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"Retour au poème précédent" de André Cohen Aknin
Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck.
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Lettre d'un colporteur-liseur N°29
"Je préfère ne pas parler de ma vie" de André Cohen Aknin
Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck, "Mohammed Dib, Un pérégrin", "Ultime lettre à un jeune poète" et "Vivre en poésie" de Guillevic.
Je préfère ne pas
parler de ma vie.
Un souhait :
épier le siècle
ou bruiteur
de fleurs
et des avenues -
et des faits. (1)
"Je préfère ne pas parler de ma vie." Ces mots sont de Philippe Beck. Ce n'est pas la première fois que j'entends ce parti pris. André du Bouchet écrivait de son côté : "J'écris aussi loin de moi". Et Guillevic, dans "Ouvrir" : Le "je", le moi sont tellement distanciés qu'ils se fondent dans l'universel (2) et plus loin, dans une lettre à une jeune poète : "tournez-(vous) davantage vers le quotidien, le tous les jours, l'infini dit par l'anonyme… (3).
Guillevic affirmait qu'il ne parlait pas de lui. Mais, n'est-ce pas ce qu'il faisait ? N'était-il pas présent dans son regard sur les éléments, les pierres, l'herbe ?
Voir les choses comme elles sont réellement, ce quelles sont en elles-mêmes dans la mesure où l'on peut. On n'est jamais sûr, parce que nous sommes liés à notre propre vue. Nous ne savons pas comment l'herbe se voit, se vit ou comment, elle voit sa voisine. (4)
En poésie, le soi deviendrait une ombre, un reflet où s'insinuent d'autres ombres, dont les nôtres, à nous les lecteurs.
Guillevic dit aussi "Notre propre vue". C'est donc qu'il y a du "nous". Et comme le "nous" est constitué de plusieurs "moi", les choses ne sont pas si déterminées qu'elles le paraissent. Et c'est tant mieux.
Au moment où j'écris cette lettre, je lis dans Le Monde des livres (5) un article sur Louise Glück, la poète américaine Prix Nobel de Littérature 2020, à l'occasion de la sortie en France de deux de ses recueils (6). Marc Olivier écrit dans "Po&sie : "La poétique de Glück explore l'intimité d'un sujet tout en éludant le personnel. Le moi s'y révèle rarement identique d'un recueil, voire d'un poème, à l'autre… "
Que le "je" soit je, il, elle, nous, pluriel, unique, se dédoublant à volonté, en kaléidoscope, cette pandémie nous invite à repenser l'être, à ne pas baisser les bras, à nous dépasser, à créer. Il serait vain d'attendre le retour de l'ancien. Ne sommes-nous pas nés de déroutes, de cataclysmes ?
Au fait, qu'est-ce que créer aujourd'hui ?
La même chose qu'hier et que demain : bourlinguer entre le réel et l'imaginaire. La formule du metteur en scène Polonais Tadeusz Kantor est toujours valable : "Je cherche quelque chose entre les poubelles et l'éternité".
(1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages Flammarion.
(2) Ouvrir. Guillevic. , Mohammed Dib, Un pérégrin. Gallimard.
(3) Ouvrir. Guillevic. Ultime lettre à un jeune poète. Gallimard.
(4) Vivre en poésie. Guillevic, Stock.
(5) En date du 9 avril 21.
(6) L'iris sauvage et Nuit de foi et vertu de Louise Glück, Editions Gallimard "Du monde entier”.
Lettre d'un colporteur-liseur N°28
"J'écris en m'attardant sur les mots" de André Cohen Aknin
Textes cités : "Le livre de l'intranquilité", "Le passage des heures" (Ode sensationniste) de Fernando Pessoa - "La terre des mots" de Jean-Louis Novert.
J'écris en m'attardant sur les mots, comme devant des vitrines où je ne verrais rien, et ce qui m'en reste, ce sont des demi-sens, des quasi-expressions, telles des étoffes dont je n'aurais qu'aperçu la couleur, des harmonies entrevues et composées de je ne sais quels objets. (1)
Sur mon balcon, je ne vois pas la vitrine de la boulangerie, ni même la porte de son fournil. Le matin, sous les coups de 5h - 5h30, il y a l'odeur de la première fournée qui envahit la rue. Je peux écrire alors, et pas avec des demi-sens ou des quasi-expressions, non, avec la pleine mesure de l'immédiat.
Chaque aube est un rideau qui oscille,
Qui rafraîchît les illusions et les souvenirs de mon âme de vagabond… (2)
On ne fait pas assez attention à ces petites choses, à ces plaisirs quotidiens. Pour le pain, j'ai lu un extrait de La charrette bleue de Barjavel dans un collège. Ses mots se transformaient en pain doré dans le regard des enfants. Un poème, parfois, comme celui de Jean-Louis Novert fait naître la sensation :
Le livre
donne le pain,
ses pages
sentent la farine,
ses chapitres
sont tendres et chauds,
dans le four
des mots, une épaule
se dénoue… (3)
Le mieux serait que je vienne vous en parler avec une baguette et que nous la partagions.
Car, voyez-vous, je suis un mangeur de pain. Il m'est indispensable. J'en mange à toute heure de la journée. Ma mère faisait son pain et j'ai même épousé la fille d'un boulanger. C'est dire l'importance de la chose.
Mais attention, il y a pain et pain. On doit sentir sur sa croûte le silence du boulanger, son geste ancestral, être pris dans le voile de farine, entendre le roulement du pétrin mécanique et voir la pâte se lever en douceur comme le rideau de l'aube. À chaque fois, un nouveau spectacle. Chaque pain est une découverte.
J'ai eu une grande émotion quand, dans un village de Lorraine, j'ai vu le fournil du boulanger. Il était, hélas, en démolition. La porte émaillée du four avec son balancier avait fière allure. J'y voyais le mât d'un navire en perdition. Le vieux boulanger se prénommait Joseph. C'est à lui que je pense en écrivant cette lettre. Il utilisait du charme, un bois qui tient bien le feu, il faisait des tournées dans des villages avec son Tube Citroën, il vendait aussi de l'épicerie. L'une de ses spécialités était le kouglof. Un de ses moules est à la maison.
Tout ce qui m'entoure devient une partie de nous-mêmes.
Fernando Pessoa le dit, la vie est là autour de nous. Il suffit de se poser et être attentif. Il y a le pépiement des oiseaux, le linge tendu sur le balcon de la voisine, une chanson des "Frangines" et, pourquoi pas, le bourdonnement intempestif de mon ordinateur. Je crois qu'une des ailettes du ventilateur est en train de me lâcher. L'oreille est une main sensuelle ; elle vous guide vers le plaisir de l'instant.
Les mots sont pour moi des corps palpables, des sirènes visibles, des sensualités incarnées (4)
Le soir même, j'écris au calame des lettres de l'alphabet sur un calque que je projette ensuite à l'aide d'une torche sur un mur à hauteur de mon buste, pour danser avec elles, découvrir leur intimité.
L'écrivain est un être invisible à qui l'on donne trois ronds pour poser des mots que l'on va boire en cachette. Je titube. Rien à voir avec un pianiste que j'ai connu au Cintra, un club que je fréquentais à Paris. Lui, c'étaient des notes de musique qu'il buvait. Il n'était jamais bien net. C'est peut-être ce qui me plaisait chez lui. Il m'a donné envie de chanter. J'ai essayé, mais je chante comme une crécelle. Je me demande si le Joseph de Lorraine buvait son canon et poussait la chansonnette.
Les mots s'enfoncent dans la pâte. Creuser l'œil jusqu'à la source, suivre le filet d'une mémoire à inventer,
Sentir tout de toutes les manières,
Vivre tout de toutes parts,
Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps,
Réaliser en soi l'humanité de tous les instants
En un seul instant diffus, prodigue, complet et lointain.
…
Tout passe, toutes les choses défilent en moi,
Et les rumeurs de toutes les villes du monde murmurent en moi… (5)
(1) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
(2) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa. Editions Orphée La Différence.
(3) La terre des mots. Jean-Louis Novert. Rougerie Editeur.
(4) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
(5) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa. Editions Orphée La Différence.
Entre les lettres d'un colporteur-liseur d'André,
Geneviève pose ses poé-ponctuations.
Poé-ponctuation n° 1, de Geneviève Briot
"Ecriture"
Batterie des lettres
le clavier frémit
à l'assaut du mot
de la phrase
qui prend cœur
et commence à vivre.
Le poème emplit la page
la dévore
la froisse
Il descend dans la rue
se colle à la poussière
prend le soleil
encore lié au cerveau fébrile
puis prend son envol
(inédit. © Geneviève Briot)
Lettre d'un colporteur-liseur N° 27
"Sur coussin d'air" de André Cohen Aknin
À propos de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud.
publiée par la revue Quinzaines - N°1233 de février 2021
Depuis 15 jours, je déambule sur les trottoirs chauves de la fiction, tout en gardant un œil sur la poésie, particulièrement de 9h34 à 10h42. Les couvertures de livres à polices rouges, les jours impairs.
Le texte de ce matin est :
Je voudrais que ma chambre ait un sol.
Une porte, je n'y tiens pas,
Mais marcher en rond sans arrêt,
Sans jamais toucher le parquet,
M'ennuie prodigieusement ! (1)
Puis vient le temps de laisser décanter les mots nouveaux. Je me retrouve dans ma cuisine, les pieds dans le vide, à mitonner un osso-buco, ma future spécialité, car c'est la première fois. Les épices volent en poussières, retombent sur le parapluie du voisin du dessous qui, lui, n'a plus de plafond. Comme accompagnement, j'ai prévu un riz safrané accompagné d'éclats de pamplemousse rose.
Mon voisin et moi avons décidé de manger dans l'ascenseur.
Pendant la cuisson, j'écoute la radio. Allons bon, j'apprends qu'on jouera la comédie dans les épiceries, le drame dans les salons de coiffure, le cinéma chez les cavistes, on gardera les boucheries pour l'opéra et la grande pharmacie de la Place de la mairie sera réservée aux orchestres de chambre, en alternance avec des matchs de handball, catégorie poussin.
Le minuteur sonne. Au jugé, il faut laisser cuire encore une demi-heure. La prochaine fois, je couperai les carottes en petits bouts ou bien j'utiliserai un autocuiseur. Que dira mon voisin si dans son ciel passe une locomotive ?
Les nouvelles à la radio sont déprimantes, alors je plonge dans un bouquin commencé la veille : "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. Un roman étrange, fascinant même - une impression de flottement - d'une écriture sobre qui laisse une grande place à l'imagination du lecteur. Je divague avec les personnages.
Deshormes, un homme vivant seul dans sa ferme à la limite de l'Ardèche et de la Haute-Loire, cuisine un chou farci, le jour où Harpo entre dans sa maison. Harpo arrive de nulle part. Ils ne se connaissent pas, et pourtant le premier invite le second naturellement.
Nous sommes en 1933. Harpo est l'un des Marx Brothers. Il revient d'une tournée en URSS, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Il aurait dû embarquer au Havre pour New York. Contre toute attente (et sans raison), il saute dans un train pour Paris, loue une Torpédo bleu pâle et prend la route du sud par la nationale 7. Pourquoi le Sud ? Il file sans problème jusqu'à l'accident.
Sorti vivant, mais amnésique, il se sauve de l'hôpital. Harpo n'est plus Harpo. Harpo n'est personne… Son esprit n'est qu'un tohu-bohu de pensées dont son visage ne laisse rien paraître. Il a néanmoins la mémoire des choses. Il se souvient du pain, du fromage, de ses mains, de la lumière. Il dérive sur les routes.
Marcher ; s’arrêter ; pisser tout droit derrière un chêne ; hésiter ; marcher ; prendre le chemin qui monte, sur la droite, plutôt que l'autre, sur la gauche ; hésiter ; marcher très lentement ; refaire son lacet, le pied sur la borne ; lire D 914 en blanc sur le gris de la borne ; marcher ; s'asseoir ; refaire son lacet sur un plot en ciment ; se masser le genou ; se masser la hanche ; se glisser sous des barbelés, s'accrocher et renoncer ; marcher… sous la burle, ce vent terrible qui vient du nord, jusqu'à se retrouver des jours plus tard dans la maison de Deshormes, sans raison, sinon celle d'avoir faim.
Les jours passent. Deshormes écrit, cuisine, il n'appelle pas le maire du village, ni la gendarmerie pour signaler ce visiteur, même s'il a noté chez cet homme des absences et des creux. À l'usage, ils ont mis au point une langue intermédiaire, faite de mots anglais et français. Harpo sourit… Il patine dans un présent répété… Si la mémoire lui fait défaut, il se sent pourtant incroyablement vivant, comme si chacun des éléments qui l'enveloppent se chargeait d'une vérité supplémentaire.
Puis Harpo se retrouve à Lyon chez la sœur de Deshormes qui souhaite le faire examiner par un médecin. Durant ce temps, Harpo s'occupe, travaille dans une imprimerie, grâce à la mémoire des choses, à celle du corps. On peut parler d'instinct, de mémoire primitive.
Entre temps, à New York, les frères Marx ont pris contact avec une agence de détectives qui a envoyé un de ses agents en France, un certain Dufresne. Et, surprenant, cet homme fonctionne aussi à l'instinct.
L'instinct.
Faut-il y voir un message ? Fabio Viscogliosi nous dit-il que la solution est en nous, qu'il suffirait de se laisser aller "sans raison", d'agir avec instinct, d'avoir la réaction du primate face à l'inconnu ?
Plus j'avance dans ce roman (tout en surveillant mon osso-buco) plus je fais un lien entre cette histoire et la situation ubuesque que nous vivons en ces temps de pandémie de Covid. Mon voisin du bas est devenu Harpo. Je suis Deshormes, puisque c'est moi qui cuisine. La Covid est, assurément, un sacré accident. Ce n'est pas encore l'amnésie, mais la mémoire s'étiole. On garde du passé quelques images d'insouciance, de ce temps où l'on pouvait s'attabler à une terrasse de café, boire un coup entre amis, se régaler d'un gueuleton. Il reste les petites choses autour de soi. Chacune d'elles devient une fenêtre. On parle d'amnésie du futur. On n'ose même plus rêver.
Ce roman est, me semble-t-il, une parabole. Nous avons oublié ce qui nous faisait rire, mais nous savons encore comment rire. Alors soyons des apprentis Harpo, Charlot, Keaton, perdus mais incroyablement vivants.
Le minuteur sonne de nouveau. C'est cuit. Mon voisin et moi, nous nous installons dans l'ascenseur, une nappe à même le sol, en veillant à laisser de la place pour ceux qui voudraient monter. L'osso-buco se laisse manger. Une autre fois, je mettrai plus d’épices et je servirai sur des feuilles de palmier, nous nous imaginerons sur une plage au soleil.
Nous nous mettons d'accord : nous mangerons ensemble chaque semaine ; l'un fera le repas et l'autre, pendant ce temps, préparera la conversation sur un livre et se chargera de contrôler si le plancher réapparaît sous mes pieds ou le plafond au-dessus de sa tête. Mon voisin promet de faire un chou farci pour le dimanche suivant. Tiens, c'est comme s'il lisait dans mes pensées. Cette fois, ce sera lui Deshormes et moi, Harpo.
Je n'ai plus de doute, j'écrirai sur ce roman dans ma prochaine lettre d'un colporteur-liseur, un roman à la résonance d'un poème. Je conseillerai à mes lecteurs d'acheter cet "Harpo", comme on prend un ticket pour un tour sur coussin d'air.
En italiques : extraits de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, Editions Actes Sud, 2020
(1) Gelett Burgess (La vache pourpre - Extrait)
Lettre d'un colporteur-liseur N° 26
"Il y aura ceux qui s'aiment" de André Cohen Aknin
Poèmes cités : Il y aura ceux qui s'aiment et Jeunesse d'Andrée Chedid.
Il y aura ceux qui s'aimentDebout devant ma porte je les attendsIl y en a qui veillent année après annéeComme des oliviers mangés de soleil et de patienceMoi j'ai franchi le seuil je guette la routeEt je sais qu'ils viendrontDans la maison les appels se nouent"C'est assez d'attendreIl faut prendre sa placeComme les autres comme les autresAutour d'une table de boisIl faut prendre sa placeLa vie est comme celaGrain de sableOr qui tinteFil de soie"Ensuite celle qui m'habite comme une prune trop ridéeA dit "J'ai peur pour ceux qui s'aimentQuelle menace portent-t-ils au cœur l'un pour l'autre"Elle a dit "J'ai peur pour ceux qui s'aimentLe cri âcre des méfiants les tourmenteLa voix cuivrée des loupsL'envie avec ses lèvres de malade"Mais j'ai crié plus fort que l'emmuréePour ceux qui n'ont eu que les songes j'ai criéPour ceux qui n'ont que le jeuPour cette tour où l'écho se fracasseAux murs ronds de la solitudePour le silence des mal-aimésEnfoui en lui-même comme en un puitsÀ cause de la vie à cause de la mortJ'ai crié plus fort que l'emmuréeJ'ai crié"Avant que les villes ne s'écroulentAvant que l'ombre des arbres ne traverseLe fleuve comme des cordesAussi sûr que le soleil et sa mort se défientIl y aura ceux qui s'aimentEt je ne me chercherai plus"J'ai crié j'ai chanté"La magie à leur doigtDans leurs veines des rivières de fêteIls iront intouchés comme des rois de nulle partLeurs regards se croiseront au-dessus des voix"J'ai crié j'ai chantéEt devant la maison il y avait eux et moi (1)
Tous les appels du mondete traversent jeunesse !Tu enfantes le feu (2)
Article de Geneviève Briot
À propos de "Brigitte l'œuvre à vif" de Bernard Vandewiele. Photos de Philippe Petiot Editions l’Autre incertain. 2020
Le livre se lit comme un conte qui narre les épreuves de héros à la recherche d’un trésor nommé lumière. Quand on l’a ouvert, on ne le lâche plus.
Suivons le chemin de Brigitte Nêmes, une petite fille, détectée autiste, sevrée d’affection du fait de l’absence familiale et d’une hospitalisation excessive et castratrice. Quand elle a sept ans, elle prend la main qui lui est tendue, c’est celle de l’infirmier Bernard qui, sous la demande insistante de l’enfant, finit par devenir, avec Germaine sa compagne, famille d’accueil, puis son tuteur.
Brigitte, l’œuvre à vif est la visite guidée par son mentor Bernard Vandewiele sur le long cheminement de Brigitte vers son ouverture au monde.
Tous deux se battent, chacun à leur manière, côte à côte et l’un contre l’autre, elle crie sa détresse par mutilations et aboiements ; il tâtonne, reconnaît ses échecs, met à mal sa vie personnelle.
Quand Brigitte approche la trentaine, elle commence à peindre. Elle en vient à jeter ses émotions sur la toile. C’est une révélation. Elle peut parler avec les formes et les couleurs, et aussi avec les mots des intitulés des tableaux : La colère - casser la vitre, Fin de mes crises d’hiver, Je vois ça avec mes yeux, Moi ça va mieux je ne fais plus pleurer Bernard, Je suis allée écouter le spectacle de danse à la salle des Cordeliers avec les autres…
L’émotion qui nous étreint à la lecture de ce livre vient, sans doute, de la sincérité du propos de Bernard et de la sensibilité des toiles de Brigitte qui nous traverse.
Devenu psychanalyste, Bernard Vandewiele guide le lecteur à travers les tableaux de la peintre qui exprime son moi le plus intime, sombre et tourmenté, où surgissent des éclats de lumière, où s’ouvrent des portes.
On pense à ces mots du poète Jean Tardieu : “J’aime toutes les couleurs parce que mon âme est obscure”.
Sur les toiles, on est saisi par l’éclat des couleurs qui ont une fraîcheur d’enfance. Elle a une palette bien à elle et elle s’en explique :
Le rouge pour consoler, du jaune quand ça va mieux, le vert pour ne plus être triste, le bleu quand je suis contente, du blanc ça veut dire que je suis joyeuse.
Avec la peinture je suis jamais déçue.
Après une vingtaine d’années de pratique, elle quête toujours le regard de Bernard, son témoin privilégié ; elle quête aussi le regard du spectateur à qui elle transmet ses états d’âme avec le souci d’y mettre de la joie. Le dernier tableau du livre intitulé La première question traduit un bel élan de vie.
Elle réalise ses tableaux avec une spontanéité étonnante, son pinceau ne tremble pas ; elle s’affirme en posant sa signature en noir comme un sceau d’authenticité. Les yeux de ses toiles nous disent :
Moi Brigitte, je vous regarde
Regardez-moi.
J'ai tout inventé pourrompre le silenceJuste une langue à boireTerre nouvellement recouvertede goudronson odeurReversd'un livresur une étagère qui va du salon jusqu'à l'égouttoirJ'ai rincé deux épis de bléet m'en suis servi comme fanions de détresse (1)
pas à pas viennent les mots leurs enchaînementsleurs enchevêtrements leurs inventions en mêmetemps que leur destructionglisser dans les anfractuosités ah piocher dansl'effacement trouver le fil qui ne rompra paschaque mot possède un silencel'écouter (2)