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  • Rencontre avec la poète Marie Huot

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    Nous sommes le 4 octobre 2023 à la librairie Chant libre à Montélimar à 18h. 

    Marie Huot présente des extraits de ses ouvrages en présence d'Alain Gorius, éditeur d'Al Manar.

    Elle a publié plusieurs ouvrages avec des artistes. Elle parle de ce lien dans la création commune qui se tisse dans la proximité, la spontanéité et l'ouverture à l'autre. 
    Elle a la grâce et la simplicité d'une fleur des champs. On dirait qu'elle a parlé avec le vent qui a déposé sur elle des pollens de pays proches et lointains, des pays enfouis au fond de nous. Sa voix douce nous les transmet naturellement, comme une évidence. Le parfum de ses mots nous habille d'une robe légère qui nous fait sentir ce vent. Alors nous pensons plus juste. Nous pouvons alors accueillir la nuit qui ne ment pas, la mémoire qui est une source.
     
    On ne peut pas parler de sa poésie. On ne peut que la relire et entendre les mots frapper à notre porte. 
    Vous donnerai-je sa voix bleue, sa voix de cheval ?
     
    "Ma voix de cheval dit
    je suis née au bord de la mer et dans les vignes
    je suis née en montagne à la lisière des forêts
    je suis née dans la tête de quelqu'un qui s'aventurait
    je suis née et pas encore
    aux abords d'un petit carrefour
    sous la neige
    quelque part loin d'ici"
     
    *
    "Il arrive que la nuit vous prenne et vous enroule
    dans son noir et le mêle au noir d'un deuil qui n'en finit
    pas de cisailler votre branche"
     
    *
    "Ma voix bleue dit

    Est-ce toi pris dans la glace sous le bois ?
    est-ce toi qui en moi ne dors pas ?”
                           
    Extrait de   Le nom de ce qui ne dort pas. Editions Al Manar
     
    Présentation de Geneviève

  • Fulgurances

    Lettre d'un colporteur-liseur N°37
    "Fulgurances" de André Cohen Aknin
    (3 août 2023)
    Les textes cités sont tirés Blaise Cendrars, "La prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France", Editions Poésie / Gallimard - Sophie Chauveau "Sonia Delaunay, la vie magnifique", Editions Texto - Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard -
    Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers - Sylvie Durbec "Sanpatri" Editions Jacques Brémond - Michael Wasson "Autoportrait aux siècles souillés", Editions des Lisières - Jacques Roubaud et Florence Delay "Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord" Editions POINTS 

     

    "J'ai un sexe… Tout être vivant est une physiologie. Et si j'écris, c'est peut-être par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante", dit Blaise Cendrars.(1) Le propos est rapporté par Sonia Delaunay avec qui il a cheminé au moment de l'écriture de La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France. Il montre ainsi que l'écriture est corps. Un corps qui réagit aux catastrophes.

    En la matière, nous avons été gâtés ces derniers temps : inondations - on se souvient de la tragédie de la vallée de la Roya - sécheresses, incendies gigantesques au Canada et ailleurs, dégel du permafrost et des banquises, épidémies. Ajouter à cela pêle-mêle des événements comme les attentats de Charlie Hebdo, du Stade de France, du Bataclan, les migrants morts noyés ou de froid, la guerre en Ukraine qui nous donne des sueurs froides… Il y a toujours eu des catastrophes. Parmi elles, les volcans et les tremblements de terre ont largement contribué à l'émergence de la vie.

    Devant cette situation, comment un poète, créateur par excellence, peut-il procéder ? Faut-il tout effacer d'un seul coup par magie et se retrouver devant une page blanche, sans passé, comme le fait Blaise Cendrars qui emprunte à Apollinaire son "Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers" ?(2)

    Chez lui, la sensibilité prime.
    Le poète dit : "Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même"(3) et écrit dans Aléa : "…Quand je pense, je suis la débandade effrayée des sons d'une symphonie, la débandade de l'harmonie et du silence". Il rejoint ainsi Arthur Rimbaud et son : "il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens". (4)
    Ecrire avec ses sens. Combien de poètes peuvent le faire de façon “naturelle", “innée” ?

    Jack Kerouac nous met en garde. Il faut sans cesse remettre l'ouvrage sur le métier, avec la crainte que prose et poésie tombent entre "les mains fausses des faussaires”.(5) Le mieux serait que la poésie retourne à l'oral des origines, "véritablement orale".


    Pour les Amérindiens, l'acte de parole, "le dire”, est "le faire”.

    Tout est écriture : la voix, le signe, l'incantation, le bruit sourd d'un tambour, la danse, les voix de gorges des Inuits, les quipus (ces cordelettes à nœuds de couleurs des Incas), l'enfoncement du calame dans l’argile… Le chant surtout. Chant et poésie sont indissociables.

    Cela passe chez les poètes par des fulgurances. 
    Sylvie Durbec l'évoque dans Sanpatri : "Un poète : je n'ai plus ces fulgurances qui me venaient après une marche de nuit dans Rennes et me faisaient écrire dans une jubilation physique et mentale intense."(6)

    Une jubilation physique et mentale intense. Comme elle y va !

    Quelques-uns des jeunes qui embrasent nos banlieues et nos centres villes ces dernières semaines éprouvent-ils cette même "jubilation physique et mentale intense" ? Ce que beaucoup appellent des émeutes sont-elles des fulgurances semblables à celles des poètes de dix-sept ans ?

    Cela fait des années que des fulgurances éclatent dans nos banlieues, dans l’imaginaire des chanteurs de rap, en commençant par ceux des années 90. Aujourd’hui, les fulgurances ont quitté les vinyles et les battles de scène pour la rue. Elles ne sont plus dans les mots. La rue est blanche comme une page blanche. La mémoire est un présent recommencé. Pas besoin d'être devin pour comprendre que ces jeunes rejettent notre système, qu'ils ne sont plus de notre monde.

    "Rien ni personne ne pourra étouffer une révolte
    Tu as semé la graine de la haine, donc tu la récoltes

    Notre tendance à l'extrémisme est poussée par le lest de la justice
    Strictement hardcore, la jeunesse est désespérée
    Elle est hardcore, et rien ne pourra l'arrêter
    Quoi qu'il arrive, nous saurons aussi nous défendre
    Car tu n'te doutes que tout vient à point à qui sait attendre
    La sédition est la solution, révolution
    Multiplions les manifestations, passons à l'action
    La sédition est la solution, révolution
    Multiplions les manifestations, maintenant dégainons…"(7)

    Je n'approuve pas cette violence. Je souhaite seulement qu'on y regarde de plus près.

    Pour ce qui est des pilleurs, nul n'est surpris de leur présence, surtout pas les publicitaires qui s'évertuent à faire naître l'envie et trouvent dans les pillages la preuve de leur efficacité. La société a créé des "monstres", car elle a besoin de monstres comme elle a besoin de héros.

    "Je suis en partie monstre, en partie animal, partie eau, partie histoire, partie chant, partie farceur, toujours le sang rencontre l'eau & asperge la terre…",(8) dit le poète amérindien Michael Wasson.

    Fulgurances et inconnu sont les germes de toute nouvelle écriture. Adieu l'ancien monde.

    La poésie est un lien indéfectible au-delà de nos discordances. Un réflexe. C'est ce qui nous reste quand tout s'apprête à disparaître. C'est elle qui nous donnera la solution. "Toute poésie est une médecine", selon Rarihokwats.(9)

    J'écrivais dans une ancienne lettre d'un colporteur-liseur qu'à chaque fois que j'ai besoin d'une réponse, je tire un livre de poésie. Politiciens et politiciennes de tout bord, tirez vos livres de poésie !

    Et si jamais tout pète ? Je ne parle pas d'émeute, mais d'une catastrophe, une vraie, comme celle qui nous pend au nez avec les dérives de la guerre en Ukraine, sa menace nucléaire. Que restera-t-il, quand nous aurons disparu ? Des "OS", répond Michael Wasson dans son recueil Autoportrait aux siècles souillés.  

    "…Dis c'éewc'ew comme une promesse faite
    d'os - parce qu'après le corps, ce qui reste


    est l'os la mâchoire assez largement ouverte pour dire ton
    nom pareil à un incendie répandu chaque été


    à travers ton pays quand on te laisse reposer
    dans la forêt de pin. & dieu. La forêt. Sauve moi,


    mon sauveur perdu. Sauve le garçon qui voit le sang
    à l'intérieur de lui. La forêt. À quel point elle signifie : ombres


    qui apprennent à respirer de nouveau - la lumière disgraciée
    ici. Cela veut dire que toutes ces branches sont des fils à linge


    où rien n'est suspendu désormais…"(10)

    Nous sommes en compagnie de Chef Joseph qui n'a pas voulu se soumettre aux Blancs. Cette poésie est née au rythme de la marche, au rythme de la vie de cette tribu amérindienne des Nez-Percés, dont le poète fait partie. Il a une double appartenance, car il est aussi Américain, puisqu'il parle l'américain.

    "Dis que tu ne vois rien dans ce langage & tout est dedans 'iníise pewíski, ne'é"(11)

    Contraction de la langue à chaque souffle. Cette langue est la sienne.
 Ce que le poète Michael Wasson découvrira sera-t-il à la hauteur de la foi morale de ses ancêtres ?

    "…Je veux seulement

    que tu saches qu'une fois j'ai éteint 
    la nuit, nos ombres
    dorment cousues

    entre nous…"(12)

    Cette double appartenance résonne également dans nos villes. Il est également question de triple, de quadruple appartenance… À y voir de plus près, nos origines sont si diverses ! Et lorsque nous pensons être intégrés, ce sont nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants qui nous rappellent notre camaïeu originel.

    "réjouissez-vous réjouissez-vous, disent les os 
    de la main qui réclament le poids de la mémoire(13)

    Avec Michael Wasson, nous sommes loin des dires d'Apollinaire et de Cendrars, de leur intention de faire table rase du passé. L'écriture ne viendrait donc pas que du néant. Charles Juliet nous rassure en déclarant "qu'écrire, c'est se tenir au plus près de la source".

    C'est vraisemblablement dans cet entre-deux que la poésie se régénère, entre le néant et l'absence de néant. Un no man's land qui nous oblige à veiller, à être sur nos gardes. Reste que la poésie nous est indispensable, comme l'air qu'on respire, l'eau qu'on boit. Elle est l'essence même de notre condition d'humain, dit Cendrars. Il a raison. Dans les camps de concentration nazis, des déportés disaient de la poésie pour rester humains. Le renoncement n'a donc pas cours. Nous avons le mouvement comme horizon. L’inconnu de Rimbaud est notre seule boussole.

    Réinventer, n'est-ce pas ce que fait chaque génération d'humains depuis la nuit des temps ? Sauf que cette fois, mes os sont accrochés à un arbre et se balancent au gré des vents. Ce qui, pour lire, est plutôt inconfortable.

    
André Cohen Aknin

    (1) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
    (2) Dans son poème La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France
    (3) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
    (4) Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard  - 13 mai 1871
    (5) The origins of Joy in Poetry. Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers
    (6) Sanpatri. Sylvie Durbec - Editions Jacques Brémond. 2014
    (7) LA SEDITION LYRIC. 2 BAL 2 NEG'
    (8) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières.
    (9) Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord. Jacques Roubaud et Florence Delay. Editions POINTS
    (10) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières
    (11) Ibid.
    (12) Ibid.
    (13) Ibid.

  • Douce amère

    Lettre d'un colporteur-liseur N°36
    "Douce amère" de André Cohen Aknin
    (8 mai 2022)
    Les textes cités sont tirés de Œuvres poétiques d'Alain Borne, Editions Curandera, Editions Rougerie, Club du Poème - Poème de Paul Vincensini

     

    Début mars, un vendredi, je donne une longue lecture d’extraits de "Un lit dans l'océan" à la médiathèque de Montélimar. Un roman dont j'ai mis en bouche chaque phrase avant de la poser sur la page. Je suis ravi de retrouver enfin des lecteurs en chair et en os, sans écran interposé. Ce soir-là, chaque émotion est décuplée. La présence de ce public y est certainement pour quelque chose. Le lieu aussi, j'y suis attaché. J'y ai donné en 1998, en compagnie de Geneviève, une lecture sur Alain Borne.
     
    "Un lit dans l'océan" commence par l'évocation de la loubia, une soupe d'Algérie, que le narrateur essaie de cuisiner. Cette soupe a un parfum d'enfance. Il y retrouve les saveurs de cette terre que ses parents ont quittée au moment de l'indépendance. On sent le fondant des haricots, les épices, le fumet de mouton. Cette soupe est le fil du roman, elle réveille habituellement les sens, donne une certaine joie, sauf que cette fois, avec la guerre en Ukraine, elle réveille le bruit des bombes et des images de terreur que j'avais enfouis profondément, ceux des derniers mois en Algérie. Parler d'épices et ressentir l'odeur de la poudre, égrainer des haricots et entendre la mitraille, les cris des femmes derrière leurs persiennes, les appels des hommes les armes à la main. La loubia était devenue une soupe de larmes. À un moment de la lecture, j'ai laissé un silence trop long. Le public s'en est-il aperçu ?
     
    J'imagine le bortsch, la soupe ukrainienne. Je me suis renseigné sur le net. C'est une sorte de pot-au-feu préparé avec des légumes, principalement des betteraves qui lui donnent sa couleur si particulière, rouge sang. Je pense naturellement aux villes dévastées de Marioupol, Kharkiv, Kherson, Mykolaïv, aux Ukrainiens laissés morts dans la rue, terrés dans des caves, leurs visages rougis par le froid, la colère, mais aussi par la lumière de ceux qui se battent pour leur terre. Je me promets de goûter un bortsch pour savoir qui sont ces Ukrainiens, même si j'ai peur de pleurer en le mangeant.
     
    Je l'aimais et pourtant elle me faisait mal
     
    Quand je serai mort
    Je crois 
    Que je me souviendrai encore
    De la soupe aux choux (1)
     
    Le lendemain, place des Clercs, toujours à Montélimar, nous trouvons La Petite soupape, un salon de thé que Luz, rencontrée au marché, nous a recommandé. Cette Petite soupape offre un décor hétéroclite avec ses tables de différentes hauteurs. L'accueil est chaleureux, les voix feutrées, les visages ouverts. Cela nous donne envie de sourire. Il est un peu tôt pour servir du salé. On nous propose cependant une soupe. Zut ! Je fais la grimace (rien à voir avec une soupe à la grimace). L'évocation la veille de la loubia et du bortsch, ça suffit pour le week-end. J'ai plutôt envie d'une belle salade, avec de l'ananas pourquoi pas. Je m'apprête à partir, quand la serveuse, Colette, un visage rayonnant, nous annonce une soupe d'endive à la poire et aux amandes grillées. Mon refus laisse aussitôt place à de la curiosité.
     
    Colette nous sert la soupe d'endive et poire. Le blanc crémeux avec son fond légèrement verdâtre n'est pas désagréable à regarder. À la première cuillerée, on sent l'onctuosité, le tendre-dur de la poire, que le grillé de l'amande maintient longuement dans la bouche. La sensation est délicate. Je me serais bien contenté de cette dégustation, puisque aucune image de guerre ne me traversait, quand apparaît en bouche un fil d'amertume. C'est une fine musique qu'on perçoit d'abord au loin, elle s'insinue en soi avant d'éclater en sourire. Cette soupe n'a visiblement pas besoin de tragique pour exister. La cuisinière a une belle écriture. Derrière les saveurs, il y a d'autres saveurs, d'autres mots, une histoire.
     
    Il faut de l'audace pour unir l'endive à la poire. N'est-ce pas ce que fait le poète Alain Borne, poète montilien, qui exprime de la douceur avec "Tu étais belle" et de l'amertume avec "Je pense que tout est fini" ?
     
    Tu étais belle ce soir dans le soleil
    plus que de lui vêtue
    on aurait dit que tout entier
    il se donnait pour te faire.
     
    Tu me brûlais de loin
    tantôt tu étais d'or
    tantôt de miel tantôt de lait
    tu étais la rosée
    doublant de transparence l'aubépine.
     
    Je te savais brûlante
    je te sais savais la fraîcheur même 
    tu étais l'aube
    mystérieusement couchée sur un million de lis. (2)
     
                *
     
    Je pense que tout est fini
    Je pense que tous les fils sont cassés qui retenaient la toile
    Je pense que cela est amer et dur
    Je pense qu'il reste dorénavant surtout à mourir
    Je pense que l'obscur est difficile à supporter après la lumière
    Je pense que l'obscur n'a pas de fin
    Je pense qu'il est long de vivre quand vivre n'est plus que mourir (3)
     
    La soupe est hérissée d'amandes grillées. La poésie d'Alain Borne est hérissée de pointes sombres ; il nous dit qu'elle n'est pas idyllique, qu'il y a des poèmes qui ne se nourrissent ni de roses ni d'oiseaux, qui ne boivent pas la rosée des fleurs… Ils parlent de chevaux, de labours, d'enfants sans jouets… Le sang coule d'eux, frais, rouge et vite noir, luisant comme un long regard échappé… (4)
    Il y a des éclats de lucidité chez cet homme.
     
    Aux saveurs, succède l'irrépréhensible envie de dire un poème à haute voix, un poème d'Alain Borne, naturellement. Une poésie où se mêlent le doux et l'amertume, l'amour et la mort.
     
    Je vous écris même si vous ne devez réellement pas m'écrire.
    Je vous aime même si vous ne devez réellement pas m'aimer.
    Mais que ferons-nous alors de cette lettre sans réponse de lettre et de cet amour sans réponse d'amour.
    Que c'est lourd d'aimer ; que c'est difficile de s'avancer vers aimer en essayant de connaître le poids qui vous pèse aux épaules. (5)
     
    Nous disons ce texte à deux voix, Geneviève et moi. Les colporteurs-liseurs se souviennent que c'est sur cette place des Clercs que leur premier groupe de poésie "Toujours et Jamais" a existé et s'est défait. Toujours et Jamais, être si proche et si loin l'un de l'autre.
    Dans "Je vous aime même si vous ne devez réellement pas m’aimer”, amour et non-amour sont inséparables. Cela vire parfois à la confrontation. Voyez les guerres fratricides en Algérie, en Ukraine, dans les Balkans, en Érythrée, au Proche-Orient, en Afrique. Ce serait bien que Malbrough ne parte en guerre qu'un mardi sur deux. Nous pourrions, ainsi les jours sans, changer les fleurs des champs de bataille, apporter du fumier dans le jardin d'Albert qui fait grise mine sauf la partie où s'installe le silence, chanter dans le port de La Rochelle une enivrante chanson de marin, sourire aux passants les soirs d'été et, surtout, manger une soupe nouvelle pour faire reculer le malheur.
    Une  soupe pour faire face au néant, à la peur.
    Il doit bien exister une soupe pour danser à la manière des papillons.
     
    André Cohen Aknin

    PS. Les lectures en "direct" ont repris. Je ne délaisse pas pour autant les lettres d'un colporteur-liseur. Seulement, elles sont plus espacées.
     
    (1) Qu'est-ce qu'il n'y a ? Paul Vincensini
    (2) Tu étais belle. La nuit me parle de toi. Alain Borne. Ed Rougerie, 1964
    (3) Je pense. Dédié à Paul Vincensini. L'amour brûle le circuit. Alain Borne. Club du poème 1962.
    (4) Le plus doux poignard. Extrait. Alain Borne. Œuvres complètes II - Ed. Curandera - Coll. Dedalus
    (5) Alain Borne. Œuvres complètes II. - Ed. Curandera - Coll. Dedalu

  • Les Sardines de Safi

       Cela commence par un cri, le mien, à la vue d'un kanoun fumant dans une rue bondée de Safi, une ville portuaire au sud de Casablanca. Une femme âgée, tatouages sur les mains, s'active. Elle cuisine des sardines farcies à même le sol, elle les tourne et retourne dans l'huile d'une marmite en fer blanc. Je n'ai pas goûté ce plat depuis l'enfance, depuis que j'ai vu faire ma grand-mère Fortunée qui étêtait les sardines, ôtait les arêtes, étalait les chairs pour y mettre une farce à l'oignon, à l'ail et au persil, qu'elle agrémentait de cumin et de poivre rouge, avant de plonger le tout dans un bain d'huile bouillante. J'attendais impatient la fin de la cuisson des premières sardines. Ah, la première bouchée !
        Pour quelques dirhams, la marchande sort une feuille de papier grossier, la plie et y fourre une double-sardines farcie, sans prendre le soin de l'égoutter. Si bien que je tends mon bras pour ne pas me salir. 
       Assis face à la mer, mon cœur bat la chamade. Calme-toi, me dis-je, ce n'est pas la première fois que tu avales un en-cas dans la rue. Sauf que cette fois, c'est comme qui dirait ma madeleine de Proust. Je ferme les yeux, mords délicatement. Apparaît le chaud, suivi du moelleux de la chair, puis le goût du cumin explose, comme une signature. J'ose à peine bouger. La langue inspecte la texture, la compare au souvenir. Oui, ce sont les sardines farcies de mon enfance ! 
        Quand j'ouvre les yeux, j'ai l'impression physique, si étrange, que passé et présent ne font qu'un. Etonnant pour quelqu'un qui proclamait il n'y pas si longtemps "c'est contre la nostalgie que je grandis" ! J'étais pourtant venu dans cette ville par simple curiosité, ma famille maternelle y a habité, voilà plus de deux siècles. Assurément, mon retour aux sources commence par la nourriture. 
        Je finis ma double-sardines avec un sentiment de victoire. Tout s'éclaire. L'écriture et la cuisine sont intimement liées. C'est le corps qui parle, écrit, pense même ; il est devenu esprit. 

    André

    Ce texte a obtenu le 1er prix du concours d'écriture "Les mots à la bouche" - Souvenir gourmand - organisé par "Fréquence Lire", partenaire de "Valence en gastronomie" 2023

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