Retour au poème précédent
"Retour au poème précédent" de André Cohen Aknin
Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
J’avais pourtant prévu de travailler, après le petit-déjeuner. À 8h55 exactement, je n'aime pas les nombres exacts. Fond de café froid sur le bureau. L'ordre du jour était préparé depuis la veille. Dans les moments de confinement, il ne faut pas se laisser aller. J'ai connu ça il y a quelques années, alors qu'on m'avait découvert une foutue maladie. Rien de tel que de se mettre au boulot. Au programme, comment dire à voix haute le texte de Benjamin Perret 26 points à préciser ? (1) Une équation qui grandit avec le jour.
Ce livre est sous un autre bouquin, une anthologie poétique. (2)
J'ouvre machinalement ce dernier et je tombe sur un texte de Christophe Tarkos. Une longue litanie de danses intitulée OUI.(3)
Je commence à lire, en me disant que ça ne m'intéressera pas, que je ne pourrai rien retirer d'une énumération et me pose la question : est-ce de la poésie ?
Mais le Christophe en question me prend dans ses filets. La musique est là : un rondo ou une suite façon Bach, qu'on reprend sous différents rythmes. Commencer par un tempo à 52, puis monter. Avec la danse des marsouins, on peut aller jusqu’andante et, même, allegro, en faisant ressortir les basses, les triolets en guinguette et les blanches pointées.
C'est la musique qui fait le texte.
Résultat, au lieu de m'échiner à prononcer une équation en accordéon, je me mets à danser. Je vais sur le balcon. Tourne musique ! Le voisin à trois blocs de chez moi m’aperçoit et je crois bien que lui aussi se met à danser.
Le soir à 20 h nous nous retrouvons l'un en face de l'autre à applaudir.
Nous ne sommes plus seuls.
Mettez-vous en condition pour dire le texte de Christophe Tarkos. Installez une musique dans votre tête, un refrain, le genre cantique, ou un air de rock. Vous verrez, vous arriverez vite à avaler les mots, vous serez un cosaque, un capitaine d’une corvette en mer des Sargasses, un zoulou, une petite fille argentée ou une concierge cantatrice.
C’est la danse des cosaques, la danse des lycéens, la danse des étudiants, la danse des canards, la danse des postes, la danse des hussards, la danse des zouaves, la danse des danseuses, la danse des boxeurs, la danse des casoars, des tutus, des petits rats, la danse des patineurs, la danse des fous, c’est la danse des mandchous, la danse des camerounais, la danse des week-ends, la danse des plages, des étés, des vacances, c'est la danse des pouilleux, la danse des secrétaires, la danse des caporaux, des généraux, des marsouins, de la légion, la danse des capitaines de corvette, c'est la danse de la dizaine, de la vingtaine, de la trentaine, de la quarantaine, de la cinquantaine, de la soixantaine, des centenaires, des plombiers, des grimés, des maquillés, des masqués, des déguisés, des casquettes, des comédiens, des lolos et des lolettes, la danse des enfants, la danse des soudards, des sonnés, des saoulés, c'est la danse de l'entreprise réunie au complet au réfectoire, la danse des huns, des vandales, des zoulous, c'est la danse du soir, la danse des petits vieux et des petites vieilles, la danse de Dunkerque, la danse des apprentis, des coquins, des petits plaisantins, c'est la danse des orphelins, des trophées, des souverains et souveraines, c'est la danse de la prison et de la prisonnière, c'est la danse de la British Petroleum, dans la maison des enfants caractériels, c'est la danse des kamikazes, la danse des concierges, la danse du rhum et du champagne, la danse de l'herbe sauvage, de l'ours, de l'asperge, c'est la danse des soldes, des soldats, des sodas, c'est la danse des très malades, la danse des zigotos. (3)
Je reviendrai sur l'équation de Benjamin Péret un peu plus tard.
(1) Benjamin Péret, Le grand jeu, Gallimard Poésie - (2) Yves di Manno & Isabelle Garron, Un nouveau monde, Poésie en France - 1960-2010. Flammarion Editeur. 2017 - (3) Christophe Tarkos, Oui (extrait). Al Dante, coll. "Niok", 1996
André Cohen Aknin (AAKC)
Lettre d'un colporteur-liseur N° 6
Dans le parcours permanent du musée, un domaine m’intéresse particulièrement : "Origines, les récits du monde". Il y a là une présentation et des traces laissées par le vivant depuis des millénaires, des signes ancestraux inscrits dans la pierre, sur le sable, sur l’écorce d'arbres. J'ai le sentiment, aujourd'hui, que c'est dans ces signes lointains que je dois puiser pour mon travail « encre et écriture ».
A l’entrée de la première salle, trois femmes de cire accueillent les visiteurs. Leurs regards embrassent l’enfant en nous. L’une mesure 1.20m et les autres 1.60m à peu près. Elles ont 18000, 20600 et 36300 ans. La première est "Femme Florès", ses mains descendent au-dessous du genou, ses pieds sont immenses au regard de sa taille ; la seconde se nomme "Femme Sapiens" et la troisième "Femme Néandertalienne". On a beau avoir des connaissances sur l’évolution humaine, on est frappé par la rencontre.
Ces femmes nous ressemblent. J’ai devant moi ma mère, ma grand-mère, mes tantes et bien d’autres femmes. Leurs visages sont semblables à ceux qu’on trouve en Alaska, en Sibérie, à Mogadiscio, dans les steppes de Mongolie, dans les forêts de Bornéo ou dans le désert du Sahara, ou même à Manhattan et à Berlin. Elles appartiennent à ces femmes immémoriales qui se rappellent à nous à travers le temps, tout comme "Lucy" qui ouvre la voie à l’humanité et qu’Andrée Chedid interpelle filialement dans "Lucy, la femme verticale" (Éd. Flammarion).
Cette romancière et poète a su évoquer ces femmes dont nous sommes issus. Quand je l’ai rencontrée en 1999, elle avait un visage plein de vivacité et de lumière. J’ai été enchanté. Je le suis toujours. La lire, c’est frotter ses mains sur une planche à laver posée sur la margelle d’un lavoir ou sur une pierre polie par l’écume d’un cours d’eau. La lire, c’est parler de l’enfance et de l’enfance de l’enfance. La lire, c’est entendre les voix ancestrales.
Voici le poème d'Andrée Chedid "Femmes de tous les temps", tiré de "Fraternité de la parole", Éd Flammarion.
Ancestrales et pourtant fraternelles
Lointaines et pourtant proches
Elles viennent à notre rencontre
Ces Femmes d’un autre âge
Dans la pulpe éphémère de leur corps
Dans la beauté d’un geste périssable
Dans les brefs remous d’un visage neuf ou vieilli
Ces femmes immémoriales
à travers argile et pierres
écartant les écorces du temps
Se frayent passage jusqu’ici.
Musée des Confluences, Lyon, le 12 septembre 2017
André