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Mon livre pèse

Lettre d'un colporteur-liseur N° 23
"Mon livre pèse" de André Cohen Aknin
Poèmes cités : Sur la robe elle a une corps et  Tu es plus belle que le ciel et la mer de Blaise Cendrars
 
Ce matin, mon boucher a soupesé mon steak avant de le jeter sur la balance. Il annonce 200 grammes tout rond. La balance lui donne raison. Un fortiche mon boucher ! Suis-je capable d'en faire autant ? Combien pèse le livre que je suis en train de lire ? Environ une livre. Drôle ça, un livre d'une livre ! Peser est chez moi une marotte. Quand j'habitais dans le Nord et que le charbonnier vidait ses grands sacs de boulets dans ma cave, je me demandais combien chacun pouvait peser. Cinquante kilos et plus. À la fin, je nous servais ce que j'avais sous la main. Je me souviens d'un pâté de grives et d'un Muscadet pas piqué des hannetons. 
Question poids, il y a quelqu'un qui s'y connaissait : Blaise Cendrars. Cet homme avait une conscience profonde des corps, de leur enveloppe, de leurs mouvements, de ce qu'ils dégagent. Il écrit dans Sur la robe elle a un corps :
 Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes (1)
    Et dans Tu es plus belle que le ciel et la mer :
Je sors de la pharmacie
Je descends juste de la bascule
Je pèse mes 80 kilos
Je t'aime. (2)
    Tout se pèse.
    Tenez, prenez la poésie d'Alain Borne, une poésie de lumière et de désir, jusqu'à la brûlure. Eh bien, elle me laisse en bouche un goût d'amande caramélisée ; et les amandes, on en achète une grosse poignée, 250 - 300g. Les mots de Léopold Sédar Senghor dégagent, quant à eux, une impression de chocolat noir légèrement amer ; ils ont été nourris du chant de Marône la poétesse de son village - une tablette par lecture. Il y a aussi cette terre rouge du Sénégal emportée sous les ongles des esclaves passés par l'île de Gorée ; ça fait quoi 1-2 grammes qu'on multiplie par le nombre d'hommes, de femmes et d'enfants par traversée, à raison de tant de traversées par an, pendant des dizaines et des dizaines d'années… Chez Barjavel, j'entends le bruit du plateau de la balance quand le boulanger pèse ses pâtons. Je mange à mon petit-déjeuner un quart de baguette, pas plus, soit 50 grammes environ. Avec Andrée Chedid, on aperçoit des kilos d'étoiles, même en plein jour. À première vue, les ellipses d'André du Bouchet laissent un lecteur perplexe, mais avec le temps, elles valent leur pesant de cacahouètes ; et je m'y connais en cacahouètes, j'en ai récolté des journées entières. Pessoa, lui, laisse une toute autre impression, il vous fait comprendre que vous n'êtes qu'une pierre qu'on lance en l'air. Elle pèse combien celle qu'on glisse dans un lance-pierre ? 
 
    Il y a autre chose qui pèse, eh sacrement en plus ! Ce sont les envies. Je me souviens d'une envie de livre, un album de Tintin, qui appartenait à Germain, un camarade de classe, un patos qu'on disait en Algérie. Je n'en avais jamais lu. Il m'avait fallu négocier d'arrache-pied pour pouvoir le lire à la récréation. Ça m'avait coûté un Blek le roc, deux agates et j'ai dû laisser Germain jouer avec mon boulard de verre qui, quand on le lançait, donnait l'impression de tout dévaster sur son passage. Il pesait quoi mon boulard, 50 grammes peut-être.
 
    J'ai assisté à une vente de livres au poids. Étrange, comme impression. Il y certes le poids réel du papier et du carton, le poids des mots, c'est-à-dire leur impact. Mais a-t-on déjà calculé le ratio entre le poids physique d'un auteur et le nombre de mots qu'il a écrit ? Dans ce cas, quelle valeur donner à ce résultat ? À mon avis, la seule balance qui compte est la relation intime entre l'auteur et le lecteur. Et ça, ça n'a pas de poids. On dit aussi : ça n'a pas de prix. Mais, c'est une autre histoire…
Le corps de la femme est aussi bosselé que mon crâne
Glorieuse
Si tu t'incarnes avec esprit
Les couturiers font un sot métier
Autant que la phrénologie
Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes
Tout ce qui fuit, saille avance dans la profondeur
Les étoiles creusent le ciel
Les couleurs déshabillent
"Sur la robe, elle a un corps"
Sous les bras des bruyères mains lunules et pistils
quand les eaux se déversent dans le dos avec les 
omoplates glauques
Le ventre un disque qui bouge
La double coque des seins passe sous le pont des arcs-en-ciel
Ventre
Disque
Soleil
Les cris perpendiculaires des couleurs tombent sur les cuisses
 
ÉPÉE DE SAINT MICHEL
 
Il y a des mains qui se tendent
Il y a dans la traîne la bête tous les yeux toutes les fanfares 
tous les habitués du bal Bullier
Et sur la hanche
La signature du poète (1)
 
(1) Blaise Cendras. Sur la robe elle a un corps. Février 1914. Tiré de "Dix-neuf poèmes élastiques". Editeurs : Denoël, puis Gallimard. - (2) Blaise Cendrars. Tu es plus belle que le ciel et la mer. Extrait.

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