours possible.

    Voyez cet homme qui sort du village, jouant avec sa canne. Il n'a même pas besoin de chien. Il grimpe la colline. Il sait où il va. Il y a là-haut, dans la forêt, un coin qui le voit souvent. Il sait à l'avance comment ce sera, où sera l'ombre, où la pénombre, où la lumière, comment sera la plaine et où il posera la tête. Il connaît d'avance ce que ses mains penseront de la mousse.

    C'est là que son temps à lui va retrouver la durée en général et jouir de ce merveilleux rendez-vous.

    Ah ! Il peut s'allonger sur la mousse et jouir du rien dans le tout, puisque qu'il ne sent plus le poids, ce poids.

    Certes, la béatitude ne peut durer. Mais est-ce que ce n'est pas énorme déjà de pouvoir compter sur elle tous les jours pour quelques secondes, quelques minutes, quelques heures ?

    Et même après, on est mieux qu'avant, beaucoup mieux.

    D'ailleurs, il s'est toujours passé quelque chose d'inattendu. Rien de tel que cette rencontre du temps et de la durée pour suspendre cet impondérable, cet invisible inattendu qui réussit en nous cette émotion que même la musique ne peut donner car elle reste toujours, et dans le meilleur des cas, sur le seuil." (4)

     

    J’apprécie le texte de Guillevic, mais si je ne partage pas ses mots sur la musique.

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    (1) Le râga est un mode musical qui laisse place à une improvisation, tout comme on retrouve dans le jazz. - (2) Tabla : instrument de percussion. - (3) Le vâdi, qui signifie "parlante", est une note prédominante. Elle est toujours accentuée et sert de point de départ aux variations mélodiques qui finissent sur elle. - (4) Guillevic. Le rendez-vous, daté du 23 février 1943. Proses ou Boire dans le secret des grottes (1935-1943), Editions Fischbacher. 2001.

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 13

  • Qui suis-je ?

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    Qui suis-je ? demande Guillevic dans son recueil "Maintenant". 

    Oui maintenant, à l'heure où nous nous interrogeons sur l'après coronavirus, relisons ce poème, qui en quelques mots donne le la, la note juste.

     

    Qui suis-je ?

    Je suis l'usufruitier 

    Du domaine.

     

    En moi 

    Des milliards de courbes

    Se rencontrent, se croisent.

     

    En moi

    Tous les courants qui font le monde (1)

     

    À nous humains qui voulons dominer, posséder, consommer, rappelons-nous que sur cette terre, nous n'avons que l'usufruit. 

    Si nous comprenons cela, tous les espoirs sont permis.

    Geneviève

    (1) Guillevic - Maintenant, Editions Gallimard, 1993