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guillaume apollinaire

  • De la trempe des Hurlants

    Lettre d'un colporteur-liseur N°32
    "De la trempe des Hurlants" de André Cohen Aknin
    Les textes cités sont tirés de "Tragédie d'une trajectoire", un CD de Casey

     

    C'est à Saint-Martin-en-Vercors que j'ai découvert Casey. Le casque sur les oreilles et la main sur l'écorce d'un tilleul de 423 ans, j’écoute Tragédie d'une trajectoire. Sa voix me prend aux tripes, aux bras, aux boyaux - côté foie. Elle m'emmène dans les méandres d'une langue nouvelle pour moi.
     
    CONNAIS-TU LE CHARBON, LA CHABINE
    LE COULIS, LA PEAU CHAPÉ, LA GROSSE BABINE             
    LA TÊTE GRÉNÉ QU'ON ADOUCIT À LA VASELINE
    ET LE CRÉOLE ET SON MÉLANGE DE MÉLANINE
    CONNAIS-TU LE MORNE ET LA RAVINE
    LE BÉKÉ QUI TRÈS SOUVENT TIENT LES USINES
    LA MACRELLE QUI PASSE SON TEMPS CHEZ LA VOISINE
    ET LE CRACK ET SES DÉCHETS DE COCAÏNE
    CONNAIS-TU LE MONT PELÉ ET LA SAVANE
    LES PÊCHEURS DU CARBET, LE POISSON DE TARTANE
    LES TOURISTES AUX SEINS NUS À LA PLAGE DES SALINES
    PENDANT QUE LA CRISE DE LA BANANE S'ENRACINE
    CONNAIS-TU FRANTZ FANON, AIMÉ CÉSAIRE
    EUGÈNE MONA ET TI EMILE
    SAIS TU QUE MES COUSINS SE FOUTENT DES BAINS DE MER
    ET QUE LES COCOTIERS NE CACHENT RIEN DE LA MISÈRE (1)
     
    Du rap français. D'habitude, je suis plutôt attiré par Fauré, Haendel, Mozart, Alla un musicien de Béchar, Reinette l'Oranaise. La scansion est celle d'un tambour d'une île lointaine ou bien celui d'une vallée africaine - en direct. J'entends le noir de la peau, sa lumière et ses rimes en o.
     
    Je parle au tilleul, lui demande si ce genre de musique le dérange. Il me répond qu'il en a vu d'autres, ses racines traversent les océans, plongent dans les caves, les arrière-salles de bistrots, les terrains vagues, les squats, elles sondent la terre et les corps. 
    L'arbre a oublié les mots de ceux qui sont venus lui parler d'amour, mais jamais de ceux qui lui ont parlé de révolte ; il a connu la résistance face aux nazis, les famines, 1789, Napoléon, la création de la République, la révolte de 48. Lui, tilleul, né de la volonté de Sully, à l'époque de Montaigne, m'a aussi parlé des déportés en Nouvelle Calédonie après la Commune de 70, du Vel d'Hiv et d'Alexandre Marius Jacob, l'anarchiste qui volait les riches pour donner aux pauvres.
    Avec lui, je comprends que le rap est une voix du peuple qui monte quand la douleur est grande, une voix d'outremer, d'outrecœur, d'outrepeau, comme existent les Outrenoirs de Pierre Soulages. 
    Le noir possède toutes les couleurs. 
     
    Casey est une femme de la trempe des Hurlants, ces vents qu'on rencontre sous les cinquantièmes. Pas besoin de naviguer sur les mers du Pôle Sud. La tempête est ici dans nos rues.
     
    ILS VEULENT, ILS VEULENT
    ILS PARLENT, ILS PARLENT
    ILS OUVRENT LEURS GUEULES
    QU'ILS ME LAISSENT TRANQUILLE, PUTAIN J'EN AI RAS LE BOL
    DE CES FAUX VANDALES, VANTARDS, FORTS EN PAROLE
    ILS ME GÊNENT, POMPENT MON OXYGENE (2)
     
    Vrai, c'est fou ce que les gens parlent, veulent ! Y a en même qui ont l'idée de remettre la poésie au programme des Jeux Olympiques. 
    Pas besoin de chercher la médaille. 
    D'autres disent que la poésie est une arme ? Contre quoi ? Les plastiques pollueurs, les vitrines aguicheuses, les contrôles aux faciès, les réseaux sociaux, leurs rumeurs, et ce qui fait de nous des chômeurs ? 
    Ce que je sais, c'est qu'elle a parfois un goût de kebab à la sauce blanche qui salit les bouquins et dégouline sur les manches.
     
    Casey trace sa route, recompose les sons, les mots, l'espace sur la page. Sa poésie, n'est pas à vendre. 
     
    C'QUE J'PENSE OU DIS N'EST PAS À VENDRE
    SI TU CROIS QU'ÇA VA CHANGER
    TU PEUX ATTENDRE (3)
     
    Salut à elle et à tous ceux qui respectent la langue tout en la dynamisant. Je pense à Guillaume Apollinaire en 1917 et avant lui, Rimbaud et, plus tard, les surréalistes ; à Cendrars, voyez ses poèmes dénaturés ; plus tard encore, l'underground des années cinquante avec Ginsberg et son poème Howl dont les "sacrés" bousculent notre quotidien.
    Poètes d'avant, d'après.
    Langues éclatées, devenues anciennes à la seconde même où elles apparaissent. 
    Nouveaux poètes, vous serez rejetés à votre tour. Peut-être même par des dandys shootés à la guimauve. L'un d'eux écrira sur du papier toilette estampillé AB. Car telle la loi du genre : je vis, je meurs.
     
    MA PLUME, MON DIPLÔME, UN BLÂME, UN PROBLÈME
    UN SUPRÊME PROGRAMME HAUT DE GAMME QUI ENGRÈNE
    QUI ENTRAÎNE DÉBRIS DE CRÂNES, DE VITRINES
    CRIMES QUI SE TRAMENT, NITROGLYCÉRINE
    PREMIER ALBUM, JE DÉGAINE, SORS DES ABÎMES
    J'AMÈNE ŒDÈMES ET RÉTAME DES RIDDIMS
    J'ÉTONNE, ON M'ACCLAME    
    JE DONNE MON MOT D'ORDRE ET MON MODEM
    QUIDAM DES DOM SUR LE MACADAM
    DES TONNES D'ULTIMATUM DANS MES THÈMES
    HÉMATOMES DANS MES TOMES À L'ANTENNE ET CARTONNE LE SYSTÈME
    FAIS GRAND SCHELEM POUR VICTIMES DES HLM
    VU QU'PANAME EST TELLE GOTAM, TAM TAM ET COCKTAILS (4)
     
    Je ne comprends pas tout. Est-ce dû à mon âge ? Je suis un enfant, je suis un vieil homme. Ce n'est pas qu'avec les mots qu'on saisit. Là, il y a un sens, ça vient de loin. J'entends âme dans quidam, macadam. Une force d'âme, de celles qui traversent les montagnes. Nous en avons tant besoin aujourd'hui. 
     
    Prendre le flow de Casey et se laisser emporter. Le sourire vient aussi de l'ébranlement.
     
    André Cohen Aknin
     
    Les textes de Casey sont tirés de la pochette de son disque "Tragédie d'une trajectoire". 
    (1) "Chez Moi" (Casey-Laloo). 
    (2) "Mourir con" (Casey / Laloo)          
    (3) "Pas à vendre" (Casey - Hery)
    (4) "Suis ma plume". (Casey / Soul G)

  • Les mains folles

                Imitez le son de la toupie
    Laisser pétiller un son nasal et continu
    Faites claquer votre langue
    Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
    Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne (1)
     
    "Laisser pétiller un son nasal et continu", c’est ce que faisait Maurice dans le centre de psychothérapie dans lequel je travaillais. Il passait des heures entières collé au mur de l'entrée. Il pétillait et attendait. Mais personne ne lui rendait visite. Son pétillement m’intriguait. Où avais-je entendu un tel bruit ? Etait-ce l'appel d’un oiseau en pleine saison des amours, le raclement répété d'une bête aux abois ? Maurice ponctuait parfois ses pétillements d'un long sifflet qui ressemblait au son qu’émettait Daniel, un copain d'enfance, lorsqu'il imitait sa toupie en plein vol. 
     
    Maurice avait travaillé aux usines Vallourec ; il était considéré comme un fou bienveillant. On le faisait passer d'activité en activité sans anicroche. Un bon malade quoi. Pas de ceux qui cognaient leur tête contre les murs ou sortaient un couteau. Sa maladie était un syndrome de je ne sais plus quoi. Ce dont je me souviens c'est qu'il n'était pas catalogué placé d'office, c'est-à-dire placé par la Justice. Il n'avait donc vraisemblablement tué ni femme ni enfant, pas brûlé une maison avec ses occupants. C'était un fou conscient de sa douleur, c'est-à-dire qu'il souffrait encore plus. Clairvoyant, il se désespérait de s’atteindre, d'être lui-même. Quand il était seul, les yeux tournés vers le ciel, il lançait ses mots qui ricochaient dans le vide. Ses mots sifflaient de manière si différente chaque jour qu'on pouvait penser qu'il avait séparé les voyelles et les consonnes, qu'il s'évertuait à découvrir l'autre face de chaque lettre. Il ne se contentait pas de parler, il gesticulait dans des spasmes qui, au moment le plus fort, faisaient de lui une poupée désarticulée. Spasmes qui diminuaient lorsqu'il était à l'atelier de menuiserie. L'établi et les outils lui servaient de tuteur.
     
    L'ergothérapie signifie soin par le travail. Il ne s'agissait donc pas de se contenter d'occuper les soignés. Au contraire, chaque situation était l'occasion d'une expression. Ils avaient à retrouver un geste, à dépasser la peur d'un outil ou ne pas se laisser "emporter" par lui. Il était aussi question de concevoir un objet avec ce que cela implique dans la conception et la réalisation. Les soignés pouvaient également s’exprimer, disons "artistiquement". Il fallait veiller à ce qu'ils ne se blessent pas.
     
    J'ai découvert chez ces êtres internés tout un éventail de silences. Silence du mutisme, de l'hébétude, de la peur, de l'incompréhension, de la torpeur due aux calmants qui arrêtent le temps. Des silences étirés, d'une incroyable longueur, que je retrouve lorsque je lis un poète et que je découvre des ellipses, ces espaces vertigineux qui familiarisent avec le vide. Des silences où les mots se retournent vers soi. Ils signifient que la conscience est là, présente. Quand la conscience n'est plus, c'est que le malade est plus gravement atteint.
    Un premier niveau de conscience ne suffit pas. Il faut creuser encore et encore, aller vers les niveaux profonds. Râmakrishna nous y invite : "Dans le cas où il a conscience et que cette conscience a conscience de pas être sa propre source d'existence, il faut chercher cette source". La source est le lieu où naît la maladie, le lieu où elle trouve quoi dire (le mal a dit). 
     
    Maurice tape sur sa joue comme sur un tambour :
    ∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫
    Ioiauæi A
    E éoüou ∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫
    Ao i ∫∫∫∫∫
    FtkfhnLhhzdvdhhdfbts 
    ∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫
     
    Certains affirment que le babillage des bébés émanerait d’une source commune à toutes les langues et que perdurerait un reste immémorial, incompressible. Reste qu’on entendrait également dans la bouche des vieillards séniles. Mais, avec Maurice, je n'avais pas affaire à un bébé, ni à un vieillard ! J'avais devant moi un homme de cinquante ans, défait et victorieux.
    Défait, parce qu'il était interné. Victorieux, parce que cette langue était à lui, qu'il avait son "parler vrai". À l'époque, j'étais incapable de l'entendre. J'aurais juste pu convertir son pétillement en une vraie toupie et encore, il n'y avait pas de tour à bois dans l'atelier. Aujourd'hui, non plus, je n'ai plus ce genre de machine, ni aucune autre. Plus d'établi. J'ai tout offert à des jeunes gens qui continueront à les faire vivre. Je n'ai gardé que mes outils à main. Sur ma table d’écriture, on trouve des fers de bouvet qui servent à tenir les livres ouverts et un petit rabot, un Stanley, avec quoi je rabote les mots. J'essaie en soufflant dans la fente du rabot, appelée lumière, de trouver de nouveaux sons. 
     
    Les sons d'abord. En écrivant cette lettre, je prends ceux qui gravitent autour de moi : les mots de mon voisin albanais, l'aboiement d'un chien, la perceuse lointaine, les pleurs d'un enfant, le pépiement d'un oiseau, la porte-fenêtre qui grince et les à-coups d'un concert de Bernstein sur France Musique. Me revient en mémoire le cliquetis de mon ancienne machine à écrire. 
    Clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic…
    Pendant ce temps, je mets des restes de biscottes dans le pilon de ma grand-mère pour en faire de la chapelure. Et quand c’est au tour du bol de cuivre de sonner, le son envahit la terrasse, se transforme en mots. Il y a des jours où je n'écris pas, je suis écrit.
     
    Mon aventure au centre de psychothérapie avait commencé par la rencontre de deux hommes. Christian Falala, un psychologue qui m'avait permis d'utiliser son garage pour restaurer des meubles. Lui-même bricolait de son côté ; il disait qu'il se reposait dans ses mains. Nous discutions beaucoup. Il intervenait au centre de psychothérapie et il me présenta Pierre Vaneecloo, le psychiatre qui en était le médecin chef. Ce dernier était intéressé par ce que pouvaient apporter la gestuelle et la dimension professionnelle à la maladie mentale ; il souhaitait aider les soignés à aller au-delà de leurs difficultés et, dans ce sens, maintenir une proximité avec le reste de la population. C'était le temps de l'antipsychiatrie avec, entre autres, David Cooper et le bouquin de Mary Barnes et de Joseph Berke, Un voyage à travers la folie. Pierre Vaneecloo voulait aller de l'avant, décloisonner son approche de la psychiatrie et de ce fait, les malades eux-mêmes.
    Nous avions mis en place l'atelier de menuiserie - version ergothérapie - et ce que je pouvais apporter. À moi de faire la part des choses et d'installer un équilibre entre les deux univers, avec l'aide de toute l'équipe évidemment. J'allais avoir affaire à des mains folles. 
     
    J'ai adoré être dans ce centre, parmi les soignés, de travailler avec les soignants. À ma surprise, je découvris chez ces derniers une fragilité, qui était en réalité une force, parce qu'elle leur permettait d’échanger, d'ajuster leurs attitudes et les traitements selon les personnes et les situations. J'avais devant moi, ce que je découvrirai plus tard chez Bertolt Brecht  "C'est quand tu es faible que tu es fort". Nous baignions alors, soignants et soignés, dans un langage qui pouvait se défaire et se refaire. L'essentiel était que ce ne fût jamais de la même manière. Un langage de défaites et de victoires.
     
     
    À l'institut des jeunes aveugles on a demandé
    N'avez-vous point de jeune aveugle ailé
    Ô bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage
    Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire
     
    Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
    Que c’est vraiment par habitude et manque d’audace
    Qu’on les fait encore servir à la poésie
     
    Mais elles sont comme des malades sans volonté
    Ma foi les gens s’habitueraient vite au mutisme
    La mimique suffit bien au cinéma
     
      Mais entêtons-nous à parler
          Remuons la langue
         Lançons des postillons
    On veut de nouveaux sons de nouveaux sons de nouveaux sons
    On veut des consonnes sans voyelles
    Des consonnes qui pètent sourdement
    Imitez le son de la toupie
    Laisser pétiller un son nasal et continu
    Faites claquer votre langue
    Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
    Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne
     
    Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
    Habituez-vous à roter à volonté
    Et quelle lettre grave comme le son d'une cloche
    À travers nos mémoires
    Nous n'aimons pas assez la joie
    De voir de belles choses neuves
    Ô mon amie hâte-toi
    Crains qu'un jour un train ne t'émeuve 
    Plus
    Regarde-le plus vite pour toi
    Ces chemins de fer qui circulent
    Sortiront bientôt de la vie
    Ils seront beaux et ridicules
    Deux lampes brûlent devant moi
    Comme deux femmes qui rient
    Je courbe tristement la tête
    Devant l'ardente moquerie
    Ce rire se répand
    Partout
    Parlez avec les mains faites claquer vos doigts
    Tapez-vous sur la joue comme sur un tambour (1)
     
    André Cohen-Aknin
     
     
    (1) Guillaume Apollinaire, La victoire, (extrait), mars 1917 - Calligrammes -  Gallimard
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 20