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douce mère

  • Douce amère

    Lettre d'un colporteur-liseur N°36
    "Douce amère" de André Cohen Aknin
    (8 mai 2022)
    Les textes cités sont tirés de Œuvres poétiques d'Alain Borne, Editions Curandera, Editions Rougerie, Club du Poème - Poème de Paul Vincensini

     

    Début mars, un vendredi, je donne une longue lecture d’extraits de "Un lit dans l'océan" à la médiathèque de Montélimar. Un roman dont j'ai mis en bouche chaque phrase avant de la poser sur la page. Je suis ravi de retrouver enfin des lecteurs en chair et en os, sans écran interposé. Ce soir-là, chaque émotion est décuplée. La présence de ce public y est certainement pour quelque chose. Le lieu aussi, j'y suis attaché. J'y ai donné en 1998, en compagnie de Geneviève, une lecture sur Alain Borne.
     
    "Un lit dans l'océan" commence par l'évocation de la loubia, une soupe d'Algérie, que le narrateur essaie de cuisiner. Cette soupe a un parfum d'enfance. Il y retrouve les saveurs de cette terre que ses parents ont quittée au moment de l'indépendance. On sent le fondant des haricots, les épices, le fumet de mouton. Cette soupe est le fil du roman, elle réveille habituellement les sens, donne une certaine joie, sauf que cette fois, avec la guerre en Ukraine, elle réveille le bruit des bombes et des images de terreur que j'avais enfouis profondément, ceux des derniers mois en Algérie. Parler d'épices et ressentir l'odeur de la poudre, égrainer des haricots et entendre la mitraille, les cris des femmes derrière leurs persiennes, les appels des hommes les armes à la main. La loubia était devenue une soupe de larmes. À un moment de la lecture, j'ai laissé un silence trop long. Le public s'en est-il aperçu ?
     
    J'imagine le bortsch, la soupe ukrainienne. Je me suis renseigné sur le net. C'est une sorte de pot-au-feu préparé avec des légumes, principalement des betteraves qui lui donnent sa couleur si particulière, rouge sang. Je pense naturellement aux villes dévastées de Marioupol, Kharkiv, Kherson, Mykolaïv, aux Ukrainiens laissés morts dans la rue, terrés dans des caves, leurs visages rougis par le froid, la colère, mais aussi par la lumière de ceux qui se battent pour leur terre. Je me promets de goûter un bortsch pour savoir qui sont ces Ukrainiens, même si j'ai peur de pleurer en le mangeant.
     
    Je l'aimais et pourtant elle me faisait mal
     
    Quand je serai mort
    Je crois 
    Que je me souviendrai encore
    De la soupe aux choux (1)
     
    Le lendemain, place des Clercs, toujours à Montélimar, nous trouvons La Petite soupape, un salon de thé que Luz, rencontrée au marché, nous a recommandé. Cette Petite soupape offre un décor hétéroclite avec ses tables de différentes hauteurs. L'accueil est chaleureux, les voix feutrées, les visages ouverts. Cela nous donne envie de sourire. Il est un peu tôt pour servir du salé. On nous propose cependant une soupe. Zut ! Je fais la grimace (rien à voir avec une soupe à la grimace). L'évocation la veille de la loubia et du bortsch, ça suffit pour le week-end. J'ai plutôt envie d'une belle salade, avec de l'ananas pourquoi pas. Je m'apprête à partir, quand la serveuse, Colette, un visage rayonnant, nous annonce une soupe d'endive à la poire et aux amandes grillées. Mon refus laisse aussitôt place à de la curiosité.
     
    Colette nous sert la soupe d'endive et poire. Le blanc crémeux avec son fond légèrement verdâtre n'est pas désagréable à regarder. À la première cuillerée, on sent l'onctuosité, le tendre-dur de la poire, que le grillé de l'amande maintient longuement dans la bouche. La sensation est délicate. Je me serais bien contenté de cette dégustation, puisque aucune image de guerre ne me traversait, quand apparaît en bouche un fil d'amertume. C'est une fine musique qu'on perçoit d'abord au loin, elle s'insinue en soi avant d'éclater en sourire. Cette soupe n'a visiblement pas besoin de tragique pour exister. La cuisinière a une belle écriture. Derrière les saveurs, il y a d'autres saveurs, d'autres mots, une histoire.
     
    Il faut de l'audace pour unir l'endive à la poire. N'est-ce pas ce que fait le poète Alain Borne, poète montilien, qui exprime de la douceur avec "Tu étais belle" et de l'amertume avec "Je pense que tout est fini" ?
     
    Tu étais belle ce soir dans le soleil
    plus que de lui vêtue
    on aurait dit que tout entier
    il se donnait pour te faire.
     
    Tu me brûlais de loin
    tantôt tu étais d'or
    tantôt de miel tantôt de lait
    tu étais la rosée
    doublant de transparence l'aubépine.
     
    Je te savais brûlante
    je te sais savais la fraîcheur même 
    tu étais l'aube
    mystérieusement couchée sur un million de lis. (2)
     
                *
     
    Je pense que tout est fini
    Je pense que tous les fils sont cassés qui retenaient la toile
    Je pense que cela est amer et dur
    Je pense qu'il reste dorénavant surtout à mourir
    Je pense que l'obscur est difficile à supporter après la lumière
    Je pense que l'obscur n'a pas de fin
    Je pense qu'il est long de vivre quand vivre n'est plus que mourir (3)
     
    La soupe est hérissée d'amandes grillées. La poésie d'Alain Borne est hérissée de pointes sombres ; il nous dit qu'elle n'est pas idyllique, qu'il y a des poèmes qui ne se nourrissent ni de roses ni d'oiseaux, qui ne boivent pas la rosée des fleurs… Ils parlent de chevaux, de labours, d'enfants sans jouets… Le sang coule d'eux, frais, rouge et vite noir, luisant comme un long regard échappé… (4)
    Il y a des éclats de lucidité chez cet homme.
     
    Aux saveurs, succède l'irrépréhensible envie de dire un poème à haute voix, un poème d'Alain Borne, naturellement. Une poésie où se mêlent le doux et l'amertume, l'amour et la mort.
     
    Je vous écris même si vous ne devez réellement pas m'écrire.
    Je vous aime même si vous ne devez réellement pas m'aimer.
    Mais que ferons-nous alors de cette lettre sans réponse de lettre et de cet amour sans réponse d'amour.
    Que c'est lourd d'aimer ; que c'est difficile de s'avancer vers aimer en essayant de connaître le poids qui vous pèse aux épaules. (5)
     
    Nous disons ce texte à deux voix, Geneviève et moi. Les colporteurs-liseurs se souviennent que c'est sur cette place des Clercs que leur premier groupe de poésie "Toujours et Jamais" a existé et s'est défait. Toujours et Jamais, être si proche et si loin l'un de l'autre.
    Dans "Je vous aime même si vous ne devez réellement pas m’aimer”, amour et non-amour sont inséparables. Cela vire parfois à la confrontation. Voyez les guerres fratricides en Algérie, en Ukraine, dans les Balkans, en Érythrée, au Proche-Orient, en Afrique. Ce serait bien que Malbrough ne parte en guerre qu'un mardi sur deux. Nous pourrions, ainsi les jours sans, changer les fleurs des champs de bataille, apporter du fumier dans le jardin d'Albert qui fait grise mine sauf la partie où s'installe le silence, chanter dans le port de La Rochelle une enivrante chanson de marin, sourire aux passants les soirs d'été et, surtout, manger une soupe nouvelle pour faire reculer le malheur.
    Une  soupe pour faire face au néant, à la peur.
    Il doit bien exister une soupe pour danser à la manière des papillons.
     
    André Cohen Aknin

    PS. Les lectures en "direct" ont repris. Je ne délaisse pas pour autant les lettres d'un colporteur-liseur. Seulement, elles sont plus espacées.
     
    (1) Qu'est-ce qu'il n'y a ? Paul Vincensini
    (2) Tu étais belle. La nuit me parle de toi. Alain Borne. Ed Rougerie, 1964
    (3) Je pense. Dédié à Paul Vincensini. L'amour brûle le circuit. Alain Borne. Club du poème 1962.
    (4) Le plus doux poignard. Extrait. Alain Borne. Œuvres complètes II - Ed. Curandera - Coll. Dedalus
    (5) Alain Borne. Œuvres complètes II. - Ed. Curandera - Coll. Dedalu