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Geneviève Briot, André Cohen Aknin, Bleu 31 - Page 8

  • Elixir

    Ce matin, où je sens la déprime qui rôde, des mots arrivent :
    Sans amour et sans haine
    Mon cœur a tant de peine

    C'est la force de la poésie qui bondit hors de notre mémoire en bribes de phrases le plus souvent.
    Alors je pense à ces mots qui surgissent selon les circonstances :

    Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille
    Tu réclamais le soir, il descend, le voici.

    Mignonne, allons voir si la rose
    Qui ce matin avait déclose
    Sa robe de pourpre au Soleil…

    Demain dès l'aube à l'heure où blanchit la campagne
    je partirai.

    Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées
    Mon paletot aussi devenait idéal
    J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal…

    Ces poèmes célèbres, de Verlaine, Baudelaire, Ronsard, Victor Hugo, Rimbaud, même si nous n'avons en mémoire que des bribes, ces mots-là nous font du bien, ils agissent tels des talismans. Tissés dans notre chair depuis l'enfance, ils ont traversé le temps et les êtres et soudain, nous nous sentons moins seuls.
    Jorge Luis Borges dans Aleph - la quête d'Averroès rend compte de la réflexion du philosophe et médecin qui prononce ces mots dans un jardin :
    Toi aussi, tu es, ô palme
    en terre étrangère
    Singulier privilège de la poésie : des mots écrits par un roi qui regrettait l'Orient me servirent à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l'Espagne.

    Josette Duc, dont je viens d'écrire la biographie D'azur et de feu, savait par cœur de multiples textes qui nourrissaient sa vie intérieure et lui permettaient de ne pas sombrer dans les épreuves.
    La poésie n'est pas à mettre sur un piédestal, c'est un élixir au jour le jour.

    Ce serait intéressant de savoir à quels mots, vous lecteurs, attachez vos émotions. Nous les mettrions côte à côte et ça ferait un patchwork de phrases cousues les unes aux autres pour un tableau de réconfort.

    Geneviève

  • Le rendez-vous

    "Cours aussi longtemps que tu le veux dans la journée, mais n’oublie pas de te rattraper avant le coucher du soleil."

    J’ai entendu ce proverbe dans la bouche d'un joueur de sitar avec qui j'ai cheminé au cours d'un festival à Carcassonne. La sagesse de ce petit homme de l'Inde du Nord m'avait fortement impressionné, moi jeune Parisien de vingt-et-un ans. Nous nous étions rencontrés au parc des Buttes Chaumont où il jouait un râga (1) du soir sur une pente face au couchant, en compagnie d'un compatriote longiligne, discret, un joueur de tampura, un instrument à long manche qui donne le rythme. D’habitude, ils jouaient avec un joueur de tablas (2), mais cette fois, il n’était pas du voyage. Ils avaient besoin de quelqu'un pour traduire leur anglais. Alors je les ai accompagnés.

    C'est ainsi que j'ai découvert la musique indienne, ses rythmes. Comme un rendez-vous, qu'il soit du soir ou du matin, dans un dialogue avec l'inconnu. Les joueurs de sitar et de tampura se marient avec le temps et les êtres autour d'eux. Des râgas, monte une note qui vous parle, le vâdi (3). Elle vole, tourbillonne, revient sans cesse et nous accompagne bien après.

    Les musiciens trouvent toujours un moment pour s'isoler. Ce temps est un rendez-vous, un rendez-vous avec soi-même.

    En ville, il y a des lieux où ces rendez-vous sont possibles, même au milieu des autres : les bistrots. Hélas, ils sont actuellement fermés. Donc, pas de terrasses où boire une bonne bière fraîche. J'ai une préférence pour la blanche avec une rondelle de citron.

    Certains viennent à leur rendez-vous avec eux-mêmes en marchant, d'autres en courant, d'autres encore avec du qi Gong, du taï chi, du yoga. Moi, je passe le balai à onze heures du soir. Il suffit parfois de quelques secondes pour enlever le poids de toute une journée. Le balai comme manche de sitar, ce n'est pas si mal !

    Dans son texte "Le rendez-vous", Guillevic chemine plus avant. Un texte écrit à une période où il était question d'un autre confinement. C'était pendant la guerre, en 1943. Guillevic n'écrivait pas encore en vers.

     

    "Certes, quand on a la santé et des jambes et des pieds à peu près solides, on peut toujours marcher.

    Et c'est vrai que ce n'est pas rien, de savoir que l'on peut bouger et, effectivement, aller ailleurs.

    Mais voilà, précisément : si l'on marche, est-ce pour aller ailleurs ? Pas toujours, certainement. On marche pour bouger, pour remuer le corps, pour voir d'autres lieux, pour respirer un autre air.

    Il arrive donc que l'on marche sans but. Et il y a vraiment des jours où cela donne pleine satisfaction. Mais pas toujours. On se fatigue souvent rien qu'à la pensée qu'on va marcher, entrer dans une rue puis dans une autre à peu près pareille, ou différente, ça ne fait rien.

    Et bien, si l'on n’est pas heureux, c'est qu'on marche alors sous le poids de la durée, qu'on marche ainsi sans que notre temps à nous ait rendez-vous avec la durée en général.

    Et c'est pourquoi il est bon d'avoir un endroit où l'on sait que ce rendez-vous est fixé et toujours possible.

    Voyez cet homme qui sort du village, jouant avec sa canne. Il n'a même pas besoin de chien. Il grimpe la colline. Il sait où il va. Il y a là-haut, dans la forêt, un coin qui le voit souvent. Il sait à l'avance comment ce sera, où sera l'ombre, où la pénombre, où la lumière, comment sera la plaine et où il posera la tête. Il connaît d'avance ce que ses mains penseront de la mousse.

    C'est là que son temps à lui va retrouver la durée en général et jouir de ce merveilleux rendez-vous.

    Ah ! Il peut s'allonger sur la mousse et jouir du rien dans le tout, puisque qu'il ne sent plus le poids, ce poids.

    Certes, la béatitude ne peut durer. Mais est-ce que ce n'est pas énorme déjà de pouvoir compter sur elle tous les jours pour quelques secondes, quelques minutes, quelques heures ?

    Et même après, on est mieux qu'avant, beaucoup mieux.

    D'ailleurs, il s'est toujours passé quelque chose d'inattendu. Rien de tel que cette rencontre du temps et de la durée pour suspendre cet impondérable, cet invisible inattendu qui réussit en nous cette émotion que même la musique ne peut donner car elle reste toujours, et dans le meilleur des cas, sur le seuil." (4)

     

    J’apprécie le texte de Guillevic, mais si je ne partage pas ses mots sur la musique.

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    (1) Le râga est un mode musical qui laisse place à une improvisation, tout comme on retrouve dans le jazz. - (2) Tabla : instrument de percussion. - (3) Le vâdi, qui signifie "parlante", est une note prédominante. Elle est toujours accentuée et sert de point de départ aux variations mélodiques qui finissent sur elle. - (4) Guillevic. Le rendez-vous, daté du 23 février 1943. Proses ou Boire dans le secret des grottes (1935-1943), Editions Fischbacher. 2001.

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 13

  • Une histoire de bricolage

    Nombre de médecins et de chercheurs essaient de neutraliser le covid 19. Un virus dont il faut craindre les soubresauts dès qu'on met le nez dehors. 

    Avec soubresaut, on entend : saut périlleux, secousse, obstacle imprévu, convulsion, on gambade, on joue les acrobates, on se méfie du saut du postillon, on considère le saut dans l'inconnu et dans celui dans l’immobilité, on réfléchit à deux fois avant de sauter à la corde dans un appartement à cause des voisins. Ce mot devient effrayant quand il s’agit de choisir de ventiler un malade plutôt qu'un autre. J’aime le saut du coq à l’âne et le saut dans les histoires drôles, l'humour est un bon remède à la déprime. Quant au saut dans l'écran pour embrasser un ou une inconnue, je ne l'ai pas encore expérimenté. Cette semaine, j'étais occupé par le saut d'un tabouret après avoir changé la lampe du plafonnier (trois fois, il doit y avoir un problème de branchement). Mon saut préféré est le saut à pieds joints une biscotte entre les dents. Je compte les fois où elle tombe côté confiture.

    Vous en connaissez certainement d'autres. Si vous avez envie de les partager…

    Soubresaut est construit à la manière de sursaut, à cause de soubre qui vient de sobre, "par-dessus, sur", du latin "super" et de saut, espagnol salto, du latin saltus". Merci Alain Rey (1). 

    Sursaut, voilà un mot qui convient à notre situation. Alors, sautons, sursautons, soubresautons dans la recherche, mettons en pièces ce virus (il paraît que c'est une chose très compliquée). Le champ est immense : médocs, vaccins, pistes informatiques, transformation de masques de plongée en respirateurs et de rêves de marins confinés en projets bien réels. Chacun, chacune apporte sa contribution. C’est parfois une histoire de bricolage.

    Permettez moi de vous présenter celle de Boris Vian. Elle parle d'une autre époque, mais sa considération sur le rayon d'action pourrait nous être utile.

    C'est une java. Musique !

     

    Mon oncle un fameux bricoleur

    Faisait en amateur

    Des bombes atomiques

    Sans avoir jamais rien appris

    C'était un vrai génie

    Question travaux pratiques

    Il s'enfermait tout' la journée

    Au fond d'son atelier

    Pour fair' ses expériences

    Et le soir il rentrait chez nous

    Et nous mettait en trans'

    En nous racontant tout

    Pour fabriquer une bombe "A"

    Mes enfants croyez-moi

    C'est vraiment de la tarte

    La question du détonateur

    S'résout en un quart d'heur'

    C'est de cell's qu'on écarte

    En c'qui concerne la bombe "H"

    C'est pas beaucoup plus vach'

    Mais un' chos' me tourmente

    C'est qu'cell's de ma fabrication

    N'ont qu'un rayon d'action

    De trois mètres cinquante

    Y a quéqu'chos' qui cloch' là-d'dans

    J'y retourne immédiat'ment

    Il a bossé pendant des jours

    Tâchant avec amour

    D'améliorer l'modèle

    Quand il déjeunait avec nous

    Il dévorait d'un coup

    Sa soupe au vermicelle

    On voyait à son air féroce

    Qu'il tombait sur un os

    Mais on n'osait rien dire

    Et pis un soir pendant l'repas

    V'là tonton qui soupir'

    Et qui s'écrie comm' ça

    A mesur' que je deviens vieux

    Je m'en aperçois mieux

    J'ai le cerveau qui flanche

    Soyons sérieux disons le mot

    C'est même plus un cerveau

    C'est comm' de la sauce blanche

    Voilà des mois et des années

    Que j'essaye d'augmenter

    La portée de ma bombe

    Et je n'me suis pas rendu compt'

    Que la seul' chos' qui compt'

    C'est l'endroit où s'qu'ell' tombe

    Y a quéqu'chose qui cloch' là-d'dans,

    J'y retourne immédiat'ment

    Sachant proche le résultat

    Tous les grands chefs d'Etat

    Lui ont rendu visite

    Il les reçut et s'excusa

    De ce que sa cagna

    Etait aussi petite

    Mais sitôt qu'ils sont tous entrés

    Il les a enfermés

    En disant soyez sages

    Et, quand la bombe a explosé

    De tous ces personnages

    Il n'en est rien resté

    Tonton devant ce résultat

    Ne se dégonfla pas

    Et joua les andouilles

    Au Tribunal on l'a traîné

    Et devant les jurés

    Le voilà qui bafouille

    Messieurs c'est un hasard affreux

    Mais je jur' devant Dieu

    Qu'en mon âme et conscience

    Qu'en détruisant tous ces tordus

    Je suis bien convaincu

    D'avoir servi la France

    On était dans l'embarras

    Alors on l'condamna

    Et puis on l'amnistia

    Et l'pays reconnaissant

    L’élut immédiat'ment

    Chef du gouvernement (2)

     

    (1) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey. - (2) Boris Vian / Alain Goraguer (musique), La java des bombes atomiques. Chez Phillips, 1955.

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 12

  • Vendredi, jour de découverte

    René Char.

    Je tourne autour des textes de ce poète depuis pas mal d'années, sans m'y attarder vraiment. Aujourd'hui c'est différent, je tiens son livre fermement avec l'intention de ne pas me laisser distraire par des perruches bleues qui virevoltent dans le ciel. Nous sommes vendredi. Je le sais parce que ma compagne a eu la bonne idée d'accrocher un calendrier dans le salon. Avec l'enfermement, je finis par perdre la notion du temps. 

    Le vendredi est jour des découvertes. Je laisse mes mains feuilleter le livre, choisir.

    Que sais-je de ce poète avant de commencer ? Qu'il était l'ami d'Albert Camus, d'une amitié indéfectible, un peu de son passé de résistant, sa taille imposante.

    Mon premier contact avec lui a eu lieu dans les années 80. Avec Geneviève Briot, nous placardions ses mots et ceux d'autres poètes sur les murs de Montélimar, particulièrement la veille des jours du marché.

     

    "Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience."(1)

     

    Imaginez-vous vous retrouver nez-à-nez avec une énorme affiche qui vous somme de tout bousculer, d'inventer !

    Faut-il attendre qu'un événement majeur nous y oblige ? La guerre avant-hier, les luttes hier, l’épidémie, aujourd’hui ?

    Le poème nous emporte. Il est de feu, nous dit Jean Roudaut :

     

    “Le poème s'arrache à la sensation pour se faire texte, se déracine de la glaise pour se faire feu. Le poème est un acte de violence." (2)

     

    Je creuse les textes de René Char, comme je creusais le sable brûlant des plages de mon enfance, impatient. 

    Je découvre une écriture puissante, soc tiré par un buffle, sa souplesse aussi. Une écriture comme un deuxième corps. On entend la guerre, les combats au front et en embuscade dans les sous-bois, les fusillés, les corps meurtris de fatigue, relevés en silence, les morts qu'on ne peut pas accompagner. Nous sommes dans la fraternité et le Verbe. 

    Il parle aux poètes :

     

    "Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre."(3)

     

    Il nous parle aussi.

    Le texte de René Char qui suit est un avertissement pour nous qui, pas encore sortis du confinement, pensons à demain. En ce sens, il illustre parfaitement les mots de Jaccottet : le travail du poète est… “de veiller comme un berger et d’appeler tout ce qui risque de se perdre s’il s’endort”. 

     

    "Je redoute l'échauffement tout autant que la chlorose des années qui suivront la guerre. Je pressens que l'unanimité confortable, la boulimie de justice n’auront qu'une durée éphémère, aussitôt retiré le lien qui nouait notre combat. Ici, on se prépare à revendiquer l'abstrait, là on refoule en aveugle tout ce qui est susceptible d'atténuer la cruauté de la condition humaine de ce siècle et lui permettre d'accéder à l'avenir, d'un pas confiant. Le mal partout déjà est en lutte avec son remède. Les fantômes multiplient les conseils, les visites, des fantômes dont l'âme empirique est un amas de glaires et de névroses. Cette pluie qui pénètre l'homme jusqu'à l'os c'est l'espérance d'agression, l'écoute du mépris. On se précipitera dans l'oubli. On renoncera à mettre au rebut, à retrancher et à guérir. On supposera que les morts inhumés ont des noix dans leurs poches et que l'arbre un jour fortuitement surgira.

    Ô vie, donne, s'il est temps encore, aux vivants un peu de bon sens subtil sans la vanité qui abuse, et par-dessus tout, peut-être, donne-leur la certitude que tu n'es pas aussi accidentelle et privée de remords qu'on le dit. Ce n'est pas la flèche qui est hideuse, c'est le croc." (4)

     

    On se précipitera dans l’oubli, dit le poète.

    Sommes-nous ainsi faits ?

    (1) René Char. Fureur et mystère. Le poème pulvérisé. À la santé du serpent VII. Editions Gallimard. - (2) Jean Roudaut, Chronique “le cœur du furieux”, Nouvelle Revue Française. Mai 1984 - N° 364 - (3) René Char. Fureur et mystère. Feuillets d'Hypnos - 19 - (4) René Char. Fureur et mystère. Feuillets d'Hypnos - 220.

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 11

  • Temps présent

    Petite ponctuation au milieu des lettres d'André.

     

    Aujourd'hui le mode indicatif est informatif

    par la télé, la radio, les réseaux.

    Informatif ou désinformatif ? 

    se demande-t-on parfois

    tant les nouvelles sont prises dans le filet 

    qui drague les fonds humains. 

     

    Contrairement à ce que l'on croit

    le présent n'est pas entre passé et futur.

    On peut vivre avec hier au présent permanent

    Vivre avec demain à l'imaginatif

    Se poser au présent méditatif.

     

    Geneviève 

  • 26 points à préciser

    Je compte chaque jour : 1 sortie pour me dégourdir les jambes à 1 km de chez moi, que j'additionne à 1 série d'exercices dans mon lit, à 1 douche (le rasage n'est pas régulier), à 1 heure de lecture quotidienne, à l'achat d'1 baguette, à 1 temps d'écriture (que je ne chronomètre pas), à 3 repas, à 1 vaisselle sur 2, à 1 poubelle à descendre... Je n'arrive à compter jusqu'à 26, comme le fait Benjamin Péret dans son texte "26 points à préciser" (1).

    Ce texte est pour moi le souvenir d’une aventure ratée. Je devais le donner en compagnie d’une flûtiste, mais, hélas, cela n’a pas pu se faire. Il se fonde sur une équation à première vue loufoque, mais à y voir de plus près... 

    Cette équation m'a toujours intrigué. La dire à voix haute est, selon les spécialistes, une gymnastique proche du souffle d'un rhinocéros amoureux. 

     

    Ma vie finira par a

    Je suis b - a

    Je demande c b - a

    Je pèse les jours de fête d sur c b - a

    Mes prévisions d'avenir d e sur c b - a

     

    L’équation grandit à chaque bout de phrase. Son corps s’orne de dentelle du fait des lettres en puissance et des parenthèses en veux-tu en voilà. Elle enfle dans la partie basse, se rétracte à la manière d’un chewing-gum, oscille du côté gauche, prend la tangente avec l’idée d’un suicide heureux, sourit à l’absence de virgule et, pour finir, grossit à la manière de deux pectoraux bien durs (je n’emploie pas le mot “sein”, de crainte de me faire accuser de sexisme). 

     

    Mon suicide heureux

    Ma volonté

    Ma force physique

    Mes instincts sanguinaires 

    Les cartes ont mis dans ma poche

    Elles ont retiré

    Il reste

    Avec mon nez je sens

    Avec ma langue je dis

    Avec ma bouche je mange

    Avec mes yeux je vois

    Avec mes oreilles j'entends

    Avec mes mains je gifle 

    Avec mes pieds j'écrase

    Avec mon sexe je fais l'amour

    La longueur de mes cheveux

    Mon travail du matin

    Mon travail de l'après-midi

    Mon sommeil

    Ma fortune

    Ma date de naissance (1)

     

    Benjamin Péret a écrit son équation en chiffres. Ce qui donne en lettres :

    m sur n multiplie par - parenthèse - gième racine de d e sur parenthèse c b moins a, fermer la parenthèse, fois f, plus h moins i, fermer la première parenthèse le tout à la puissance j, plus k fois l plus o, le tout divisé par tième racine de parenthèse p fois q plus r fermer parenthèse fois s. A cette entité, on soustrait uv puis w. Alors on élève ce calcul à la puissance x.

    Enfin, il suffit d'ôter y sur z, et hop, voila mon année de naissance.

    J'ai répété l'équation dans mon lit, comme on compte les moutons. Je me suis réveillé à 3h07 exactement, parce que d'autres chiffres me trottaient dans la tête, ceux des contaminés, des hospitalisés, des décès et le nombre de masques dérobés par de petits futés mal intentionnés. Un moment, j'ai pensé placer ces chiffres dans l'équation de Péret. Ça m'a foutu le bourdon. Faut pas écouter les infos avant d'aller se coucher.

    (1) Benjamin Péret, Le grand jeu, Collection Poésie / Gallimard.

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d’un colporteur liseur N° 10

    Je remercie Hugh pour son aide à la lecture de l’équation. Il est professeur de physique et sillonne les déserts australiens à la recherche d'une petite équation couleur bleu nuit, survivante de temps immémoriaux, qui nous fait dire que le rêve n'est pas rompu.

    Il vous propose de lire l’équation à votre tour. Adressez-moi vos tentatives. Je les lui transmettrai.  

    inconnu.jpg

  • J'ouvre la porte

    En ce samedi de mars, j'écoute un concerto pour violoncelle de Dvorak qui réveille ma peau endormie. La nuit a été longue. Avec ce confinement, j'ai du mal à régler le curseur. Bon, réveille-toi, me dis-je, aujourd'hui est un jour de fête. J'ouvre la porte d'entrée, par principe, même si je doute que quelqu'un me rende visite. 

    À ma surprise, un homme entre chez moi. Un homme avec des cheveux gras, mi-longs, une chemise usée et une démarche hésitante. Je ne l'ai pas reconnu tout de suite. J'ai d'abord pensé à mon voisin du rez-de-chaussée qui, nous le savons tous dans le quartier, peine à se nourrir. Chacun pose des restes bien enveloppés sur la grande poubelle d’en face et s'éclipse. Je l'aperçois parfois de ma fenêtre récupérer discrètement les paquets.

    J’ai su qui c’était lorsque le visiteur a caressé un livre de ma bibliothèque, un livre à couverture cartonnée, couleur cuivre. 

    Arthur Rimbaud.

    Le poète découvert dans mon enfance est venu me rendre visite. 

    Il me tend le livre, dont je reconnais le poids. Mes mains le parcourent, le sentent en aveugle, suivent les liserés d'or du dos. C'est là qu'est inscrit le titre. Je laisse faire mes mains. Elle savent découvrir les aspérités des lettres et leurs sons amniotiques, chaque livre est un ventre, comme elles ont su, au temps où j'étais ouvrier, lire l'Afrique sur des billes de bois.

    Une légère odeur monte du papier vieilli. 

    J'ouvre le livre au hasard.

    Le papier des papeteries Grellingen est jauni. Le grain légèrement râpeux. La police est en Garamond.

    Le poème commence par :

    On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

    − Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

    Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !

    − On va sous les tilleuls verts de la promenade. (1)

    Je mets en bouche chaque syllabe, respire profondément. Les virgules me sourient. Je goûte la lecture à mon rythme. J'aime quand les sons papillonnent dans ma tête. Parfois l'un d'eux sursaute.

    Les vers qui suivent m'emmènent en balade, moi qui depuis des jours et des jours suis confiné dans mon HLM. “Les tilleuls sentent bon” et “l'air est parfois si doux qu'on ferme la paupière”. 

    Le bon air me fait sourire. 

    Et voilà que j'aperçois un petit chiffon. Ce n'est pas le mien. Le mien a des taches violettes et bleu nuit. Je l'utilise pour nettoyer mes stylos. 

    Le petit chiffon appartient à Rimbaud, il est dans son poème.

    J'invite le poète à s'asseoir à ma table, lui demande comment on fait pour ne pas être sérieux. Il ne dit rien, pointe juste son doigt sur son poème et m'invite à le lire à voix haute.

    Ma gorge se noue. Vais-je le décevoir ? Je connais le personnage, son exigence. Je l'ai longuement rencontré dans la somme écrite par Jean-Jacques Lefrère (2) qui fourmille de détails et qui fait que le poète est un homme.

    Je lui donne le poème

    le lui rends à lui

    et à un autre 

    dans un miroir

    I

     

    On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

    − Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

    Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !

    − On va sous les tilleuls verts de la promenade.

     

    Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !

    L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;

    Le vent chargé de bruits, − la ville n’est pas loin, −

    A des parfums de vigne et des parfums de bière…

     

    II

     

    − Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon

    D’azur sombre, encadré d’une petite branche,

    Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond

    Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

     

    Nuit de juin ! Dix-sept ans ! − On se laisse griser.

    La sève est du champagne et vous monte à la tête...

    On divague ; on se sent aux lèvres un baiser

    Qui palpite là, comme une petite bête…

     

    III

     

    Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,

    − Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,

    Passe une demoiselle aux petits airs charmants,

    Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père...

     

    Et, comme elle vous trouve immensément naïf,

    Tout en faisant trotter ses petites bottines,

    Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif...

    − Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

     

    IV

     

    Vous êtes amoureux. Loué jusqu’à mois d’août.

    Vous êtes amoureux. − Vos sonnets La font rire.

    Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.

    − Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

     

    − Ce soir-là... − vous rentrez aux cafés éclatants,

    Vous demandez des bocks ou de la limonade...

    − On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans

    Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade. (1)

     

    (1) Arthur Rimbaud, Roman. 23 septembre 1870 - (2) Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Editions Fayard. 2001

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 9

  • La vie nous lance en l'air comme des cailloux

    La file à la porte de la boulangerie s'étend sur une vingtaine mètres. L'attente va être longue, d'autant qu'il est indiqué : une personne à la fois. C'est là que je prends mon millefeuille du dimanche, alors pas question d'aller ailleurs. À la différence de la semaine dernière, les gens se parlent, tout en gardant leurs distances. On entend: on est si peu de chose, la terre se venge, il fallait bien que ça arrive, et dire que ça commençait à aller bien pour moi, est-ce vrai que les magasins d’alimentation resteront ouverts? Et les vieux comment font-ils ? Les pauvres? Vous imaginez les SDF? Un gâchis, dit la personne derrière moi, parce qu’on a l’impression que tout peut s’arrêter d’un coup : ce qu’on a construit, parfois avec tant de peine, la famille proche ou lointaine, la maison, les luttes de ces derniers mois. 

    On a rêvé.

    Rêver d’atteindre l’inaccessible.

    Mais qui nous empêche de continuer ? 

    Nous sommes des rêves.

    Fernando Pessoa va plus loin dans son “Livre de l’intranquilité” :

    Nous ne sommes véritablement que ce que nous rêvons, car le reste, dès qu’il se trouve réalisé, appartient au monde et à ceux qui nous entourent. Si je réalisais l’un de mes rêves, j’en deviendrais jaloux, car il m’aurait trahi en se laissant réaliser. 

    J’ai réalisé tout ce que j’ai voulu, dit le faible, et il ment ; la vérité, c’est qu’il a rêvé prophétiquement tout ce que la vie a fait de lui. 

    Nous ne réalisons rien nous-mêmes. La vie nous lance en l’air comme des cailloux, et nous disons de là-haut : “Voyez comme je bouge.” (1)

    Un caillou !

    Suis-je, moi aussi, le “caillou qui pense oiseau et qui parle caillou” de Geneviève Briot ? 

    Du ciel de l'oiseau tirer des fils d'azur

    les passer au bleu de la rivière

    tisser les jours et les mains

    relier ce qui parle et ne dit rien (2)

    Ou encore le caillou dans la poche de Bébert dans Tu vas voir de Paul Vincensini ?

    Un caillou qui voisinait avec un morceau de pain noir, un opinel, deux ou trois billes en verre. Le pain, c’était pour attirer les oiseaux, les billes en verre pour la fronde qui était dans l’autre poche, l’opinel pour tailler dans les branches des frênes d’autres frondes ou des sifflets. (3)

    Je rêve d’insouciance, de redevenir un enfant à la manière de 

    Bébert qui ne comprenait rien, rien de rien aux compléments circonstanciels de but qu’il confondait avec ceux de temps et de cause. (3)

    J'ai bien fait d'attendre. Il reste un millefeuille.

    (1) Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité. Christian Bourgois Editeur. 1988 - (2) Geneviève Briot, Un caillou qui pense oiseau, L’autre incertain Editeur, 2017 - (3) Paul Vincensini, Archiviste du vent, Le cherche midi Editeur. 1986

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 8

  • Voyageurs du soir

    À l'heure où j'écris, l'épidémie Covid 19 confine plus de trois milliards d'habitants chez eux, c'est-à-dire près de la moitié de la population mondiale. Avec le sentiment que nous pouvons tous être atteints. 

    L'histoire fourmille d'événements dramatiques : guerres, épidémies, génocides, mouvements climatiques, explosions atomiques. Souvenons-nous des bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Le monde avait basculé. On ne parlait plus de mort individuelle, mais on entrevoyait une mort globale de l'humanité. Sera-ce le cas cette fois ? 

    Écoutons Fatho Amoy, poète de Côte-d'Ivoire :

     

    Voyageurs du soir qui suivez la rumeur

    Des vagues et l’étoile bleue des baies,

    Gardez-vous de trop songer à vos songes

    Et d’héberger pour longtemps les chagrins

    Qui saccagèrent votre vie passée.

    Il est au bout de la nuit une terre tout ensemble

    Proche et lointaine que le jour naissant

    Exalte d’hirondelles et de senteurs de goyave.

    Un pays à portée de cœur et de sourire

    Où le désir de vivre et le bonheur d’aimer

    Brûlent du même vert ardent que les filaos.

    Craignez de le traverser à votre insu :

    Les saisons sur vos talons brouillent le paysage ;

    Mais chaque pas est la chance d’un rêve. (1)

     

    Il est au bout de la nuit une terre tout ensemble. Est-ce à dire alors qu'il reste un peu d'espoir et que nous verrons le bout du tunnel ? Si les poètes le disent, alors nous pouvons le croire. 

    (1) Fatho Amoy, Avis, tiré de Chaque aurore est une chance, Ceda, 1980. 

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 7