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D'un père à l'autre

À propos du livre de Caroline Thivel "La fille de l'autre", Éditions Plon
Article paru dans la revue QUINZAINES, n° 1262 de Septembre 2024


Ce livre est la quête d'une femme pour découvrir un père dont elle a appris l'existence à plus de quarante ans. Une révélation qu'elle refuse d'abord, parce qu'il y a un autre père, Antoine, qui l'a élevée avec sa sœur. Elle est prise par cette révélation. Elle cherche des preuves pour accepter la filiation avec le poète Alain Borne. 

Caroline Thivel se demande si le poète connaissait l'existence de ses filles ; elle commence à découvrir des traces. Il y a ce poème sur une petite fille : "Dors ma petite fille / C’est dans si longtemps qu’il faudra mourir / La vie descend vers la mer de son sable insensible / Dors contre mon cœur fleur de mon émoi”. Mais ce poème a été écrit en 1947, c'est-à-dire des années avant la naissance des deux enfants. Il y a aussi ces deux poupées qu'on a retrouvées dans le cartable d'Alain Borne quelques jours avant Noël, alors qu'il venait de mourir sur la route entre Montélimar et Avignon où il allait plaider. 
Cette mort, il y pensait depuis l'enfance : "En ce temps-là, la mort était jeune et bégayait en moi”, dit-il. Il la craignait, mais elle le fascinait. "Je sais que tout est néant / mais j'aime ce néant et je le chante”, écrit-il dans Terre de l’été. Ajoutée à cela sa quête d'un amour absolu, qu'il savait inaccessible. Ce sont là les deux thèmes forts de sa poésie : l'amour et la mort. Mais Caroline Thivel s'intéresse à l'homme plus qu'au poète : "Un grand type élégant, au nez imposant, l’air doux et triste, une cigarette coincée entre ses doigts interminables. Il avait les cheveux grisonnants, l’air plus vieux qu’il n’a jamais été puisqu’il est mort à quarante‐sept ans.” Telle est la présentation qu’elle découvre. Il est décrit comme un être secret, hésitant, qui avait les plus grandes difficultés à affronter la vérité. Il se disait capable de tous les mensonges. Elle précise qu'au moment de la révélation, sa sœur et elles étaient "curieusement insensibles à la poésie".
Lui savait pour ses filles. Elles, non. C'est Antoine, l'autre père, qui leur révèle la vérité et fait entrer Alain Borne dans leur vie. Caroline et Béatrice ont donc grandi dans l’ombre d’un inconnu dont elles ignoraient tout. Ce livre est une gestation. "J'écris les mémoires d'un homme qui pousse en moi", dit Caroline. Elle décide de s'attaquer à l'œuvre poétique d'Alain Borne. C'est une œuvre lumineuse, malgré le tragique qui l’enveloppe : “L’amour, d'abord, jaillit dans les poèmes de Terre de l'été, fervent cantique célébrant la passion et la vie des sens”, écrit Max Alhau qui ajoute : “Alain Borne rejoint par la chaleur de son verbe la poésie d’Éluard - mais la mort, contrepoids de la vie, marque les plus beaux recueils du poète".
 Un certain Georges, qui avait rencontré Alain Borne au collège, dit de lui qu'il donnait l’impression d’être témoin d’une autre vie, de celle de "l’autre côté du miroir". Ce témoignage, l'autrice l'a trouvé parmi d’autres, dans un quotidien régional daté de décembre 1994, l’année où Antoine lui a révélé l’existence du poète. Quant à René Tavernier, le père de Bertrand le cinéaste, le fondateur de la revue Confluences à laquelle Alain a collaboré, il disait qu'Alain, "si silencieux, était capable de brusques accès d’éloquence. Tel un jeune prince nordique, il portait haut un visage noble et grave, éclairé du feu sombre de ses yeux. Il était difficile de séduire Alain Borne. C’était un être secret qui ne se livrait qu’avec discrétion et pudeur, un être délicat qui souffrait de la moindre facilité, de la moindre complaisance, de la plus petite compromission." Voilà bien de quoi attiser la curiosité sur cet homme mystérieux dont elle serait issue. 
Caroline Thivel consulte des lettres, lit des poèmes, elle cherche des preuves. Elle découvre La nuit me parle de toi, un recueil publié en 1964, deux ans après la mort d'Alain Borne. Il lui semble qu'Alain s’adresse à sa mère : "Je suis venu à toi comme on traverse un gué / Vers la rive capitale". Cela ne lui est guère suffisant, elle cherche la preuve indiscutable qu'elle est la fille du poète, tout en s'éloignant de cette idée. Faire le deuil du premier père, elle ne s'y résout pas. "Pour rien au monde, je n’aurais échangé ce père lointain et fragile, cet homme fidèle et responsable, touchant et vivant, contre un autre père. Un poète mort depuis bien trop longtemps". Cependant, un père n’exclut pas l'autre…
Son père Antoine disait d'Alain Borne qu'il "était un grand échalas rêveur qui consommait autant d'alcool que de femmes". Séduire, ne serait-ce pas une façon de s'opposer à la mort qui "ne peut rien contre la passion. L'amour est une flamme qui redonne à l'homme sa pureté originelle", écrit Max Alhau. Pour Alain Borne, il y eut Lislei, un amour fantasmé qui donna tant de beaux poèmes, mais "cette jeune fille transparente fait place ensuite à la sensualité, à la femme de sang”, comme le note La Tribune de Genève de janvier 1963. Mais même l'amour accompli ne pouvait pas le satisfaire : "Je me détourne de toi", finira-t-il par écrire. Caroline Thivel cherche des ressemblances. Le récit dévoile des liens entre la fille et le poète. Comme lui, elle a fait des études de droit à Grenoble, elle écrit et, après avoir parlé des expériences amoureuses d'Alain Borne, elle évoque les siennes.
Elle apprend que chez Alain Borne tout ce qui était matériel avait peu d'importance. Il exerça cependant son métier d'avocat et utilisa son verbe pour défendre entre autres des détenus FNL et MNA. Son écriture intime et le fait de rester à Montélimar, loin des cénacles parisiens, ne l'empêchait pas d'être conscient du monde alentour. "Je n'ai pas chanté souvent la vie des hommes", écrit-il. "Je voudrais être un homme nu / dans une de ses foules où le malheur est chaud / parmi les femmes sans beauté, les hommes sans hauteur…”. "Le poète savait la fêlure qui était en lui, que nous avons tous, mais il en avait la lucidité et seule la poésie lui permettait d’avoir les yeux ouverts", écrit Geneviève Briot dans un article sur Alain Borne adressé au "Printemps des poètes" en 2016.
Caroline Thivel découvre l'importance de la mère d'Alain Borne, avec qui il entretenait une relation très forte. Une mère qu'il aimait plus que tout. Pour ce qui est du reste de la famille, que penser de l'attitude de certains de ses membres qui ont été jusqu'à brûler son matelas le lendemain de sa mort, comme pour effacer toute trace scandaleuse ? Pour saisir l'ampleur de la réprobation, il faut se mettre dans le contexte de l’époque, les amours hors mariage étaient condamnées. 
Caroline Thivel cherche également du côté des amis du poète, particulièrement Jacques Bret. Leur amitié était intense. "Je pouvais continuer à avoir une âme puisque vous en avez une", écrit Alain Borne. Et plus loin dans la même lettre : "Je vous dois de n'avoir rien abdiqué". La femme de Jacques Bret lui révélera bien des choses du poète et aussi de Marie, sa mère. Marie qui lui cacha jusqu'au bout l'existence de ce père, qui fut une amoureuse différente, puisqu'elle compta pour le poète et qu'il lui donna deux filles. Celui-ci lui proposa même de vivre avec lui. Elle y aspirait également, mais tous deux furent incapables d'y parvenir, ligotés par leur éducation bourgeoise et les mœurs des années cinquante. Elle craignait qu'un divorce lui fasse perdre ses filles. Alain Borne fut pour ainsi dire pris à son propre jeu. Il écrit : "Les femmes croient souvent que je les aime et ce n’est pas vrai ! Et pour une fois où je ne mens pas, je ne suis pas cru !"
Bon an mal an, l'auteure continue de chercher. Il y a quelque chose de mystérieux chez Alain Borne. Pierre Seghers dit de lui qu'il est "hanté". Faut-il néanmoins tenter de le mettre à nu ? Dans une lettre, Marie avertit : "C’est un attentat à la pudeur de vouloir dépouiller Alain de ses masques." Elle parle des amours du poète. On prend aussi cet avertissement pour l'homme tout entier. On est tentés. 
On apprend qu'avant sa mort, en décembre 1962, "il commençait à penser qu’il avait besoin d’une vie normale", sans vague à l'âme, sans mensonge (pourquoi pas), sans souffrance surtout. Y aspirait-t-il vraiment ? Mais dans une "vie normale", aurait-il écrit son besoin d’absolu ? Son obsession : la crainte d'être oublié. Il écrit dans En une seule injure :
"Rien ne parle de l'homme mort
ni son fils où la vie suscite un supplice neuf
ni la terre que gonfle sa dépouille
ni l'herbe porteuse de sa substance. 
Son ombre est effacée."
On pourrait voir là la pensée d'un Occidental. Un poète africain n'aurait certainement pas parlé ainsi. En Afrique, le visible et l'invisible se côtoient, il n'y a pas de frontière, comme l'a écrit le poète sénégalais Birago Diop dans son poème Souffles, publié dans une anthologie africaine de Jacques Chevrier : 
"Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire
et dans l'ombre qui s’épaissit…" 
Son comportement, ses doutes, ses contradictions, son mystère sont les signes d'une quête profonde vers un but inaccessible. On sent une amertume quand il écrit : "Faudra-t-il que je parte sans réussir ce feu dont je rassemblais les branches ?" Il faut surtout y voir le signe de sa complexité. Caroline Thivel elle-même n’est pas exempte de complexité. On assiste à son introspection, à ses doutes. On progresse et on stagne avec elle, dans un va-et-vient entre l'envie de savoir et le refus de savoir. Entre l’envie d’aimer cet homme et la peur de s’illusionner. C’est cela qui donne le rythme à son livre : "C'est décidé, je tourne la page" - "Je n'hésite plus". Mais tout de suite après, la perspective d’atteindre peut-être enfin la vérité la tétanise : "Sortir du doute me semble, pour l’instant, au‐dessus de mes forces.” - Puis "Je me demande s’il vaut mieux tenter de réfléchir profondément ou ne pas réfléchir du tout".
L'indécision est une histoire de famille. Sa mère Marie hésitait aussi : "À la question simple et désespérée que Marie pose à un correspondant : doit‐elle quitter Antoine pour Alain ?", il lui répondit : "C’est l’attente et votre indécision qui vous minent". Le poète lui-même, "pour éviter des peines, n’a pas souvent le courage d’être sincère". Caroline est effarée par l’indécision maladive d’Alain et Marie, dont elle a hérité.
Savoir ou ne pas savoir ? se demande le lecteur à l’instar de l'auteure. Comment réagir devant une pareille situation ? Avoir un deuxième père est troublant. Si en plus, il s’agit d’un poète tourmenté… Ce livre touche à notre propre complexité, nous lecteurs, chaque famille a des secrets. L'envie de savoir est freinée par la crainte que notre vie pourrait profondément changer. Notre cerveau reptilien prend le pas sur les autres, en cas de danger. Mais la tentation est grande. La quête de Caroline Thivel est un chemin qui va de l'ombre vers la lumière, en écho aux mots d'Alain Borne : "Il est temps de lever sa voix comme une mèche sur une lampe".
Ce livre est un être vivant, il est animé de sentiments contraires. C'est ce qui lui donne son énergie, son rythme alerte. Les chapitres sont courts, comme des séquences. Caroline Thivel passe de l'un à l'autre de ses interlocuteurs dans une progression en accordéon qui nous tient en haleine. Son style précis et ouvert offre un champ immense au lecteur qui peut s'approprier l'histoire, ouvrir une porte secrète, une porte de l’indicible, puisqu’il s'agit d'un poète. Comme elle, on n'arrive pas à se détourner d'Alain Borne.

André Cohen Aknin

 

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