Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Ecriture - Page 4

  • Haïkus au collège

    haïku.jpg

     

     

     

     

    Les enfants d'une classe de 6e au collège des Maristes en promenade au Bois des Naix à Bourg de Péage ont saisi des éclats de nature et de poésie pour écrire des haïkus.

    Avec leurs enseignantes Mesdames Lemoine et Del Sarto, ils ont confectionné le papier sur lequel ils ont écrit leurs poèmes et fait une exposition.

    Ils nous ont invités à leur exposition.  Certains ont lu leur texte à voix haute puis ils nous ont posé des questions sur nos livres et notre écriture. Une rencontre ouverte sur le désir et le plaisir d'écrire.

    Maristes.jpeg

     

  • Une lumière dans l'ombre

    Lettre d'un colporteur-liseur N°31
    "Une lumière dans l'ombre" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Une longue impatience" de Gaëlle Josse.

    *

    De nouveau, une lettre d’un colporteur-liseur à propos d’un roman : "Une longue impatience" de Gaëlle Josse” (1). A la lecture, j'ai ressenti la vibration d’un long poème.
     
    Ce roman est une lumière dans l'ombre, dans la rudesse d'une vie balancée entre pauvreté et présence de la mer. Une mer immuable, sa force, sa joie presque, son attirance irrésistible. Il y a aussi l'absence qui, à la fois, nous tourmente et nous construit.

    Nous sommes avec Anne qui attend son fils Louis, parti à la mer comme on part à la guerre. Pas tout à fait. Il est parti sans salut, sans banquet de classe, sans ce baiser sur la joue d'une mère.
    Ce livre offre le banquet du départ en même temps que celui du prochain retour.

    Louis n'a rien dit, il n'a même pas laissé de message, après que son beau-père lui a donné une tannée avec sa ceinture. Pourtant Etienne avait promis de s'occuper de lui comme si c'était son propre fils. Qui plus est, Anne n'était pas là ce jour-là, elle s'occupait de ses plus jeunes enfants.

    Son fils est sur la mer, pressent-elle. Le père de cet enfant était marin. Ces choses-là n'arrivent pas par hasard.

    Anne est terrassée. Elle avait connu un abandon quelques années plus tôt avec son premier mari, qui, lui aussi, était parti en mer. Il y était resté. Déclaré disparu après que l’aviation anglaise eut bombardé son bateau. Churchill ne voulait pas que les pêcheurs bretons puissent nourrir les soldats allemands.

    La mer comme une attirance, une malédiction.

    Elle vit à présent dans un appartement cossu au-dessus de la pharmacie de son nouveau mari, Etienne. Un autre monde pour cette veuve de pêcheur démunie. Y s’est-elle jamais sentie à sa place ? Pourtant, ça avait été une histoire d’amour entre Anne et Etienne. Surtout pour lui. Ils se connaissent depuis l'école communale. Il l’avait toujours aimée. Et il avait attendu la fin du deuil avant de lui déclarer son amour. Elle avait accepté de l'épouser. Ils ont eu deux enfants ensemble. Mais que vaut ce nouvel amour comparé à celui d'une mère pour le fils disparu ?

    L'attente est un dialogue avec l'autre, avec celui ou celle qu’on attend, mais aussi avec soi. On y construit un verbe fait de silences, de larmes et de rires.

    Anne écrit à son fils par l'entremise d'une Compagnie Maritime. Des lettres comme on balance une bouteille à la mer. Elle lui promet un festin. Ce roman se construit ainsi autour de la table : entrées, poissons, viandes, desserts, tout à foison. Rien n'est trop beau pour le retour d’un fils.

    L'absence prend toutes les pages. Nous accompagnons cette femme, pas à pas, jusqu’au dessus d’un trou dans la falaise, devant une mer déchaînée, avec la peur de la voir s'y jeter. Elle raconte la vie qui s'en va, qui reviendra, pour sûr. L'espoir d'un retour que nous portons en chacun de nous.

    Ce fils parti est à la fois, sa part d'ombre et sa lumière, son attachement à sa vie passée, à ce qu'elle avait été enfant, à son premier mari marin, à cette vie de pauvreté, à la fascination de la mer.
    Elle va peu à peu délaisser le bel appartement au-dessus de la pharmacie pour se réfugier dans son ancienne maison, qu'elle a gardée.

    Anne s’épuise à attendre. Alors, sur son banc, elle coud, elle brode, elle raconte son histoire. Elle tisse l'avenir. C'est une autre manière d’écrire, plus proche d’elle. Elle a raison, on n'écrit vraiment que près de sa source.
    Gaëlle Josse redonne aux mots tissage et texte leur gémellité.

    Anne est dans les fils de cette nappe, dans chaque minuscule trou où est passée son aiguille, dans chaque point coloré. C'est sa façon de s’asseoir à la table du banquet avec son fils, même en son absence, de rester dans le monde des vivants.

    L'écriture de Gaëlle Josse nous fait respirer un air marin, nous mène sur les crêtes des vagues, la houle jusque dans les yeux. Ses mots, leurs vibrations, nous emportent plus loin que le premier regard. Nous sommes transpercés, bouleversés. Nous sommes avec Anne dans son humble maison. Sa douleur de femme abandonnée par son fils, son appel à l'absent deviennent les nôtres. Mais, au lieu de souffrir, nous lisons la joie dans le scintillement de l'écume d'une nappe brodée.

    La magie de “Une longue impatience” vient de ce que l’auteure nous fait vibrer avec elle et que ce livre entre dans nos vies.

    (1) Une longue impatience" de Gaëlle Josse” aux Editions Noir sur Blanc, collection Notabilia, 2018.
  • Les mots mystérieux  

    Poé-ponctuation n° 2, de Geneviève Briot

    Les mots sont plus mystérieux qu'ils n'y paraissent au premier abord. Familiers, ils sont aussi insaisissables. On a beau rechercher leur sens, leur étymologie, ils se défilent.
    Les dictionnaires ne font que soulever une partie du voile. Les poètes tournent autour, les regardent de face, du dessus, du dessous, au soleil, à l'ombre d'autres mots, ils écoutent leur sonorité, les utilisent parfois avec perplexité.

    Prenons par exemple les mots fruits, prière, dieu, vie, voyage, forêt, abeille, chat, livre, lèvre, lumière, amour… Des amis avec qui l'on vit et que l'on ne connaît jamais vraiment. Les multiples façons de les aborder peuvent les rendre contradictoires et sont source d'incompréhensions.

    Ainsi Guillevic nous le dit avec l'enquête n°1 dans Avec

    Est-ce que la lumière vos a fait mal ?

    Est-ce que la lumière parfois vous emporte ?

    Est-ce que c'est toujours la même lumière ?   

    Nous flottons dans une langue incertaine, sur des mots aux multiples facettes. N'est-ce pas là le charme des conversations et bien sûr de la littérature ?

  • Retour au poème précédent

    Lettre d'un colporteur-liseur N°30
    "Retour au poème précédent" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck.
     
    Je reviens au poème de Philippe Beck. 
    Dans ma lettre d'un colporteur-liseur précédente, j'avais l'intention de poursuivre sur ce texte, mais les mots de Guillevic m'avaient traversé et j’ai été détourné. Je reprends donc.
     
    Je préfère ne pas 
    parler de ma vie.
    Un souhait :
    épier le siècle
    ou bruiteur
    de fleurs
    et des avenues -
    et des faits. (1)
     
    Les vers sont courts, deux trois mots, souvent. Pour les comprendre, on les lance loin devant et on attend qu'ils nous reviennent à la manière d'un boomerang aborigène. Nous nous fracassons contre les ruptures. Le fil semble absent, mais il est bien là, en accordéon. On le déplie et le monde s'ouvre sans limites.
    Ce poème tourne autour de nous. La famille oui. La famille non. Nous semblons sans solutions. Et pourtant, nous naviguons entre le oui et le non, entre la famille et l'absence de famille, entre le ciel et la terre. Cet entre-deux, cette absence de solution est la solution. L'obligation du mouvement, du doute, car là est l'écriture, là est la vie. 
     
    Philippe Beck écrit :
     
    La Mémoire
    des archives familiales
    est inutile
    à l'intellectuel
    de petite origine. (1)
     
    Merci bien, je suis de petite origine et je tiens fermement à mes archives familiales, dont je suis le dépositaire. 
    Zut, je parle de moi. Ça va recommencer comme la dernière fois. Non, non et non ! Laissons le “moi” à ses divagations. Je ne suis pas un poète, juste un lecteur de poètes, peut-être même un de ces "esclaves de maintenant", de qui parlent Philippe Beck. 
     
    L'intellectuel 
    esclave
    de maintenant 
    écarte
    à sa manière
    le passé
    qu'il a en tête.
    Il parle 
    des livres
    qu'il a lus, 
    et sa biographie
    est faite.
    (Il en veut 
    aux livres
    plus qu'aux hommes.) (1)
     
    En vouloir plus aux livres qu'aux hommes, cela veut-il dire que l'on peut différencier l'homme et le livre ? La question vaut le coup d’être posée. Dans l'Histoire, on a brûlé des livres, mais aussi des hommes. 
     
    Pour ce qui est de la concordance de "livres lus" et de "biographie", Beck a évidemment raison, tous les livres que nous lisons font partie de nous, nous construisent. Nous sommes des voleurs de mots, des mâchouilleurs de papiers, des lécheurs d’écrans, des entortilleurs de lettres, d'accents circonflexes et de virgules en dérive, au point de nous retrouver avec des phrases entières tatouées sous la peau.
     
    Bon, il ne me reste plus qu'une demi-heure avant le match de rugby à la télé. Les filles du quinze de France affrontent les Anglaises en finale du tournoi des six nations féminin. Je ne veux pas rater ça. Allez les filles !
     
    Voici une autre partie du texte du Philippe Beck, Dernière mode familiale. La famille, un sujet où l'auteur a un regard sur "L'hexamètre flottant qui potine".
     
    Qui potine
    sur la vie
    et la société ?
    L'hexamètre 
    flottant
    potine
    et chronique
    amplement, snob.
    Chez moi
    il y a un tiret ou trois étoiles ;
    entre l'époque 
    et ma personne
    il y a ce fossé 
    avec du bruit :
    la place
    réservée 
    à la famille
    et aux archives
    domestiques.
    Mais la famille 
    avait quelque chose 
    à dire.
    En écoutant 
    les bruitages naturels
    ou plus que faux
    du siècle
    nous sommes colorés
    par l'écume
    de son rouleau,
    et nous avons 
    une langue
    morte en vie
    qui n'est pas la langue
    de l'appariteur musclé
    (elle a beaucoup, beaucoup
    de sur, avec, pour). (1)
     
    (1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde  Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages  Flammarion.

  • Je préfère ne pas parler de ma vie

    Lettre d'un colporteur-liseur N°29
    "Je préfère ne pas parler de ma vie" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Dernière mode familiale" de Philippe Beck, "Mohammed Dib, Un pérégrin", "Ultime lettre à un jeune poète" et "Vivre en poésie" de Guillevic.

     

    Je préfère ne pas 
    parler de ma vie.
    Un souhait :
    épier le siècle
    ou bruiteur
    de fleurs
    et des avenues -
    et des faits. (1)
     
    "Je préfère ne pas parler de ma vie." Ces mots sont de Philippe Beck. Ce n'est pas la première fois que j'entends ce parti pris. André du Bouchet écrivait de son côté : "J'écris aussi loin de moi". Et Guillevic, dans "Ouvrir" : Le "je", le moi sont tellement distanciés qu'ils se fondent dans l'universel (2) et plus loin, dans une lettre à une jeune poète : "tournez-(vous) davantage vers le quotidien, le tous les jours, l'infini dit par l'anonyme… (3).
     
    Guillevic affirmait qu'il ne parlait pas de lui. Mais, n'est-ce pas ce qu'il faisait ? N'était-il pas présent dans son regard sur les éléments, les pierres, l'herbe ?
     
    Voir les choses comme elles sont réellement, ce quelles sont en elles-mêmes dans la mesure où l'on peut. On n'est jamais sûr, parce que nous sommes liés à notre propre vue. Nous ne savons pas comment l'herbe se voit, se vit ou comment, elle voit sa voisine. (4)
     
    En poésie, le soi deviendrait une ombre, un reflet où s'insinuent d'autres ombres, dont les nôtres, à nous les lecteurs.    
     
    Guillevic dit aussi "Notre propre vue". C'est donc qu'il y a du "nous". Et comme le "nous" est constitué de plusieurs "moi", les choses ne sont pas si déterminées qu'elles le paraissent. Et c'est tant mieux.
     
    Au moment où j'écris cette lettre, je lis dans Le Monde des livres (5) un article sur Louise Glück, la poète américaine Prix Nobel de Littérature 2020, à l'occasion de la sortie en France de deux de ses recueils (6). Marc Olivier écrit dans "Po&sie : "La poétique de Glück explore l'intimité d'un sujet tout en éludant le personnel. Le moi s'y révèle rarement identique d'un recueil, voire d'un poème, à l'autre… "  
     
    Que le "je" soit je, il, elle, nous, pluriel, unique, se dédoublant à volonté, en kaléidoscope, cette pandémie nous invite à repenser l'être, à ne pas baisser les bras, à nous dépasser, à créer. Il serait vain d'attendre le retour de l'ancien. Ne sommes-nous pas nés de déroutes, de cataclysmes ?
     
    Au fait, qu'est-ce que créer aujourd'hui ? 
    La même chose qu'hier et que demain : bourlinguer entre le réel et l'imaginaire. La formule du metteur en scène Polonais Tadeusz Kantor est toujours valable : "Je cherche quelque chose entre les poubelles et l'éternité". 
     
    (1) Philippe Beck. Dernière mode familiale. Extrait. Flammarion. Collection Poésie. Texte cité par Un nouveau monde  Poésies en France 1960-2010 - Mille&unepages  Flammarion.
    (2) Ouvrir. Guillevic. , Mohammed Dib, Un pérégrin. Gallimard.
    (3) Ouvrir. Guillevic. Ultime lettre à un jeune poète. Gallimard.
    (4) Vivre en poésie. Guillevic, Stock.
    (5) En date du 9 avril 21.
    (6) L'iris sauvage et Nuit de foi et vertu de Louise Glück, Editions Gallimard "Du monde entier”.

  • J'écris en m'attardant sur les mots

    Lettre d'un colporteur-liseur N°28
    "J'écris en m'attardant sur les mots" de André Cohen Aknin
    Textes cités : "Le livre de l'intranquilité", "Le passage des heures" (Ode sensationniste) de Fernando Pessoa - "La terre des mots" de Jean-Louis Novert.

     

    J'écris en m'attardant sur les mots, comme devant des vitrines où je ne verrais rien, et ce qui m'en reste, ce sont des demi-sens, des quasi-expressions, telles des étoffes dont je n'aurais qu'aperçu la couleur, des harmonies entrevues et composées de je ne sais quels objets. (1)
     
    Sur mon balcon, je ne vois pas la vitrine de la boulangerie, ni même la porte de son fournil. Le matin, sous les coups de 5h - 5h30, il y a l'odeur de la première fournée qui envahit la rue. Je peux écrire alors, et pas avec des demi-sens ou des quasi-expressions, non, avec la pleine mesure de l'immédiat.
     
    Chaque aube est un rideau qui oscille,
    Qui rafraîchît les illusions et les souvenirs de mon âme de vagabond… (2)
     
    On ne fait pas assez attention à ces petites choses, à ces plaisirs quotidiens. Pour le pain, j'ai lu un extrait de La charrette bleue de Barjavel dans un collège. Ses mots se transformaient en pain doré dans le regard des enfants. Un poème, parfois, comme celui de Jean-Louis Novert fait naître la sensation :
     
    Le livre 
    donne le pain,

    ses pages
    sentent la farine,
     
    ses chapitres 
    sont tendres et chauds,
     
    dans le four
    des mots, une épaule
    se dénoue… (3)
     
    Le mieux serait que je vienne vous en parler avec une baguette et que nous la partagions. 
    Car, voyez-vous, je suis un mangeur de pain. Il m'est indispensable. J'en mange à toute heure de la journée. Ma mère faisait son pain et j'ai même épousé la fille d'un boulanger. C'est dire l'importance de la chose. 
    Mais attention, il y a pain et pain. On doit sentir sur sa croûte le silence du boulanger, son geste ancestral, être pris dans le voile de farine, entendre le roulement du pétrin mécanique et voir la pâte se lever en douceur comme le rideau de l'aube. À chaque fois, un nouveau spectacle. Chaque pain est une découverte. 
    J'ai eu une grande émotion quand, dans un village de Lorraine, j'ai vu le fournil du boulanger. Il était, hélas, en démolition. La porte émaillée du four avec son balancier avait fière allure. J'y voyais le mât d'un navire en perdition. Le vieux boulanger se prénommait Joseph. C'est à lui que je pense en écrivant cette lettre. Il utilisait du charme, un bois qui tient bien le feu, il faisait des tournées dans des villages avec son Tube Citroën, il vendait aussi de l'épicerie. L'une de ses spécialités était le kouglof. Un de ses moules est à la maison.
     
    Tout ce qui m'entoure devient une partie de nous-mêmes. 
     
    Fernando Pessoa le dit, la vie est là autour de nous. Il suffit de se poser et être attentif. Il y a le pépiement des oiseaux, le linge tendu sur le balcon de la voisine, une chanson des "Frangines" et, pourquoi pas, le bourdonnement intempestif de mon ordinateur. Je crois qu'une des ailettes du ventilateur est en train de me lâcher. L'oreille est une main sensuelle ; elle vous guide vers le plaisir de l'instant. 
     
    Les mots sont pour moi des corps palpables, des sirènes visibles, des sensualités incarnées (4)
     
    Le soir même, j'écris au calame des lettres de l'alphabet sur un calque que je projette ensuite à l'aide d'une torche sur un mur à hauteur de mon buste, pour danser avec elles, découvrir leur intimité. 
    L'écrivain est un être invisible à qui l'on donne trois ronds pour poser des mots que l'on va boire en cachette. Je titube. Rien à voir avec un pianiste que j'ai connu au Cintra, un club que je fréquentais à Paris. Lui, c'étaient des notes de musique qu'il buvait. Il n'était jamais bien net. C'est peut-être ce qui me plaisait chez lui. Il m'a donné envie de chanter. J'ai essayé, mais je chante comme une crécelle. Je me demande si le Joseph de Lorraine buvait son canon et poussait la chansonnette.
     
    Les mots s'enfoncent dans la pâte. Creuser l'œil jusqu'à la source, suivre le filet d'une mémoire à inventer,
     
    Sentir tout de toutes les manières,  
    Vivre tout de toutes parts,
    Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps,
    Réaliser en soi l'humanité de tous les instants
    En un seul instant diffus, prodigue, complet et lointain.

    Tout passe, toutes les choses défilent en moi,
    Et les rumeurs de toutes les villes du monde murmurent en moi… (5)
     
    (1) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
    (2) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa.   Editions Orphée La Différence.
    (3) La terre des mots. Jean-Louis Novert. Rougerie Editeur.
    (4) Le livre de l'intranquilité, Fernando Pessoa.
    (5) Le passage des heures (Ode sensationniste) Fernando Pessoa.   Editions Orphée La Différence.

  • Envol

    Entre les lettres d'un colporteur-liseur d'André,
    Geneviève pose ses poé-ponctuations.
     
    Poé-ponctuation n° 1, de Geneviève Briot
    "Ecriture"
     
    Batterie des lettres
    le clavier frémit
    à l'assaut du mot
    de la phrase
    qui prend cœur
    et commence à vivre.
    Le poème emplit la page
    la dévore
    la froisse
    Il descend dans la rue
    se colle à la poussière
    prend le soleil
    encore lié au cerveau fébrile
    puis prend son envol

    (inédit. © Geneviève Briot)

  • Sur coussin d'air

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 27
    "Sur coussin d'air" de André Cohen Aknin
    À propos de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. 
    publiée par la revue Quinzaines - N°1233 de février 2021

     

    Depuis 15 jours, je déambule sur les trottoirs chauves de la fiction, tout en gardant un œil sur la poésie, particulièrement de 9h34 à 10h42. Les couvertures de livres à polices rouges, les jours impairs.
    Le texte de ce matin est :
     
    Je voudrais que ma chambre ait un sol.
    Une porte, je n'y tiens pas, 
    Mais marcher en rond sans arrêt,
    Sans jamais toucher le parquet,
    M'ennuie prodigieusement ! (1)
     
    Puis vient le temps de laisser décanter les mots nouveaux. Je me retrouve dans ma cuisine, les pieds dans le vide, à mitonner un osso-buco, ma future spécialité, car c'est la première fois. Les épices volent en poussières, retombent sur le parapluie du voisin du dessous qui, lui, n'a plus de plafond. Comme accompagnement, j'ai prévu un riz safrané accompagné d'éclats de pamplemousse rose.
    Mon voisin et moi avons décidé de manger dans l'ascenseur.
    Pendant la cuisson, j'écoute la radio. Allons bon, j'apprends qu'on jouera la comédie dans les épiceries, le drame dans les salons de coiffure, le cinéma chez les cavistes, on gardera les boucheries pour l'opéra et la grande pharmacie de la Place de la mairie sera réservée aux orchestres de chambre, en alternance avec des matchs de handball, catégorie poussin.
    Le minuteur sonne. Au jugé, il faut laisser cuire encore une demi-heure. La prochaine fois, je couperai les carottes en petits bouts ou bien j'utiliserai un autocuiseur. Que dira mon voisin si dans son ciel passe une locomotive ?
    Les nouvelles à la radio sont déprimantes, alors je plonge dans un bouquin commencé la veille : "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. Un roman étrange, fascinant même - une impression de flottement - d'une écriture sobre qui laisse une grande place à l'imagination du lecteur. Je divague avec les personnages.
    Deshormes, un homme vivant seul dans sa ferme à la limite de l'Ardèche et de la Haute-Loire, cuisine un chou farci, le jour où Harpo entre dans sa maison. Harpo arrive de nulle part. Ils ne se connaissent pas, et pourtant le premier invite le second naturellement.
    Nous sommes en 1933. Harpo est l'un des Marx Brothers. Il revient d'une tournée en URSS, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Il aurait dû embarquer au Havre pour New York. Contre toute attente (et sans raison), il saute dans un train pour Paris, loue une Torpédo bleu pâle et prend la route du sud par la nationale 7. Pourquoi le Sud ? Il file sans problème jusqu'à l'accident.
    Sorti vivant, mais amnésique, il se sauve de l'hôpital. Harpo n'est plus Harpo. Harpo n'est personne… Son esprit n'est qu'un tohu-bohu de pensées dont son visage ne laisse rien paraître. Il a néanmoins la mémoire des choses. Il se souvient du pain, du fromage, de ses mains, de la lumière. Il dérive sur les routes.
    Marcher ; s’arrêter ; pisser tout droit derrière un chêne ; hésiter ; marcher ; prendre le chemin qui monte, sur la droite, plutôt que l'autre, sur la gauche ; hésiter ; marcher très lentement ; refaire son lacet, le pied sur la borne ; lire D 914 en blanc sur le gris de la borne ; marcher ; s'asseoir ; refaire son lacet sur un plot en ciment ; se masser le genou ; se masser la hanche ; se glisser sous des barbelés, s'accrocher et renoncer ; marcher… sous la burle, ce vent terrible qui vient du nord, jusqu'à se retrouver des jours plus tard dans la maison de Deshormes, sans raison, sinon celle d'avoir faim.
    Les jours passent. Deshormes écrit, cuisine, il n'appelle pas le maire du village, ni la gendarmerie pour signaler ce visiteur, même s'il a noté chez cet homme des absences et des creux. À l'usage, ils ont mis au point une langue intermédiaire, faite de mots anglais et français. Harpo sourit… Il patine dans un présent répété… Si la mémoire lui fait défaut, il se sent pourtant incroyablement vivant, comme si chacun des éléments qui l'enveloppent se chargeait d'une vérité supplémentaire.
    Puis Harpo se retrouve à Lyon chez la sœur de Deshormes qui souhaite le faire examiner par un médecin. Durant ce temps, Harpo s'occupe, travaille dans une imprimerie, grâce à la mémoire des choses, à celle du corps. On peut parler d'instinct, de mémoire primitive.
    Entre temps, à New York, les frères Marx ont pris contact avec une agence de détectives qui a envoyé un de ses agents en France, un certain Dufresne. Et, surprenant, cet homme fonctionne aussi à l'instinct.
    L'instinct.
    Faut-il y voir un message ? Fabio Viscogliosi nous dit-il que la solution est en nous, qu'il suffirait de se laisser aller "sans raison", d'agir avec instinct, d'avoir la réaction du primate face à l'inconnu ?
    Plus j'avance dans ce roman (tout en surveillant mon osso-buco) plus je fais un lien entre cette histoire et la situation ubuesque que nous vivons en ces temps de pandémie de Covid. Mon voisin du bas est devenu Harpo. Je suis Deshormes, puisque c'est moi qui cuisine. La Covid est, assurément, un sacré accident. Ce n'est pas encore l'amnésie, mais la mémoire s'étiole. On garde du passé quelques images d'insouciance, de ce temps où l'on pouvait s'attabler à une terrasse de café, boire un coup entre amis, se régaler d'un gueuleton. Il reste les petites choses autour de soi. Chacune d'elles devient une fenêtre. On parle d'amnésie du futur. On n'ose même plus rêver.
    Ce roman est, me semble-t-il, une parabole. Nous avons oublié ce qui nous faisait rire, mais nous savons encore comment rire. Alors soyons des apprentis Harpo, Charlot, Keaton, perdus mais incroyablement vivants.
     
    Le minuteur sonne de nouveau. C'est cuit. Mon voisin et moi, nous nous installons dans l'ascenseur, une nappe à même le sol, en veillant à laisser de la place pour ceux qui voudraient monter. L'osso-buco se laisse manger. Une autre fois, je mettrai plus d’épices et je servirai sur des feuilles de palmier, nous nous imaginerons sur une plage au soleil.
    Nous nous mettons d'accord : nous mangerons ensemble chaque semaine ; l'un fera le repas et l'autre, pendant ce temps, préparera la conversation sur un livre et se chargera de contrôler si le plancher réapparaît sous mes pieds ou le plafond au-dessus de sa tête. Mon voisin promet de faire un chou farci pour le dimanche suivant. Tiens, c'est comme s'il lisait dans mes pensées. Cette fois, ce sera lui Deshormes et moi, Harpo.
     
    Je n'ai plus de doute, j'écrirai sur ce roman dans ma prochaine lettre d'un colporteur-liseur, un roman à la résonance d'un poème. Je conseillerai à mes lecteurs d'acheter cet "Harpo", comme on prend un ticket pour un tour sur coussin d'air.

    En italiques : extraits de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, Editions Actes Sud, 2020
    (1) Gelett Burgess (La vache pourpre - Extrait)

     

  • Il y aura ceux qui s'aiment

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 26
    "Il y aura ceux qui s'aiment" de André Cohen Aknin
    Poèmes cités : Il y aura ceux qui s'aiment et Jeunesse d'Andrée Chedid. 

    La salle des fêtes d'un village près de Montélimar. Aucun projecteur. Les spectateurs sont une cinquantaine. Nous sommes loin des pays d'Orient où la poésie attire la foule. Nous échauffons nos voix et répétons les enchaînements, car rien n'est acquis dans la diction d'un poème, chaque lecture peut vous mener à la joie ou au précipice.
     
    *
     
    Cela commence par un silence. 
    Les mains le long du corps attendent le frémissement qui irradie les bras puis le haut du torse, provoque un léger tremblement. 
    C'est le signal.
    Une voix se fait entendre, claire, cadencée, celle d'un d'homme. Tout est là dans les deux premiers vers. La voix retient son souffle, puis roule sans arrêt sur le chemin de pierres que sont les italiques ; elle parle de temps, d'année après année et d'oliviers mangés de soleil et de patience.
    Il se tient à la porte. 
    Survient la voix d'une femme, sobre, lumineuse. 
    Ils pourraient se tenir côte à côte, profiter de la présence de l'autre. Mais il est pressé, il veut prendre sa place. Sa place ! lance-t-il.
    Elle acquiesce en écho : oui, prendre sa place. 
    Ils passent d'une voix à l'autre, d'une voix dans l'autre. Un fil de soie les relie, d'un noir insaisissable, celui des peintres pour qui le noir flamboie, modifie l'espace, ouvre une porte vers l'indicible.
    Elle s'inquiète pour ceux qui s'aiment. 
    On entend le hurlement de loups, le cri âcre des méfiants. On ressent la fièvre.
    C'est elle qui dit la première le cri qui fait trembler les murs. Le cri pour protéger ceux qui s'aiment. Ses éclats sont des flèches qui repoussent les corps ennemis.
    Il retient sa voix en contre-chant. Il aurait pourtant envie d'appuyer chacune des syllabes, "à cause de la vie, à cause de la mort", avec en tête l'écriture et le néant. Il ne la quitte pas des yeux, elle qui s'inquiète. Ceux qui s'aiment sont en danger, qu'il soient d'ici ou d'ailleurs, de Bali, de Vancouver, des steppes de Mongolie, de Sydney, de Dakar la rouge ou du Caire dont les murs gardent le souvenir d'Andrée Chedid, l'auteure du poème.
    À son tour, il dit :
    J'ai crié, j'ai chanté.
    Le chant est là qui les entoure d'un voile. Leurs yeux pétillent, alors qu'ils se rapprochent et que leurs voix s'unissent au dernier vers. 
    Bientôt, ce sera au tour de leurs mains, de leur corps tout entier. Flammes épanouies. Ils ne se chercheront plus.
     
    Il y aura ceux qui s'aiment
    Debout devant ma porte je les attends
     
    Il y en a qui veillent année après année
    Comme des oliviers mangés de soleil et de patience
     
    Moi j'ai franchi le seuil je guette la route
    Et je sais qu'ils viendront
     
    Dans la maison les appels se nouent
    "C'est assez d'attendre
    Il faut prendre sa place
    Comme les autres comme les autres
    Autour d'une table de bois
    Il faut prendre sa place
    La vie est comme cela
    Grain de sable
    Or qui tinte
    Fil de soie"
     
    Ensuite celle qui m'habite comme une prune trop ridée
    A dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
    Quelle menace portent-t-ils au cœur l'un pour l'autre"
     
    Elle a dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
    Le cri âcre des méfiants les tourmente
    La voix cuivrée des loups
    L'envie avec ses lèvres de malade"
     
     
    Mais j'ai crié plus fort que l'emmurée
    Pour ceux qui n'ont eu que les songes j'ai crié
    Pour ceux qui n'ont que le jeu
    Pour cette tour où l'écho se fracasse 
    Aux murs ronds de la solitude
    Pour le silence des mal-aimés
    Enfoui en lui-même comme en un puits
     
    À cause de la vie          à cause de la mort
    J'ai crié plus fort que l'emmurée
     
     
    J'ai crié
    "Avant que les villes ne s'écroulent
    Avant que l'ombre des arbres ne traverse
    Le fleuve comme des cordes
    Aussi sûr que le soleil et sa mort se défient
    Il y aura ceux qui s'aiment 
    Et je ne me chercherai plus"
     
    J'ai crié j'ai chanté
    "La magie à leur doigt
    Dans leurs veines des rivières de fête
    Ils iront intouchés comme des rois de nulle part
    Leurs regards se croiseront au-dessus des voix"
     
    J'ai crié j'ai chanté
    Et devant la maison il y avait eux et moi (1)
     
    *
     
    "Il y aura ceux qui s'aiment" est un poème emblématique pour Geneviève et moi. Un texte où nos voix vibrent en échos, se chevauchent, en appels, les yeux ouverts sur des pages couvertes de signes, à la manière d’une partition de musique. 
    Chaque syllabe est une caresse. 
    Chaque phrase, un corps qui se courbe.
    Nous donnons ce texte comme si nous partagions une pomme d'amour, le croquant à l'extérieur et la douceur légèrement acidulée en dedans. 
    En le lisant, nous sommes dix, vingt, trente, mille.
    Mille, comme le titre de notre première lecture "Le monde a mille voix". Nous ne savions pas, alors, jusqu'où la voix pouvait nous mener.
    Une vibration de chaque instant.
    Un lien avec celui ou celle qui nous accompagne, des musiciens parfois.
    Un lien avec ceux qui nous écoutent. N'est-ce pas le plus important ?
    Il arrive qu'un auteur nous apparaisse en songe. 
    Le jour de notre rencontre avec Andrée Chedid fut un enchantement. Il fallait entendre la voix de cette femme, légère et si puissante. Elle nous demandait de rester des hommes et des femmes libres, fiers de nos origines, de ce que nous sommes, de nos langues. Son écriture est un appel au dépassement, à la vie. Son "Appel à la jeunesse" en témoigne : 
     
    Tous les appels du monde 
    te traversent jeunesse !
     
    Tu enfantes le feu (2)
     
    Si sa poésie peut être un acte de fureur, à l'instar de celle de René Char, elle est avant tout un acte d'amour. Elle a peur pour ceux qui s'aiment. 
    Moi aussi, j'ai peur pour ceux qui s'aiment. J'ai griffonné les premiers mots de cette lettre au printemps dernier, en pensant à ceux et à celles que le confinement éloignait.
     
    (1) "Il y aura ceux qui s'aiment" - Textes pour le vivant, 1953 - Textes pour un poème (1949 - 1970). Andrée Chedid. Editions Flammarion.
    (2) "Jeunesse" - Poème pour un texte (1970 - 1991). Andrée Chedid. Editions Flammarion.