Chant du bossu joueur de flûte

Lettre d'un colporteur-liseur N° 25
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Lettre d'un colporteur-liseur N° 25
J'ai tout inventé pourrompre le silenceJuste une langue à boireTerre nouvellement recouvertede goudronson odeurReversd'un livresur une étagère qui va du salon jusqu'à l'égouttoirJ'ai rincé deux épis de bléet m'en suis servi comme fanions de détresse (1)
pas à pas viennent les mots leurs enchaînementsleurs enchevêtrements leurs inventions en mêmetemps que leur destructionglisser dans les anfractuosités ah piocher dansl'effacement trouver le fil qui ne rompra paschaque mot possède un silencel'écouter (2)
Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes (1)
Je sors de la pharmacieJe descends juste de la basculeJe pèse mes 80 kilosJe t'aime. (2)
Le corps de la femme est aussi bosselé que mon crâneGlorieuseSi tu t'incarnes avec espritLes couturiers font un sot métierAutant que la phrénologieMes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmesTout ce qui fuit, saille avance dans la profondeurLes étoiles creusent le cielLes couleurs déshabillent"Sur la robe, elle a un corps"Sous les bras des bruyères mains lunules et pistilsquand les eaux se déversent dans le dos avec lesomoplates glauquesLe ventre un disque qui bougeLa double coque des seins passe sous le pont des arcs-en-cielVentreDisqueSoleilLes cris perpendiculaires des couleurs tombent sur les cuissesÉPÉE DE SAINT MICHELIl y a des mains qui se tendentIl y a dans la traîne la bête tous les yeux toutes les fanfares
tous les habitués du bal Bullier
Et sur la hancheLa signature du poète (1)
Lire, pour moi, écrit-il, ce n'est pas tuer le temps. C'est chercher ce qui me permet de me mieux comprendre ou qui m'explique comment se comportent les hommes qui me sont totalement inconnus, afin que je puisse mieux les connaître.(1)
Maintenant je n'ai plus la fatigue de la journée de travail. Je peux réfléchir pendant les longues heures d'inaction. Au lieu de jouer à la belote comme la plupart de mes camarades, je préfère lire. Livres d'arithmétique, ouvrages scientifiques, littérature classique, je lis tout ce que possèdent mes camarades, j'essaie de faire les problèmes contenus dans le livre d'arithmétique ; il me faut plus d'une heure pour trouver ce qui demanderait cinq minutes pour être démontré et vérifié : cela, je le sens une fois la solution trouvée. L'esprit se rouille, il faudrait avoir le temps de l'entretenir aussi soigneusement que sa caisse à outils.Parfois, j'emporte mon ouvrage dans la cour. À me voir faire les cent pas, m'arrêter brusquement l'air soucieux, garder avec mes doigts une retenue, les camarades commencent à croire que je suis un peu fou. Ils en ont la certitude quand je lis à haute voix (il me semble mieux comprendre, mieux sentir, mieux vivre ce qui est imprimé en le lisant tout haut). Aussi quand ils entendent "Au voleur, au voleur, à l'assassin, au meurtrier, justice, juste ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent…" ils ne me prennent pas pour Harpagon, mais se demandent ce qui arrive. Pourtant, je sens bien qu'il vaut mieux lire à haute voix.(1)
André Cohen-Aknin
De retour du travail, j'aimais m'asseoir près du vieux monsieur qui habitait en face de chez moi. Un ancien mineur qui tirait sa chaise sur le pas de sa porte sur le coup de dix-huit heures et mangeait sa soupe et, quand il le pouvait, des chicons. Il aimait ça les endives ; il me racontait comment sa mère les préparait avec des lardons, la marmite de fonte sur la cuisinière à charbon. Son charbon ! Trente ans de coron avant de se retrouver sur cette place du Pont Delsaux à Valenciennes, appelé anciennement Le pont du saule. Il y avait là une rivière qui autrefois coulait à l’air libre, du temps de Louis XIV, me disait le vieux. Par la suite, elle a coulé sous du macadam, si bien que par grosse pluie, l’eau remontait dans les maisons. Alors, le vieux monsieur pendait son manteau à un fil qui descendait du plafond. Ça ne le changeait pas de la mine, là-bas, c'était ainsi qu'il faisait.
On l’appelait Albert.
Moi, à côté de lui, je susurrais des mots venus de la mer. De la mer du Nord et d'ailleurs. Je transformais la sueur de ma journée à l'atelier en embruns d'une mer amoureuse. Je respirais l'air du large et non pas la poussière et les copeaux de bois qui finissaient par me faire tousser. À cette époque, il n'y avait pas d'aspirateur sur les machines ; à la raboteuse, ça giclait tant et plus.
On m'a dit que des pêcheurs accrochaient eux aussi leurs cirés au plafond. Un jour, chez moi, j’ai suspendu mon bleu de travail. Mais c’était curieux, on aurait dit une chimère collée au plafond. Je l'ai descendu aussi sec. On n'invente pas le présent sans l'avoir vécu. Je n'ai jamais été mineur, ni pêcheur, juste menuisier.
Je porte un bleu de travail
même pour lire
même pour écrire
même pour sortir.
Avec Albert, on parlait surtout métier. Je racontais le métro, les rames bondées, le coup de gnôle au café avant d’attaquer le boulot, l’atelier dans le quartier Saint-Denis, les bois dans la cour. C’était un temps où je lisais le soir, mais je n'en disais rien. Lui, il racontait comment, au fond de la mine, il boisait les tunnels, les boyaux qu'il disait, avec du bois de fer. Un travail de tous les diables ! Il racontait les bruits des chariots dans le fond, le silence des hommes dans le monte-charge, les gueules noires.
Notre conversation se renouvelait : quelqu'un faisait ceci, quelqu'un faisait cela. Et quand l'un de nous se répétait, l'autre feignait de découvrir.
Yves Buin, poète du petit jour, du crépuscule, nous invite à rencontrer Quelqu’un.
C'était au temps des guitares approximatives,
du dandysme marginal,
du rêve bleu.
C'était le temps des samedis,
des matins,
de la rue de l'Ouest,
Quelqu'un cherchait sa vie dans les cafés.
Timide,
la réserve haletante,
l'illumination dissimulée,
fou intérieur,
dans l'amour de la poésie,
gaspillé,
éperdu.
Quelqu'un voulait l'aristocratie
et la pauvreté,
l'alcool nocturne de la rue d'Odessa
et la pureté d'un exil de montagne,
la sonate subtile,
et la chanson du métro,
la page glacée de la revue de luxe
et les mots jetés à la hâte sur le papier d'occasion,
la porte océane
et les pas perdus,
connaître l'au delà des réalités visibles
et se promener parmi les artistes féconds,
les écrivains
les infréquentables.
Quelqu'un était l'écho de musiques nègres,
des rejetons barbares de la nuit occidentale,
sensuels,
graveleux,
diamantifères.
Des noms couraient sur les lèvres
comme les messagers fidèles
des inoubliables mélodies,
des petits miracles,
à la cour ésotérique du roi Dionysos.
Quelqu'un était sur le bord des incertains,
dans l'espace inédit,
les émotions,
les impuissances,
les échecs,
les répétitions,
choisissant les masques,
les naïvetés,
les apparences,
pour échapper.
Quelqu'un s'occupait des grandes choses de l'esprit.
Quelqu'un attendait les révélations de l'être
et regardait du côté des initiés,
des vieilles âmes,
des regards d'Orient,
de ceux qui ne peuvent pas dire.
Quelqu'un ouvrait la porte des silences méditatifs,
et racontait la caresse trompeuse de l'exotisme,
les faiseurs embusqués de l'Ultime,
Car la vérité n'est pas chose simple
et la poésie petite affaire.
Trop s'en soucier égare.
Quelqu'un demandait son chemin. (1)
André Cohen-Aknin
(1) Quelqu’un - Quelqu’un demandait son chemin de Yves Buin. Orphée Studio, Poésie d'aujourd'hui à haute voix. Présentation et choix d'André Velter. Poésie / Gallimard.
Lettre d'un colporteur-liseur N° 21
Lecture musicale à Lascours (Bouches-du-Rhône).
Avec Pascal Delalée violoniste, Naïs lectrice, Geneviève auteure et narratrice.
Sur la terrasse ensoleillée se sont rassemblés une douzaine d'amis de Naïs. Vers le soir, il fait un peu moins chaud. Les places sont espacées pour cause de Covid 19. Les arbres et les plants de tomate font le décor.
Les acteurs sont en blanc en accord avec la couverture du livre.
Le violon de Pascal joue une impro où se profile un portrait de Josette Duc, sa vie libre et tumultueuse ; il fait émerger de la gravité d'où rejaillit la joie. C'est l'ouverture.
Je n'ai plus qu'à être l'amie qui évoque la femme amoureuse, le premier amour pour Robert marié à la poésie. Alors Naïs lit les mots de René Guy Cadou qui les avaient réunis quand ils avaient dix-huit ans et qu'elle récitait encore par cœur 70 ans plus tard :
Je t'attendais et tous les quais et toutes les routes
Ont retenti du pas brûlant qui s'en allait
Vers toi que je portais déjà sur mes épaules
Comme une douce pluie qui ne sèche jamais »
Naïs lit les poèmes qui cheminent dans la vie de Josette, en particulier celui de Paul Eluard qui a donné le titre au livre :
L'azur m'ayant abandonné, je fis un feu
Elle lit les textes et les paroles de Josette avec ferveur et légèreté. Accordée, j'évoque les différents visages de notre héroïne, la désirante, la voyageuse, la femme blessée, la tisseuse de liens, la mystique. Pascal avec son violon insuffle un supplément d'âme.
Puis nous sommes en Inde dans l'ashram du sage indien, Ramana Maharshi. Nous chantons le mantra de la montagne sacrée, accompagnées par le violon :
Arunachala a / a are om nama shivaya…
Josette est avec nous. Louis un spectateur la voit à travers nous deux réunies.
Quelques mots sur René son dernier amour. Pour conclure, Naïs lit trois vers de René Guy Cadou sur le thème musical de Josette :
Et pourtant c'était toi dans le clair de ma vie
Ce grand tapage matinal qui m'éveillait
Ces astres, ces millions d'astres qui se levaient.
Quand le violon donne la note de fin, le long trajet de l'archet prolonge pour tous le sentiment ineffable d'avoir rencontré une femme exceptionnelle et qui, par certains côtés, nous ressemble.
Geneviève
Plus d'avenir
Et le dos au mur
Que sauverais-tu ? (1)
nous demande la poète Hélène Cadou. Le genre de question qu'on se pose à chaque grand bouleversement : guerre, épidémie, explosion atomique, krach boursier, déferlements naturels. On se la pose à propos du Gulf Stream et de la fonte des glaces.
Quelles réponses aujourd'hui ?
Les médecins nous promettent un vaccin dont ils savent qu'il ne sera pas la panacée. Les économistes sont plutôt pessimistes, mais n'est-ce pas leur façon de procéder ? Les écologistes estiment eux que cette crise est une "aubaine" pour penser et agir autrement. Les syndicalistes veillent au grain pour qu'emplois et droits sociaux soient préservés, pendant que certains politiques reprennent leurs vieilles querelles. Nous entrons dans des bourdonnements sous un soleil de printemps qui inviterait plutôt à l’oubli et aux vacances.
Voici celle d'Hélène Cadou à son "Que sauverais-tu ?" :
Un seul arbre
Pour le regard
Avec des volées d'oiseaux
Un nuage aussi
Pour croire au soleil
Et son reflet contre la vitre
La mer encore
Pour le voyage
J'entends son souffle à mes pieds
Le monde enfin
Avec ses femmes et ses hommes
Toute la vie contre ma joue. (1)
Hélène Cadou entend "la haie déchirée, le cri dans la brume". Elle se "perd dans le lacis des passerelles" et elle sait que le "temps saignera toujours au présent". C’est dire qu’elle n’est pas dans le réel superficiel, mais dans l’intériorité. On sent chez elle, un appel à la vie, une lumière, quand elle dit :
Pourtant
J'ai reconnu
Ton visage à venir
Au plus clair
De la croisée (2)
Elle croit aux hommes et aux femmes, à la nature aussi. En ce sens, elle a raison. Elle nous demande de regarder l'horizon et de nous laisser surprendre.
Il y a quelque part
Un signe
Peut-être un bourgeon
Qui va s'ouvrir
Comme une main (3)
et
Des vols d'oiseaux
Apaisent le paysage (4)
Et quand l'avenir brillera de nouveau de mille feux, elle nous conseille de ne pas retomber dans nos travers, de ne pas vouloir à tout prix tout régenter, d'acquérir sans limites, ce qui nous nous mènerait de nouveau au malheur. N'y a-t-il pas une autre manière de faire ? La solution est là devant nous. La poète qui avait connu si jeune la tragédie avec la mort de René-Guy Cadou nous conseille de changer de regard.
Toi qui te nommes
Avenir
Tu éclates de tous tes feux
Cent mille volts
Dans la nuit
Pourquoi briller
Quand l'eau parfaite
Dans la jarre
Se contente d'être elle-même
Quand le puits recèle
Plus de soleils enfouis
Que le jour
N'en délivrera jamais
Quand la parure
Du temps
Est plus riche sur l'envers
Que le tapis qui se déploie. (5)
L'envers serait plus riche que l'endroit. Alors, marchons tête en bas et pieds en l'air, écartons regrets et désillusions. La mémoire des anciens nous dit d'avancer. Tout comme le font les migrants (ce que nous avons été et oublié). Ils vont avec dans leur besace leurs racines. Ils creuseront ensuite, "le puits recèle plus de soleils enfouis que le jour", nous dit Hélène Cadou, et ils feront de leurs lendemains des vies renouées.
Une vie renouée. À mon arrivée en métropole, pour sûr, je n'en avais pas idée. J'avais beau vouloir m'attacher seulement à ce qu'il y avait de nouveau, j'étais confronté à ce que je considérais, alors, comme le monde ancien, avec ses traditions familiales, ses rites religieux. Il y avait aussi ce à quoi je ne m'attendais pas.
Au début, à Paris, nous habitions dans le XIIIème, du côté de Maison Blanche. D'emblée, je voulus ressembler aux gamins que je croisais dans la cour de récréation de mon lycée ou dans la rue, leur façon de sauter à cloche pied, de trimballer leur cartable, de parler sans accent. J'avais parcouru le quartier dans tous les sens. Mais mon intention était de découvrir le cœur de Paris dont mon frère ainé parlait tant. Un dimanche, je me rendis seul vers la place d'Italie. Je longeais l'avenue. Ça grouillait de monde à cause du marché. J'étais prêt à conquérir le monde, surtout quand là-haut sur la place, je découvris la perspective du boulevard de l'Hôpital et celle du boulevard de la Gare avec au loin son métro aérien. Quelle ne fut ma surprise, quand, au détour d'une rue, je tombais nez à nez avec des gamins qui jouaient à la raille ! On y jouait en Algérie. Ce jeu consiste à lancer des pièces de monnaie vers un mur. La pièce la plus proche du mur permet au vainqueur de ramasser toutes les autres. On peut aussi y jouer avec des petites figurines, des capsules bourrées d'écorce d'orange et même des billes. Mais c'était bien des enfants d'ici, aucun n'avait l'accent de là-bas, pas un mot en pataouète. Je me souviens avoir plongé ma main dans ma poche et avoir serré la pièce de monnaie avec laquelle j'étais sensé acheter du pain. Avec cette pièce, je restais un enfant du soleil sur cette terre inconnue qui me devenait un peu familière.
Des moments de vies renouées, il y en a eu d'autres. Ils m'ont permis de ne pas me perdre. Je ne le compris que plus tard, que bien plus tard. Je les retrouve aujourd'hui dans les mots d'Hélène Cadou. Sa poésie a pour moi le goût d'un gâteau de semoule au miel chaud.
Il faut revenir pas à pas
Vers la seule fenêtre ouverte
L'avenir est là
Comme un enfant qui rit.
Il reste assez de jours
Pour guérir une forêt
Assez d'arbres
Pour croire à l'aurore
Un grand coup de ciel sur ta vie
A fait le monde pur
Comme un drap gonflé par le vent. (6)
Savoir
Qu'il n'y a pas de retour
Mais que parfois
Une seule parole
Peut inventer
Le jour
Et que la vie repart (7)
Elle nous dit aussi que quoi que nous fassions, il ne faut pas oublier l'amour, parce que là est la clé.
Certains jours
Le jour est si bleu
Qu'on voit l'avenir
À sa porte
Il fait froid
Mais la sève éclate
Une fois encore
La terre gonfle
Ses jupes
Pour de nouveaux matins
Mille projets sont dans l'air
La vie s'active
Que vas-tu faire
De tes mains
Sans amour ? (8)
André Cohen-Aknin
(1) Hélène Cadou En ce visage l'avenir - Jacques Brémond Editeur. Plus d'avenir. p.63 -(2) ibid. Boire à même le souvenir. p.38 - (3) ibid. Lacérée jusqu'au cri. p.40 - (4) ibid. La charrue retournée. p.39 - (5) ibid. Toi qui te nommes Avenir. p.48 - (6) ibid. Il faut revenir pas à pas. p.28 - (7) ibid. Une attente plus blanche. p.37 - (8) ibid. Certains jours. p.54
Lettre d'un colporteur liseur N° 19
Il était dix-huit heures, l'heure où j'avais prévu de me lever de ma table. J'hésitais, je n'avais rien sorti de concret, des pages entières avaient été effacées. Cela faisait des jours que ça durait. Je me disais que j'écrirais mieux le lendemain. Il faut dire qu'avec le bruit que faisaient les mômes d'à côté, j'avais du mal à me concentrer. Les voisins ont quatre enfants. Avec le confinement, ils devaient les aider à suivre les leçons sur le net, cuisiner, langer le dernier, demander à l'ado de poser son smartphone le temps des repas, sans compter les vaisselles, les courses et le télé-travail qui écarte les murs de l'appartement et ceux du code du travail. Forcément, ça finissait par coincer.
Un jour, le raffut a été tel que j'ai mis un disque, du Mozart, pour ses vertus apaisantes, paraît-il. En vain, les enfants ont poursuivi leur chahut. Je ne leur en veux pas, au contraire même. Au bout d'un moment, leurs cris sont devenus ceux de mon enfance par je ne sais quel tour de magie. J'ai entendu les appels des cireurs de chaussures à la sauvette. Des mômes de huit, dix ans qui trimbalaient leurs boîtes de cireur et proposaient leur service aux passants et aux hommes attablés aux terrasses de café. J'admirais leurs boîtes décorées de grosses semonces de tapissier qui étincelaient tant elles avaient été frottées.
L'enfance me revenait grâce à mes petits voisins, que j'avais pris en grippe et qui, pourtant, m'apportaient la solution. C'est l'une des leçons que je retiens de ce confinement : changer ma façon de voir. Je ne sais pas si je devrais m’"assassiner chaque jour", comme le préconisait le peintre Miro, pour avoir une chance de sortir quelque chose de valable.
L'enfance me ramenait aussi à un poète que j'avais rencontré dans les années 80, Paul Vincensini, qu'on a souvent catalogué dans les poètes comiques. À tort. Ses poèmes ont le sourire du désespoir. Il écrivit dans ses feuillets
Je ne suis plus un enfant
C'est mon enfance qui pleure
Et plus loin :
Il y a des enfants gais
Qui ressemblent à des chiens
Et des enfants battus
Qui ressemblent aux chevaux (1)
Chevaux qu'il mettait volontiers dans le ciel, avec une formule qui ravissait le poète Jacques Imbert.
Mettre un peu le cheval dans le ciel
Et les oiseaux au boulot (2)
La mienne d'enfance a été plutôt heureuse. Si ce n'est de rares coups de ceintures, auxquels je n'attache pas d'importance. C’était chose courante à cette époque.
Avec le déconfinement, mes voisins ont retrouvé leurs activités. Les parents sont retournés au travail et les enfants à l’école, sauf le grand qui doit être sur son smartphone. Disons qu’ils sont passés à un nouveau chapitre. Tout comme moi. J’ai commencé à écrire sur les cireurs de chaussures à la sauvette et je me suis revu dans mon quartier jouant au pitchac, une balle faite de rondelles de caoutchouc découpées dans une chambre à air de vélo. Il fallait shooter après avoir jonglé du plat du pied ou du genou. Celui qui réalisait une djavalette marquait deux points. La djavalette consistait à shooter en retournant son pied. Puis l'écriture m'a transporté dans mon école, rue Paixhans. J'étais ravi de retrouver le chahut de la récréation, les chuchotements dans le rang, l’appréhension au moment des interrogations, les silences aussi. Je m'absentais parfois, un œil sur le tableau, un autre vers la rue ; je rêvais que j'étais dans le camion de mon père et que la route nous menait vers le désert. Le monde s'ouvrait et se refermait sous le regard du maître. J'ai eu des flashs de mitrailles et d'explosions.
L'enfance, une terre de feu et de lumière, devenue source secrète.
C'est ce qu'elle était pour Paul Vincensini.
Un enfant veut répondre
Il a levé le doigt
Dans une vieille école
Qui n’existe plus
La neige a fondu sous les bancs
Il fait chaud comme à l’écurie
Et l’instituteur
A souligné tous les verbes à la craie bleue
L’enfant qui veut répondre
A fait claquer ses doigts
Tachés d’encre violette
Dans une vieille école
Qui n’existe plus (3)
Le credo de Paul Vincensini était que la poésie puisse être lue partout. Il n'avait de cesse d'en convaincre ses interlocuteurs. Il était aussi l'ami d'Alain Borne.
André Cohen-Aknin
(1) Paul Vincensini, Œuvre poétique, Vol. I et II composés par Michel Rouquette - L'arbre à Paroles Editeur - (2) ibid -(3) ibid.
Lettre d'un colporteur-liseur N° 18