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arthur rimbaud

  • Fulgurances

    Lettre d'un colporteur-liseur N°37
    "Fulgurances" de André Cohen Aknin
    (3 août 2023)
    Les textes cités sont tirés Blaise Cendrars, "La prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France", Editions Poésie / Gallimard - Sophie Chauveau "Sonia Delaunay, la vie magnifique", Editions Texto - Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard -
    Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers - Sylvie Durbec "Sanpatri" Editions Jacques Brémond - Michael Wasson "Autoportrait aux siècles souillés", Editions des Lisières - Jacques Roubaud et Florence Delay "Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord" Editions POINTS 

     

    "J'ai un sexe… Tout être vivant est une physiologie. Et si j'écris, c'est peut-être par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante", dit Blaise Cendrars.(1) Le propos est rapporté par Sonia Delaunay avec qui il a cheminé au moment de l'écriture de La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France. Il montre ainsi que l'écriture est corps. Un corps qui réagit aux catastrophes.

    En la matière, nous avons été gâtés ces derniers temps : inondations - on se souvient de la tragédie de la vallée de la Roya - sécheresses, incendies gigantesques au Canada et ailleurs, dégel du permafrost et des banquises, épidémies. Ajouter à cela pêle-mêle des événements comme les attentats de Charlie Hebdo, du Stade de France, du Bataclan, les migrants morts noyés ou de froid, la guerre en Ukraine qui nous donne des sueurs froides… Il y a toujours eu des catastrophes. Parmi elles, les volcans et les tremblements de terre ont largement contribué à l'émergence de la vie.

    Devant cette situation, comment un poète, créateur par excellence, peut-il procéder ? Faut-il tout effacer d'un seul coup par magie et se retrouver devant une page blanche, sans passé, comme le fait Blaise Cendrars qui emprunte à Apollinaire son "Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers" ?(2)

    Chez lui, la sensibilité prime.
    Le poète dit : "Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même"(3) et écrit dans Aléa : "…Quand je pense, je suis la débandade effrayée des sons d'une symphonie, la débandade de l'harmonie et du silence". Il rejoint ainsi Arthur Rimbaud et son : "il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens". (4)
    Ecrire avec ses sens. Combien de poètes peuvent le faire de façon “naturelle", “innée” ?

    Jack Kerouac nous met en garde. Il faut sans cesse remettre l'ouvrage sur le métier, avec la crainte que prose et poésie tombent entre "les mains fausses des faussaires”.(5) Le mieux serait que la poésie retourne à l'oral des origines, "véritablement orale".


    Pour les Amérindiens, l'acte de parole, "le dire”, est "le faire”.

    Tout est écriture : la voix, le signe, l'incantation, le bruit sourd d'un tambour, la danse, les voix de gorges des Inuits, les quipus (ces cordelettes à nœuds de couleurs des Incas), l'enfoncement du calame dans l’argile… Le chant surtout. Chant et poésie sont indissociables.

    Cela passe chez les poètes par des fulgurances. 
    Sylvie Durbec l'évoque dans Sanpatri : "Un poète : je n'ai plus ces fulgurances qui me venaient après une marche de nuit dans Rennes et me faisaient écrire dans une jubilation physique et mentale intense."(6)

    Une jubilation physique et mentale intense. Comme elle y va !

    Quelques-uns des jeunes qui embrasent nos banlieues et nos centres villes ces dernières semaines éprouvent-ils cette même "jubilation physique et mentale intense" ? Ce que beaucoup appellent des émeutes sont-elles des fulgurances semblables à celles des poètes de dix-sept ans ?

    Cela fait des années que des fulgurances éclatent dans nos banlieues, dans l’imaginaire des chanteurs de rap, en commençant par ceux des années 90. Aujourd’hui, les fulgurances ont quitté les vinyles et les battles de scène pour la rue. Elles ne sont plus dans les mots. La rue est blanche comme une page blanche. La mémoire est un présent recommencé. Pas besoin d'être devin pour comprendre que ces jeunes rejettent notre système, qu'ils ne sont plus de notre monde.

    "Rien ni personne ne pourra étouffer une révolte
    Tu as semé la graine de la haine, donc tu la récoltes

    Notre tendance à l'extrémisme est poussée par le lest de la justice
    Strictement hardcore, la jeunesse est désespérée
    Elle est hardcore, et rien ne pourra l'arrêter
    Quoi qu'il arrive, nous saurons aussi nous défendre
    Car tu n'te doutes que tout vient à point à qui sait attendre
    La sédition est la solution, révolution
    Multiplions les manifestations, passons à l'action
    La sédition est la solution, révolution
    Multiplions les manifestations, maintenant dégainons…"(7)

    Je n'approuve pas cette violence. Je souhaite seulement qu'on y regarde de plus près.

    Pour ce qui est des pilleurs, nul n'est surpris de leur présence, surtout pas les publicitaires qui s'évertuent à faire naître l'envie et trouvent dans les pillages la preuve de leur efficacité. La société a créé des "monstres", car elle a besoin de monstres comme elle a besoin de héros.

    "Je suis en partie monstre, en partie animal, partie eau, partie histoire, partie chant, partie farceur, toujours le sang rencontre l'eau & asperge la terre…",(8) dit le poète amérindien Michael Wasson.

    Fulgurances et inconnu sont les germes de toute nouvelle écriture. Adieu l'ancien monde.

    La poésie est un lien indéfectible au-delà de nos discordances. Un réflexe. C'est ce qui nous reste quand tout s'apprête à disparaître. C'est elle qui nous donnera la solution. "Toute poésie est une médecine", selon Rarihokwats.(9)

    J'écrivais dans une ancienne lettre d'un colporteur-liseur qu'à chaque fois que j'ai besoin d'une réponse, je tire un livre de poésie. Politiciens et politiciennes de tout bord, tirez vos livres de poésie !

    Et si jamais tout pète ? Je ne parle pas d'émeute, mais d'une catastrophe, une vraie, comme celle qui nous pend au nez avec les dérives de la guerre en Ukraine, sa menace nucléaire. Que restera-t-il, quand nous aurons disparu ? Des "OS", répond Michael Wasson dans son recueil Autoportrait aux siècles souillés.  

    "…Dis c'éewc'ew comme une promesse faite
    d'os - parce qu'après le corps, ce qui reste


    est l'os la mâchoire assez largement ouverte pour dire ton
    nom pareil à un incendie répandu chaque été


    à travers ton pays quand on te laisse reposer
    dans la forêt de pin. & dieu. La forêt. Sauve moi,


    mon sauveur perdu. Sauve le garçon qui voit le sang
    à l'intérieur de lui. La forêt. À quel point elle signifie : ombres


    qui apprennent à respirer de nouveau - la lumière disgraciée
    ici. Cela veut dire que toutes ces branches sont des fils à linge


    où rien n'est suspendu désormais…"(10)

    Nous sommes en compagnie de Chef Joseph qui n'a pas voulu se soumettre aux Blancs. Cette poésie est née au rythme de la marche, au rythme de la vie de cette tribu amérindienne des Nez-Percés, dont le poète fait partie. Il a une double appartenance, car il est aussi Américain, puisqu'il parle l'américain.

    "Dis que tu ne vois rien dans ce langage & tout est dedans 'iníise pewíski, ne'é"(11)

    Contraction de la langue à chaque souffle. Cette langue est la sienne.
 Ce que le poète Michael Wasson découvrira sera-t-il à la hauteur de la foi morale de ses ancêtres ?

    "…Je veux seulement

    que tu saches qu'une fois j'ai éteint 
    la nuit, nos ombres
    dorment cousues

    entre nous…"(12)

    Cette double appartenance résonne également dans nos villes. Il est également question de triple, de quadruple appartenance… À y voir de plus près, nos origines sont si diverses ! Et lorsque nous pensons être intégrés, ce sont nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants qui nous rappellent notre camaïeu originel.

    "réjouissez-vous réjouissez-vous, disent les os 
    de la main qui réclament le poids de la mémoire(13)

    Avec Michael Wasson, nous sommes loin des dires d'Apollinaire et de Cendrars, de leur intention de faire table rase du passé. L'écriture ne viendrait donc pas que du néant. Charles Juliet nous rassure en déclarant "qu'écrire, c'est se tenir au plus près de la source".

    C'est vraisemblablement dans cet entre-deux que la poésie se régénère, entre le néant et l'absence de néant. Un no man's land qui nous oblige à veiller, à être sur nos gardes. Reste que la poésie nous est indispensable, comme l'air qu'on respire, l'eau qu'on boit. Elle est l'essence même de notre condition d'humain, dit Cendrars. Il a raison. Dans les camps de concentration nazis, des déportés disaient de la poésie pour rester humains. Le renoncement n'a donc pas cours. Nous avons le mouvement comme horizon. L’inconnu de Rimbaud est notre seule boussole.

    Réinventer, n'est-ce pas ce que fait chaque génération d'humains depuis la nuit des temps ? Sauf que cette fois, mes os sont accrochés à un arbre et se balancent au gré des vents. Ce qui, pour lire, est plutôt inconfortable.

    
André Cohen Aknin

    (1) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
    (2) Dans son poème La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France
    (3) Sonia Delaunay - La vie magnifique, de Sophie Chauveau. Editions Texto
    (4) Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard  - 13 mai 1871
    (5) The origins of Joy in Poetry. Jack Kerouac - Poèmes. Editions Seghers
    (6) Sanpatri. Sylvie Durbec - Editions Jacques Brémond. 2014
    (7) LA SEDITION LYRIC. 2 BAL 2 NEG'
    (8) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières.
    (9) Partition rouge. Anthologie, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord. Jacques Roubaud et Florence Delay. Editions POINTS
    (10) Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson. Editions des Lisières
    (11) Ibid.
    (12) Ibid.
    (13) Ibid.

  • J'ouvre la porte

    En ce samedi de mars, j'écoute un concerto pour violoncelle de Dvorak qui réveille ma peau endormie. La nuit a été longue. Avec ce confinement, j'ai du mal à régler le curseur. Bon, réveille-toi, me dis-je, aujourd'hui est un jour de fête. J'ouvre la porte d'entrée, par principe, même si je doute que quelqu'un me rende visite. 

    À ma surprise, un homme entre chez moi. Un homme avec des cheveux gras, mi-longs, une chemise usée et une démarche hésitante. Je ne l'ai pas reconnu tout de suite. J'ai d'abord pensé à mon voisin du rez-de-chaussée qui, nous le savons tous dans le quartier, peine à se nourrir. Chacun pose des restes bien enveloppés sur la grande poubelle d’en face et s'éclipse. Je l'aperçois parfois de ma fenêtre récupérer discrètement les paquets.

    J’ai su qui c’était lorsque le visiteur a caressé un livre de ma bibliothèque, un livre à couverture cartonnée, couleur cuivre. 

    Arthur Rimbaud.

    Le poète découvert dans mon enfance est venu me rendre visite. 

    Il me tend le livre, dont je reconnais le poids. Mes mains le parcourent, le sentent en aveugle, suivent les liserés d'or du dos. C'est là qu'est inscrit le titre. Je laisse faire mes mains. Elle savent découvrir les aspérités des lettres et leurs sons amniotiques, chaque livre est un ventre, comme elles ont su, au temps où j'étais ouvrier, lire l'Afrique sur des billes de bois.

    Une légère odeur monte du papier vieilli. 

    J'ouvre le livre au hasard.

    Le papier des papeteries Grellingen est jauni. Le grain légèrement râpeux. La police est en Garamond.

    Le poème commence par :

    On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

    − Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

    Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !

    − On va sous les tilleuls verts de la promenade. (1)

    Je mets en bouche chaque syllabe, respire profondément. Les virgules me sourient. Je goûte la lecture à mon rythme. J'aime quand les sons papillonnent dans ma tête. Parfois l'un d'eux sursaute.

    Les vers qui suivent m'emmènent en balade, moi qui depuis des jours et des jours suis confiné dans mon HLM. “Les tilleuls sentent bon” et “l'air est parfois si doux qu'on ferme la paupière”. 

    Le bon air me fait sourire. 

    Et voilà que j'aperçois un petit chiffon. Ce n'est pas le mien. Le mien a des taches violettes et bleu nuit. Je l'utilise pour nettoyer mes stylos. 

    Le petit chiffon appartient à Rimbaud, il est dans son poème.

    J'invite le poète à s'asseoir à ma table, lui demande comment on fait pour ne pas être sérieux. Il ne dit rien, pointe juste son doigt sur son poème et m'invite à le lire à voix haute.

    Ma gorge se noue. Vais-je le décevoir ? Je connais le personnage, son exigence. Je l'ai longuement rencontré dans la somme écrite par Jean-Jacques Lefrère (2) qui fourmille de détails et qui fait que le poète est un homme.

    Je lui donne le poème

    le lui rends à lui

    et à un autre 

    dans un miroir

    I

     

    On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

    − Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

    Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !

    − On va sous les tilleuls verts de la promenade.

     

    Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !

    L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;

    Le vent chargé de bruits, − la ville n’est pas loin, −

    A des parfums de vigne et des parfums de bière…

     

    II

     

    − Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon

    D’azur sombre, encadré d’une petite branche,

    Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond

    Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

     

    Nuit de juin ! Dix-sept ans ! − On se laisse griser.

    La sève est du champagne et vous monte à la tête...

    On divague ; on se sent aux lèvres un baiser

    Qui palpite là, comme une petite bête…

     

    III

     

    Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,

    − Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,

    Passe une demoiselle aux petits airs charmants,

    Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père...

     

    Et, comme elle vous trouve immensément naïf,

    Tout en faisant trotter ses petites bottines,

    Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif...

    − Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

     

    IV

     

    Vous êtes amoureux. Loué jusqu’à mois d’août.

    Vous êtes amoureux. − Vos sonnets La font rire.

    Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.

    − Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

     

    − Ce soir-là... − vous rentrez aux cafés éclatants,

    Vous demandez des bocks ou de la limonade...

    − On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans

    Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade. (1)

     

    (1) Arthur Rimbaud, Roman. 23 septembre 1870 - (2) Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Editions Fayard. 2001

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 9