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alain rey

  • Parce que c'étaient eux, parce que c'était moi

    Lettre d'un colporteur-liseur N°35
    "Parce que c'étaient eux, parce que c'était moi" de André Cohen Aknin
    Les textes cités sont tirés de L'hébreu biblique en 15 leçons de Sophie Kessler-Mesguich, L'Alphabet expliqué aux enfants de Marc-Alain Ouaknin, Olivetti 82 de Eriek Verpale, Propos de vieilles femmes - VI et VIII, de Monique Domergue.
     
    À Serge, Bernard, Lionel, Pascal
     
    J'avais écrit une lettre d'un colporteur-liseur en septembre 2020, dédiée à Serge Bigoulet, un ami qui buvait les mots, sans jamais pouvoir s'en rassasier, jusqu'à les transformer en silence, puisqu'il devint ermite. Je n'avais pas diffusé cette lettre. J'avais le pressentiment qu'il me fallait attendre. Quoi ? Le corps me parlait et je devais l'écouter. J'écris ainsi des lettres que je laisse reposer dans une espèce de sas mental.
    Cette lettre attendait la mort, le mois dernier, de Bernard Vandewiele, cet autre ami, lui aussi ivre de liberté, amoureux de la langue et des livres.
    La rencontre entre les deux hommes, car elle eut vraiment lieu, s'est déroulée fort curieusement. Avec Bernard et Serge, les choses devenaient "mystiques" à force de hasard, d'étonnement et de luminosité.
    C'était en décembre 2012, Impasse Pâme à Romans-sur-Isère. Une soirée en présence d'un public. Bernard voulait savoir comment un homme et une femme pouvaient vivre ensemble et écrire ? Cette question était devenue une énigme pour lui. Il lui fallait la mettre en scène pour la saisir. L'occasion de nous interroger Geneviève et moi sur notre cheminement, notre vie en écriture.
    Nous étions une vingtaine dans une petite salle. Deux autres amis étaient parmi nous : la poète Monique Domergue et le metteur en scène Juan Antonio Martinez. La soirée était pleine, joyeuse, avec ses agapes de mots, ses regards, ses verres servis et resservis. C'est alors que Serge arriva, comme tombé d'un ciel de neige, attardé par les routes ardéchoises. Nous ne l'avions pas revu depuis des années. On nous avait dit qu'il était mort, alors qu'il vivait au fin fond de l'Ardèche. Je ne sais plus comment Serge avait su que nous étions invités Geneviève et moi à parler de nous. Explosion de joie et de surprise.
    Bernard et Serge ne se connaissaient pas, mais ils se reconnurent, même si l'un était un ancien légionnaire et l'autre, un antimilitariste.
     
    Pourquoi nous retrouver impasse Pâme ? La réponse est venue un mois plus tard. Serge est mort sur une route d'Ardèche, peu de temps après cette rencontre de décembre 2012. Il avait choisi (choisit-on vraiment ?) de nous dire adieu chez Bernard.
    Cela ne m'étonne guère. Bernard savait le lien étroit qui existe entre les mots et les corps, la vibration qui court jusque sur les tempes, ce fil invisible qui fait aller de l'un vers l'autre.
    "Parce que c'était lui parce que c'était moi", disait La Boétie à l'égard de son ami Montaigne.(1) Je le dis pour mes amis : parce que c'étaient eux, parce que c'était moi.
    Serge et Bernard aimaient les mots, les livres et ils étaient libres, profondément, ardemment, férocement même.
    Se joignent à eux dans mon esprit deux amis disparus : Lionel Huilié qui, à force de douceur et de patience, m'avait appris à sourire et Pascal Cappuccia, le pianiste qui savait harmoniser les mots et les sons, donner à sa musique une tournure si rythmée, si gaie parfois, en contrepoint de son mal-être.
     
    Curieusement encore, Pascal était en relation avec Bernard, même s'ils ne s'étaient jamais vus, ni jamais parlé. Bernard en tant que thérapeute suivait Dante, un enfant qui vivait en foyer, et cet enfant est le fils de Pascal. Le garçon avait peu connu son père et Bernard qui voulait le lui faire connaître, découvre un jour par une coupure de presse que j'avais donné avec Pascal un récital de poésie musique.(2) Geneviève avait, de son côté, tourné des spectacles avec lui.(3) Bernard nous avait alors réunis avec Dante : nous avions tant à lui dire sur son père !
     
    Comme les choses et les êtres s'entremêlent ! Je vis en Africain, il n'y a pas de frontières entre la vie et la mort, aucune entre les temps, les êtres, les langues, les terres, les mers, les océans.
     
    Les discussions avec ces amis couraient dans des entrelacs de mots, de couleurs, de sons, de silences et de rires, oui de beaucoup de rires. Nos esprits s'enivraient de tirades alambiquées, confuses parfois, mais toujours argumentées.
    Chers amis, je vous soumets ce début d'approche sémantico-poétique qui se veut un plaidoyer irréfutable pour faire entrer et maintenir les livres dans les foyers et, en cela, garantir la liberté de chacun. Dites-moi ce que vous en pensez.
     
    LIRE UN LIVRE, C'EST ÊTRE LIBRE ! 
    Livre et libre sont si proches, qu'il suffit d'une lettre pour changer de mot. 
    En français B et V sont des phonèmes distincts, ils peuvent occuper les mêmes positions et leur changement donne un autre mot. On peut prendre également comme exemple, bol / vol, cuve / cube.(4)
    Il en va autrement en hébreu où le "B" (Bet) et le "V" (Vet) sont la même lettre qui se prononce différemment, selon son emplacement dans le mot. On peut la comparer au "L" français que l'on retrouve dans "peuple" et dans "libre". Prononcez ces "L" à haute voix, la position de la langue dans la bouche n'est pas la même. Ces deux sortes de "L" sont des allophones, c'est-à-dire des variantes d'un même phonème.(4) En hébreu le "B" et le "V", bien que la même lettre, ont une légère différence dans leur écriture. La première porte un point en son centre, un point fort, et se prononce B. La seconde se trouve après une voyelle ou à la fin du mot, elle est sans point et se prononce V. À noter que Bet découle d'un hiéroglyphe en forme d'un dessin d'enfant d'une maison. Intéressant, n'est-ce pas ?
    Mais pourquoi, me direz-vous, parler de l'hébreu alors qu'il est question du français ? Parce que cette langue est liée à notre alphabet moderne. L'hébreu est une langue sémitique, tout comme l'arabe. Son alphabet est issu de l'araméen qui vient de l'alphabet cananéen-phénicien qui lui même vient d'un alphabet né de la rencontre d'au moins deux civilisations : la cananéenne et l'égyptienne. Les Phéniciens qui étaient des commerçants, sillonnaient la Méditerranée. Les Grecs empruntèrent leur alphabet qui s'est ensuite transmis aux Etrusques, le peuple qui était présent en Italie avant les Latins…(5) 
    J'en conclus que s'il y a un lien entre les alphabets, il y en a forcément un entre les langues et que, donc, en français également les lettres B et V peuvent être les mêmes lettres.
    On peut ajouter que livre désigne originellement la pellicule entre le bois et l'écorce extérieure sur laquelle on écrivait avant la découverte du papyrus.(6) Du latin liber. On passe ainsi aisément de livre à libre. Si je pousse la fantaisie en enlevant le "L" de livre, nous trouvons IVRE, qui inversement donne RIVE, l'autre bord où vous êtes à présent, mes amis.
     
    Je les imagine. Bernard reste un moment silencieux. Par quelle citation va-t-il se lancer à son tour ? Il analyse tout d'abord le B et le V de son propre nom, sépare les mots : Bernard Van de Wiele. Sa liberté à lui était de pouvoir jouer sur scène un personnage qui s'appelle Bernard Van de Wiele ! Il l'avait trouvé dans "Olivetti 82", une pièce théâtre de Eriek Verpale. Une belle pirouette pour un psychanalyste ! Il commence : "Je ne peux pas dire comment ça a commencé. Et puis, il y a déjà si longtemps. Dix ans. Ils prétendent que ça fait dix ans. Je ne sais pas. Vous devez vous rappeler, qu'ils disent : une chose pareille, ça ne s'oublie tout de même pas comme ça…".(7) Serge a été professeur d'arabe. Il se met à clamer un poème soufi, dans la langue originale évidemment ! Les sons se marient au ciel bleu, le temps se froisse et nous nous retrouvons habillés de la longue robe des derviches tourneurs. Lionel le Vosgien, qui aimait les arbres et travaillait le bois, sourit, de ce sourire qui désarme même les plus avertis, pendant que Pascal, barbe broussailleuse joue une suite de Bach, puis nous appâte avec un morceau de Claude François avec qui il avait travaillé. Bernard et moi pensons immédiatement aux Claudettes. Nos yeux brillent. Pour ça oui, qu'on aime bien les Claudettes !
    Il nous faudra passer le fleuve un jour de pluie. Ce sera fini des ruelles, des manteaux, des portes et des bonjours.
    Nous n'irons plus ni à la ville, ni à l'étable, mais dans l'odeur des pommes et des souvenirs. Nous voyagerons les yeux clos, le cœur savant, dans l'amitié des écorces et de la prescience de la lumière.
     
    À l'ogive des temps, nous contemplerons celui qui nous fut compté et sa source.
     
    Alors, nous aborderons d'autres sources(8)
     
    *
    Nous avons assez longtemps caressé l'écorce, assez longtemps conversé avec la chair d'aubier. Dans l'épaisseur de la matière et de la nuit, les ailes se déploient.
     
    Nous arrivons au cœur de l'arbre.
     
    Navires des chemins de sève, oublions nos savoirs et lestons nos souffrances. Ce qu'ils savent nous est enfin donné.
     
    Nous ne tenons à rien. Nous n'avons rien à rendre sauf la lumière et ceux qu'on aime pour une autre lumière et ceux qu'on a aimés.
     
    Comment croire que la vie se tient là où l'ombre même n'a plus la place de se glisser ?(9)
     
    André Cohen Aknin
     
    (1) Un été avec Montaigne de Antoine Compagnon a été le livre de chevet de Bernard à l’hôpital. Editions des Équateurs / France Inter, 2013.       
    (2) Récital donné en avril 1991 au Radeau Caf' Conce - MJC Polygone de Valence.
    (3) Poésie à Bretelles - La Joconde et Si-Ya-Ou de Nazim Hikmet, 1989. Affiche de Serge Bigoulet sous le pseudo Édian.
    (4) L'hébreu biblique en 15 leçons de Sophie Kessler-Mesguich. Presses Universitaires de Rennes, 2008. 
    (5) L'Alphabet expliqué aux enfants de Marc-Alain Ouaknin. Le Seuil, 2012. 
    (6) Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey.
    (7) Le début de Olivetti 82 de Eriek Verpale, Editions Lansman. Bernard m'avait demandé de le mettre en scène. Pour cela, il avait commencé à apprendre le néerlandais, proche du flamand, la langue de sa région d'origine. Il ne faisait rien à moitié.
    (8) Propos de vieilles femmes - VI, de Monique Domergue. Avec une sculpture de Jean-Paul Domergue. Editions Jacques Brémond, 1992.
    (9) Propos de vieilles femmes - XVIII.

  • J'aime lire sur un banc

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 24
    de André Cohen Aknin
    "J'aime lire sur un banc"
    Textes cités : Inédit et Le sourire de l'absente de André Cohen Aknin
     
    J'aime lire sur un banc. Tout comme aujourd'hui où je tiens un livre de poésie. C'est un petit ouvrage composé sur une linotype où les mots ont quitté les rondeurs de la plume pour se transformer en plomb, avant de s'étaler sur un papier vélin très agréable au toucher. J'imagine le typographe, les narines irritées par l'odeur de chauffe, tapant sur son clavier, suivant à l'oreille les rouages de la machine, en espérant qu'elle ne tombe pas en panne, parce que ces bécanes ne sont pas faciles à réparer. 
     
    Mon premier geste est de me rendre à la fin du bouquin, à l'endroit du colophon. J'aime découvrir la patte de l'imprimeur. Y a-t-il son nom, la date, le type de papier et son grammage ? A-t-il ajouté s'il sort d'une cure de raisin, s'il a été traversé par une inspiration soudaine ou s'il a dû emmener son chat chez le vétérinaire et que, pour cela, il a dû interrompre le tirage ?
     
    La patte du lecteur, quelle est-elle ?
    Sur la première page de garde du livre de poésie, j'ai noté au crayon le nom d'une femme à qui ce livre pourrait plaire et quelques mots sur un silence qui, durant une poignée de secondes, m'a coûté. Un trait de silence qu'habituellement, j'apprécie.
    J'ai tout inventé pour 
    rompre le silence
    Juste une langue à boire
    Terre nouvellement recouverte
    de goudron
    son odeur
    Revers
    d'un livre
    sur une étagère qui va du salon jusqu'à l'égouttoir
    J'ai rincé deux épis de blé 
    et m'en suis servi comme fanions de détresse (1)
    On était loin du silence épais, dantesque même, du jour où j'ai assisté, à Lyon, à la finale du championnat du monde d'échecs entre Karpov et Kasparov. J'étais accompagné de Christian, un ami menuisier, géomètre, fabricant de matelas, coureur à pied, fin lettré et chanteur de chansons révolutionnaires. À chaque coup sur l'échiquier, je l'entendais chuchoter :
    C'est pas de la couille de loup !
    C'est pas de la couille de loup !
     
    Voir de tels champions ne laisse pas indifférent. Ce que je garde également, c'est qu'on pouvait suivre la partie sur un écran. Une toile couvrait l'arrière-scène. Des lettres et des chiffres dansaient. Les deux champions racontaient une histoire que je lisais par écran interposé. Je n'avais plus besoin d'une revue ou d'un livre-papier pour suivre la partie. J'étais pourtant, jusque-là, un inconditionnel du papier. Il me fallait avoir un bouquin en mains chaque jour, en plus de mon carnet de notes. Aujourd'hui, j'ai les deux : papier et écran ; un I Pad est posé près de mon bol de café.
     
    Le livre est un espace où l'on raconte une histoire, où l'on transmet une découverte, un savoir, des souvenirs. La chose n'est pas nouvelle. Il suffit d'observer les gravures rupestres dans les grottes et à flanc de collines, les bas-reliefs babyloniens, les idéogrammes chinois sur des tablettes de bois, les hiéroglyphes égyptiens, les vitraux, les tentures, les signes tracés au sommet des montagnes, les graffitis sur les murs des usines désaffectées, les rêves peints sur les écorces par les aborigènes. Le mot livre ne désigne-t-il pas originellement la pellicule entre le bois et l'écorce extérieure sur laquelle on écrivait avant la découverte du papyrus, du latin "liber", comme l'indique le Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey ?
     
    Alain Rey dont on vient d'apprendre la disparition. Je salue ce grand Monsieur, que je côtoie d'une certaine façon depuis de nombreuses années. Je plonge dans ses dictionnaires comme un enfant à la recherche d'une étincelle, d'une trouvaille. Je ne suis jamais déçu.
    pas à pas viennent les mots leurs enchaînements 
    leurs  enchevêtrements leurs inventions en même 
    temps que leur destruction 
     
    glisser dans les anfractuosités ah piocher dans
    l'effacement trouver le fil qui ne rompra pas
     
    chaque mot possède un silence
    l'écouter (2)
     
    (1) Inédit. André.
    (2) Extrait de Le sourire de l'absente, André Cohen Aknin. Editions L'Atelier du Hanneton, 2012.
     

  • Une histoire de bricolage

    Nombre de médecins et de chercheurs essaient de neutraliser le covid 19. Un virus dont il faut craindre les soubresauts dès qu'on met le nez dehors. 

    Avec soubresaut, on entend : saut périlleux, secousse, obstacle imprévu, convulsion, on gambade, on joue les acrobates, on se méfie du saut du postillon, on considère le saut dans l'inconnu et dans celui dans l’immobilité, on réfléchit à deux fois avant de sauter à la corde dans un appartement à cause des voisins. Ce mot devient effrayant quand il s’agit de choisir de ventiler un malade plutôt qu'un autre. J’aime le saut du coq à l’âne et le saut dans les histoires drôles, l'humour est un bon remède à la déprime. Quant au saut dans l'écran pour embrasser un ou une inconnue, je ne l'ai pas encore expérimenté. Cette semaine, j'étais occupé par le saut d'un tabouret après avoir changé la lampe du plafonnier (trois fois, il doit y avoir un problème de branchement). Mon saut préféré est le saut à pieds joints une biscotte entre les dents. Je compte les fois où elle tombe côté confiture.

    Vous en connaissez certainement d'autres. Si vous avez envie de les partager…

    Soubresaut est construit à la manière de sursaut, à cause de soubre qui vient de sobre, "par-dessus, sur", du latin "super" et de saut, espagnol salto, du latin saltus". Merci Alain Rey (1). 

    Sursaut, voilà un mot qui convient à notre situation. Alors, sautons, sursautons, soubresautons dans la recherche, mettons en pièces ce virus (il paraît que c'est une chose très compliquée). Le champ est immense : médocs, vaccins, pistes informatiques, transformation de masques de plongée en respirateurs et de rêves de marins confinés en projets bien réels. Chacun, chacune apporte sa contribution. C’est parfois une histoire de bricolage.

    Permettez moi de vous présenter celle de Boris Vian. Elle parle d'une autre époque, mais sa considération sur le rayon d'action pourrait nous être utile.

    C'est une java. Musique !

     

    Mon oncle un fameux bricoleur

    Faisait en amateur

    Des bombes atomiques

    Sans avoir jamais rien appris

    C'était un vrai génie

    Question travaux pratiques

    Il s'enfermait tout' la journée

    Au fond d'son atelier

    Pour fair' ses expériences

    Et le soir il rentrait chez nous

    Et nous mettait en trans'

    En nous racontant tout

    Pour fabriquer une bombe "A"

    Mes enfants croyez-moi

    C'est vraiment de la tarte

    La question du détonateur

    S'résout en un quart d'heur'

    C'est de cell's qu'on écarte

    En c'qui concerne la bombe "H"

    C'est pas beaucoup plus vach'

    Mais un' chos' me tourmente

    C'est qu'cell's de ma fabrication

    N'ont qu'un rayon d'action

    De trois mètres cinquante

    Y a quéqu'chos' qui cloch' là-d'dans

    J'y retourne immédiat'ment

    Il a bossé pendant des jours

    Tâchant avec amour

    D'améliorer l'modèle

    Quand il déjeunait avec nous

    Il dévorait d'un coup

    Sa soupe au vermicelle

    On voyait à son air féroce

    Qu'il tombait sur un os

    Mais on n'osait rien dire

    Et pis un soir pendant l'repas

    V'là tonton qui soupir'

    Et qui s'écrie comm' ça

    A mesur' que je deviens vieux

    Je m'en aperçois mieux

    J'ai le cerveau qui flanche

    Soyons sérieux disons le mot

    C'est même plus un cerveau

    C'est comm' de la sauce blanche

    Voilà des mois et des années

    Que j'essaye d'augmenter

    La portée de ma bombe

    Et je n'me suis pas rendu compt'

    Que la seul' chos' qui compt'

    C'est l'endroit où s'qu'ell' tombe

    Y a quéqu'chose qui cloch' là-d'dans,

    J'y retourne immédiat'ment

    Sachant proche le résultat

    Tous les grands chefs d'Etat

    Lui ont rendu visite

    Il les reçut et s'excusa

    De ce que sa cagna

    Etait aussi petite

    Mais sitôt qu'ils sont tous entrés

    Il les a enfermés

    En disant soyez sages

    Et, quand la bombe a explosé

    De tous ces personnages

    Il n'en est rien resté

    Tonton devant ce résultat

    Ne se dégonfla pas

    Et joua les andouilles

    Au Tribunal on l'a traîné

    Et devant les jurés

    Le voilà qui bafouille

    Messieurs c'est un hasard affreux

    Mais je jur' devant Dieu

    Qu'en mon âme et conscience

    Qu'en détruisant tous ces tordus

    Je suis bien convaincu

    D'avoir servi la France

    On était dans l'embarras

    Alors on l'condamna

    Et puis on l'amnistia

    Et l'pays reconnaissant

    L’élut immédiat'ment

    Chef du gouvernement (2)

     

    (1) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey. - (2) Boris Vian / Alain Goraguer (musique), La java des bombes atomiques. Chez Phillips, 1955.

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 12