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john muir

  • Se maintenir en vie

    Lettre d'un colporteur-liseur N°38
    "Se maintenir en vie" de André Cohen Aknin (30 juillet 2024)
    Les textes cités sont tirés principalement  de  "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond". Alexis Jenni. Editions Paulsen - Andjelko Vuletić - “L'institutrice", film du réalisateur israélien Nadav Lapid, 2014 - “Avenirs". Jean-Pierre Siméon. Editions Gallimard.

    Dans le livre d'Alexis Jenni "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond"(1), on découvre John Muir, un inventeur de machines en bois qui au XIXe siècle aurait pu devenir millionnaire, ses croquis de machines sont de la trempe de celles de Léonard de Vinci, mais il a choisi de devenir vagabond, plus précisément un amoureux de la Nature. Il n'aura de cesse de la sonder et de la mettre en valeur. Alexis Jenni dit que John Muir avait une "intuition aiguë des mécanismes de la Nature où vie et mort s'entrepénètrent et s'entreconditionnent en un cycle en rotation permanente". Pour cela, il donne la définition des Lumières de l'encyclopédie au XVIIIe siècle : "la vie est le contraire de la mort". Il poursuit avec celle de Bichat, au début du siècle suivant : "la vie, c'est l'ensemble de tous les mécanismes qui s'oppose à la mort" ; puis il ajoute celle de Claude Bernard qui, au milieu du XIXe siècle, tranche la question d'un aphorisme brutal : "la vie c'est la mort". John Muir semble s’être approprié l’essence de cette conception, comme si elle flottait dans l’air du temps. Alexis Jenni explique que "l'être vivant ne se maintient en vie qu'en avançant constamment vers la mort, détruisant d'un côté, créant de l'autre, vivant tant que cet équilibre se maintient”. 
        Nous détruisons d'un côté et nous créons de l'autre. Pour ce qui est des destructions, merci bien, nous avons notre lot avec ce qui se passe en Ukraine, à Gaza, au Soudan et les drames dus aux dérèglements climatiques…

        Après le 7 octobre, j'ai écrit une lettre d'un colporteur-liseur, mais je ne l'ai pas envoyée. La crainte d'être incompris. Mais on l'est forcément à une époque où les avis sont tranchés. Dans l'esprit de beaucoup d'entre nous, il y a un effritement des valeurs, tout se vaut, nous sommes dans la confusion. Aujourd'hui, c'est l'horreur qui a le plus d'impact. On a vu les images glaçantes du déferlement des miliciens du Hamas qui s'en prenaient volontairement à des civils en Israël. 
        "La vie c'est la mort", ce regard distancié n'est pas la première chose qui vient à l'esprit quand on est en sidération. Démuni, je me suis d'abord tourné vers les politiques. Il en est ressorti un sentiment d'impuissance, un air de déjà entendu à la suite de la découverte des fosses remplies de cadavres à Srebrenica et de celles creusées par les Khmers rouges, du gaz moutarde en Syrie, des gorges tranchées en Algérie, des génocides des Arméniens, des Juifs, des Tutsis, des massacres délibérés d'Amérindiens, d'Aborigènes, de la répression des Ouïgours, des corps calcinés de Boutcha… 
        A suivi la réplique de l'armée israélienne, comme un scénario écrit d'avance, avec ses bombardements, ses destructions, ses déplacements de populations et ses victimes civiles, cette fois palestiniennes. 
        Ceux qui tiennent les armes sont des communicants ; ils savent que les chaînes d'info et les réseaux sociaux sont friands d'images d'hommes, de femmes, d'enfants calcinés, violés, apeurés, écrasés par les bombes, de décors apocalyptiques et d'appels à la vengeance.
        
        À quoi bon espérer, puisque l'humanité est coutumière de ces fureurs sanguinaires ? Hannah Arendt la philosophe ne parle-t-elle pas de "la banalité du mal"(2) et Agrippa d'Aubigné dans "Les Tragiques", un ouvrage paru en 1616, ne dit-il pas que "L'homme est en proie à l'homme, un loup à son pareil" ? Faudrait-il alors se ranger une fois pour toutes aux mots d'Albert Camus : "L'espoir est le malheur des hommes" ? Aimé Césaire, au contraire, nous pousse à agir ; il écrit dans "Cahier d'un retour au pays natal”(3) : "Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse…”. Reste que je n'ai rien d'un fabricant de Golem. L'homme parfait n'est pas dans mes cordes. Que faire si les poètes sont tués ? Est mort sous les bombes le poète palestinien Refaat Alareer. Allons-nous dénombrer combien d'autres poètes ou aspirants poètes parmi les victimes des deux bords ? Que peut faire la poésie dans un monde où l'on condamne les poètes ? Les Russes Artiom Kermandine et Iegor Chtovba ont été condamnés à des peines de prison pour avoir participé à une lecture de poésie contre la guerre en Ukraine. Au lieu d'écrire, ne devrait-on pas plutôt agir à la manière du rabbin Arik Ascherman et affronter l'adversité bâton en main et godillots aux pieds ? Arik Ascherman protège ainsi les bergers palestiniens dans la région d'Hébron de ses compatriotes israéliens belliqueux. Il faut pouvoir parfois affronter ses propres frères. Cet homme est aussi un poète, puisque son regard porte au-delà de l’horizon.

        Des mois ont passé. Les bombardements se poursuivent à Gaza. On dénombre de nouveaux morts. Tous les otages ne sont pas libérés. Nous assistons à la résurgence d'un antisémitisme débridé et virulent sur les réseaux sociaux, dans les manifestations et dans nos universités. On meurt dans le Donbass et le Darfour. Des migrants continuent de se noyer.

        Je reviens à Césaire : "Gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur". Oui mais comment faire ? Abnousse Shalami parle de transcendance ; elle nous dit dans son discours sur la laïcité (4) : "peut-être que cette transcendance qui nous manque, c'est dans la culture qu'il faut aller la chercher". Et quoi de plus transcendant que la poésie ! Ce chant enfoui dans chaque pierre, dans chaque herbe, dans chaque parcelle de notre peau. Je me tourne alors vers les poètes, au hasard, de façon boulimique, à la recherche d'une phrase ou d'un simple mot auquel je pourrais m'accrocher. Textes de guerre, de résistance, de mort, de paix, d'introspection. Yehuda Amichaï parle de la nuit : "Et la nuit quand mon corps transforme / la guerre en paix…"(5). Mahmoud Darwich lui ne se fait pas d'illusion quand il écrit : "Le progrès pourrait être le pont du retour à la barbarie…"(6). René Char n'est pas très gai avec son "Avenir déjà raturé !"(7), alors que Federico Garcia Lorca fait fi de la mort : "que tous sachent que je ne suis pas mort"(8). Sipho Sepamla tente de nous rassurer : "un homme n’est pas aut’chose qu’un aut’"(9). Quant à Richard Rognet, il sait que "Les chemins sont limpides / quand la terre murmure"(10). Le problème est que la terre crie plus qu'elle ne murmure. Hélène Cadou nous met au pied du mur : "Plus d’avenir / Et le dos au mur / Que sauverais-tu ?"(11) Qu'est-ce que nous pourrions sauver ? Je suis passé par une foule de couleurs, du blanc au rouge le plus foncé, en passant par le violet, le rose, le jaune, l'orange. C'est la faute à Rimbaud, à ses "voyelles" et à son "Dormeur du val", avec ses "haillons d'argent", son "cresson bleu" et ses "deux trous rouges au côté droit". Bref, ça tourbillonnait dans ma tête. Au bout d'un moment, je me suis demandé si le mieux ne serait pas simplement d'"aller", comme le conseille René Char avec son "Aller me suffit"(12). Oscarine Bosquet nous rappelle de rester vivants(13). Oui vivants ! Et Liliane Giraudon nous parle de ceux qui restent invisibles : "ceux qui résistaient / ils sont devenus / invisibles"(14) ; elle nous met également en garde : "le problème n'est plus / de faire que "l'Art poétique" soit / un détournement de "l'Art de la guerre"
        La poésie est certes à la fois détachement et emprise sur le réel. Mais n'est-ce pas là qu'une façon d'accepter l'inexorable pour le dépasser et aller sur d'autres chemins ? Ne ferais-je pas mieux de rejoindre Andjelko Vuletić ? Ce poète est de Sarajevo, c'est dire qu'il a connu l'horreur. 

        "… cette histoire qui vient de l’est ou de l’ouest
        ne m’intéresse pas. Je suis moi-même et aucun autre, coupable de ma voie,
        de ma naissance, coupable de ce tout ou de ce rien.

        Pour cette raison, s’il vous plaît,
        ne me cachez pas le soleil."

        Rompre avec la vision du passé, c'est aussi ce qu'on retrouve dans la bouche d'un enfant-poète, un personnage du film de Nadav Lapid, “L'institutrice" (15) : 

        "Entre deux vies
        au cœur de la vie
        durant la vie
        arrive un moment étrange
        où tu apprends à rompre
        avec ta vision du passé
        car elle n'existe plus pour toi
        car tu dois l’oublier.
        Le moment de la rupture
        est un moment de mort.
        La rupture arrive comme une nuit d’hiver
        en pleine canicule…"

        On découvre dans ce film les travers de la société israélienne et par-là même de toutes les sociétés, qu'elles soient prétendument libres, réfractaires au changement ou soumises à des doctrines autoritaires. Cet enfant a des jaillissements poétiques comme réponse au monde. 

        Ou faire, comme le préconise Liliane Giraudon, rester invisible ? 

        Une lueur d'espoir. Au mois de février, j'écoute "La grande librairie"(16), une émission animée par Augustin Trapenard. Là, je tombe sur Wajdi Mouawad, le directeur du Théâtre de la Colline. Le sujet est l'"héritage". Au fil de la discussion, je me reconnais dans les mots de l'auteur libano-québécois : "l'héritage m'encombre"… "j'ai appris à détester ceux qui ne sont pas dans mon camp"… "cette situation fait de moi un monstre, parce qu'on m'a appris à détester"… "il faut lutter contre soi"… "le langage est littéralement piégé"… Wajdi Mouawad invite à "créer des espaces où les "ennemis" peuvent encore dialoguer et faire entendre ensemble une voix, même infiniment petite, qui ne soit pas celle de la haine. Le théâtre peut en ce sens être cet espace"(17). Je remplace instinctivement le mot "théâtre" par celui de "poésie". C'était comme s'il me disait : vas-y, écris ; si tu as des doutes, tu pourrais simplement les livrer…
        Quand les portes se ferment et que les amitiés tiédissent, il reste les rencontres, celles d'hommes, de femmes et de textes capables d'élargir les horizons. Car, oui, les textes sont des êtres vivants. 

        Patatras ! Les nouvelles concernant Wajdi Mouawad ne sont pas bonnes. La création de sa pièce "Journée de noces chez les Cromagnons", prévue à Beyrouth, a dû être annulée pour cause de cabale. Le metteur en scène n'est pas le bienvenu sur sa terre natale. On l'accuse de promouvoir "la normalisation avec l'ennemi". On lui reproche d'avoir accueilli au Théâtre de la Colline un spectacle d'Amos Gitaï, l'auteur israélien(18). Homme de théâtre, Wajdi Mouawad sait que pour avoir une chance de se poser les bonnes questions, il faut rassembler les contraires. Le mouvement vient de là. La vie est dans le dialogue, ce mouvement de l'un vers autre. 

        Heureusement, arrive l'émission sur France Inter "Sous le soleil de Platon" du 12 juillet. Il est question de "La théorie du bourgeon" de Fabrice Midal(19). On annonce : un remède anti-découragement. Ou comment la vie et la confiance en l'humanité ne demande qu'à éclore en nous… Sûr que je vais commander ce bouquin.  Le soir-même, j'ouvre le recueil de Jean-Pierre Siméon "Avenirs"(20). Le premier texte Donnez-vous un soleil me réjouit : 

        "…Donnez-vous un soleil 
        Franc comme la conspiration des amants 
        Contre la mort 
        Comme l'explosion d'un rire 
        Au sommet de la fatigue 
        Un rire de rivière
        Une rivière dans la gorge
        Donnez-vous je vous en prie
        Des mains de feu
        Pour étrangler la peur et la fatigue
        Ces chiens de garde de la mort
        La vie cela ne s'attend pas
        Cela s'arrache combat
        À plein bras
        À plein corps
        À plein cœur
        Contre les spectres amers
        Et les artisans frivoles du néant
        Hardi donc !…"

        Si j'ajoute le livre d'Alexis Jenni sur la vie de John Muir, il y a peut-être encore quelque chose à sauver. 

    André Cohen Aknin
    Le 30 juillet 2024

    (1) "J'aurais pu devenir millionnaire. J'ai choisi d'être vagabond". Alexis Jenni. Editions Paulsen
    (2) "Considérations morales". Hannah Arendt. Editions Payot & Rivages Poche - Petite Bibliothèque
    (3) "Cahier d'un retour au pays natal". Aimé Césaire. Editions Présence Africaine - Poésie
    (4) 17ème cérémonie des prix de la laïcité 2023 présidée par Abnousse Shalmani, journaliste et écrivaine
    (5) Autre poème de paix, Yehuda Amichaï. Extrait "Anthologie de la poésie hébraïque moderne". Ed. Caractères.1984
    (6) "Comme les fleurs d'amandier ou plus loin". Mahmoud Darwich. Editions Actes Sud
    (7) Contre une maison sèche. René Char. "Le nu perdu". Editions Poésie / Gallimard 
    (8) Gacela de la mort obscure - Frederico Garcia Lorca - Poésies, III 1926 - 1936 - Poésie / Gallimard
    (9) L'même l'même - Sipho Sepamla - "Poèmes d'Afrique du Sud". Anthologie composée par Denis Hirson. Edit. Actes Sud et UNESCO
    (10) "Elégies pour le temps de vivre". Richard Rognet. Editions Gallimard
    (11) Plus d’avenir - Hélène Cadou. "En ce visage l’avenir" - Jacques Brémond Editeur
    (12) "Fureur et mystère". René Char. Poésie / Gallimard
    (13) "Participe présent". Oscarine Bosquet. Le bleu du ciel Editeur
    (14) Je marche ou je m'endors. Liliane Giraudon. Un monde nouveau. Yves di Manno & Isabelle Garron. Mille&unepages. Ed. Flammarion
    (15) “L'institutrice", film du réalisateur israélien Nadav Lapid, 2014
    (16) "La grande Librairie" du 28 février 2024 sur France 5
    (17) Sur le site du Théâtre de la Colline
    (18) Le Monde du 7 juin 2024 
    (19) "La théorie du bourgeon" de Fabrice Midal. Editions Flammarion / Versilio
    (20) “Avenirs". Jean-Pierre Siméon. Editions Gallimard

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