Il ne disait pas "Je", il disait "NOUS"
Quelle bonne idée d'avoir diffusé à la télé la série de films documentaires "Histoires d'une nation"(1) dans ces temps de crise ! Elle remet en mémoire les vagues d'étrangers qui ont construit la France. On les avait fait venir ou ils étaient venus lors de périodes de crise, justement. C'était avant-hier, hier. Ils sont allés dans les mines, les usines, les champs, souvent affectés aux tâches les plus rudes ; ils ont construit la Tour Eiffel, acheminé du charbon, connu la fournaise des hauts fourneaux, construit nos voitures, cultivé nos champs, conduit nos taxis ; ils sont allés aussi sur les champs de batailles.
Aujourd'hui, on tergiverse pour savoir si des étrangers peuvent venir travailler dans nos champs, c'est-à-dire nous aider à nous nourrir. D'autres sont dans nos hôpitaux pour nous soigner. D'autres encore patientent pour avoir leurs papiers.
L'un des documentaires rappelle qu'il n'y a pas si longtemps (pour une nation), les langues régionales prenaient le pas sur le français. On parlait plutôt le breton, l'auvergnat, l'ardéchois. Merci monsieur Jules Ferry pour votre école publique. Il ne faudrait néanmoins pas oublier les patois. L'identité est une chose complexe.
L'intégration avance inexorablement avec ses lots de violence et de joie.
Une violence générée par un racisme endémique. On la trouve aussi dans le fait que des êtres humains aient été (ou se soient) regroupés selon leur origine, dans les luttes pour bénéficier des bienfaits économiques et sociaux, dans le rapport paranoïaque entre action et répression, dans les joutes oratoires à l'Assemblée Nationale, dans les émissions de radios, de télé, dans les soubresauts incontrôlables des réseaux (a)sociaux... La violence n'est pas le fait de l'une ou de l'autre des composantes de notre société, mais celui de la société toute entière. Cela nous met en perpétuelle tension.
Une tension qui n’est pas que négative, parce qu’elle crée, tout comme l’écriture, un mouvement souvent synonyme de progrès. L’écriture est liée au réel. C’est bien pour cela que je m'intéresse aux poètes, parce qu’ils voient plus loin, qu’ils touchent au réel du réel.
Pour ce qui est de la joie, les occasions ont été nombreuses. On se souvient des victoires guerrières et sportives, des réussites artistiques, sociales, professionnelles…
Je parle aussi de joie quand il s’agit de la langue française, de la manière dont elle a été enrichie au fil des migrations. Beaucoup de ceux qui l'ont aimée et l'aiment encore ont été ou sont des étrangers. Des amoureux de la langue française, comme François Cheng, Andrée Chedid, Jorge Semprun, Alberto Manguel, Samuel Beckett, Milan Kundera, Albert Memmi, Henri Troyat, Amin Maalouf, Tahar Ben Jelloun, Gao Xingjian, Julien Green, Nancy Huston…
Jalil, un émigré Afghan, fraîchement arrivé en France, parle de cette langue avec envie. Il ne demande qu'à l'apprendre de mieux en mieux pour pouvoir écrire avec elle.
Le français était aussi très important pour mon père, qui était fier de son certificat d'études. Quand les voisins lui demandaient d'écrire leurs lettres, il lançait ses rondes et ses droites comme un magicien lance sa baguette. Ses voyelles disaient combien il croyait en la République et combien il lui était reconnaissant.
Mon père, ce Français juif d'Algérie, était parmi ces étrangers et tous ceux qui ont été enrôlés dans les colonies pour venir se battre en Europe. Son bataillon côtoyait les tabors marocains et les tirailleurs sénégalais (2) sur les pentes de Monte Cassino en Italie. Cette bataille, qui ouvrira la route du Nord aux troupes alliées, fit des dizaines de milliers de morts. Mon père racontait le vacarme des bombes, les trous pour se préserver de la mitraille, le froid, la boue qui ralentissait les mules chargées de vivres et de munitions ; il racontait les voix multicolores, les tremblements et les joies des permissions ; il racontait les rêves de ces hommes perdus et de ceux qui volaient au-dessus de la colline ; il ne disait pas “je”, il disait “NOUS”.
Voici de Jacques Prévert, "Etranges étrangers".
Kabyle de la Chapelle et des quais de Javelhomme des pays lointainscobayes des coloniesdoux petit musicienssoleils adolescents de la porte d'ItalieBoumians de la porte de Saint-OuenApatrides d'Aubervilliersbrûleurs des grandes ordures de la Ville de Parisébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur piedau beau milieu des ruesTunisiens de Grenelleembauchés débauchésmanœuvres désœuvrésPolacks du Marais du Temple des RosiersCordonniers de Cordoue soutiers de Barcelonepêcheurs des Baléares ou bien du Finistèrerescapés de Francoet déportés de France et de Navarrepour avoir défendu en souvenir de la vôtrela liberté des autresEsclaves noirs de Fréjustiraillés et parquésau bord d'une petite meroù peu vous vous baignezEsclaves noirs de Fréjusqui évoquez chaque soirdans les locaux disciplinairesavec une vieille boîte à cigareset quelques bouts de fils de fertous les échos de vos villagestous les oiseaux de vos forêtset ne venez dans la capitaleque pour fêter au pas cadencéla prise de la Bastille le quatorze JuilletEnfants du Sénégaldépatriés expatriés et naturalisésEnfants indochinoisjongleurs aux innocents couteauxqui vendiez autrefois aux terrasses des cafésde jolis dragons d'or faits de papier pliéEnfants trop tôt grandis et si vite en allésqui dormez aujourd'hui de retour au paysle visage dans la terreet des bombes incendiaires labourant vos rizièresOn vous a renvoyéla monnaie de vos papiers doréson vous a retournévos petits couteaux dans le dosÉtrangers étrangersVous êtes de la villevous êtes de sa viemême si mal en vivezmême si vous mourez. (3)
André Cohen-Aknin
(1) "Histoires d'une nation", films documentaires de Françoise Davisse et Carl Aderhold, réalisés en 2018 par Yann Coquart.
(2) Plusieurs armées ont participé à la bataille de Monte Cassino (Italie, janvier à juin 1944) dont l’armée d’Afrique qui était composée de troupes levées par la France dans l’ensemble de son empire colonial, et plus particulièrement en Afrique du Nord. Les soldats "indigènes" ont formé un contingent important de cette armée d’Afrique, participant valeureusement à la libération de la France. 112 000 soldats sur les 214 000 de la première armée de Lattre (dont l’armée d’Afrique), 7 000 parmi les 18 000 soldats de la 2e DB du général Leclerc. (Source Site RFI, 28/07/2004 et MFI, l'agence de presse de RFI).
(3) Jacques Prévert Etranges étrangers. Grand bal du Printemps. Editions Gallimard.
Lettre d'un colporteur-liseur N° 17