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confinement

  • Un nouveau chapitre

    Il était dix-huit heures, l'heure où j'avais prévu de me lever de ma table. J'hésitais, je n'avais rien sorti de concret, des pages entières avaient été effacées. Cela faisait des jours que ça durait. Je me disais que j'écrirais mieux le lendemain. Il faut dire qu'avec le bruit que faisaient les mômes d'à côté, j'avais du mal à me concentrer. Les voisins ont quatre enfants. Avec le confinement, ils devaient les aider à suivre les leçons sur le net, cuisiner, langer le dernier, demander à l'ado de poser son smartphone le temps des repas, sans compter les vaisselles, les courses et le télé-travail qui écarte les murs de l'appartement et ceux du code du travail. Forcément, ça finissait par coincer.

    Un jour, le raffut a été tel que j'ai mis un disque, du Mozart, pour ses vertus apaisantes, paraît-il. En vain, les enfants ont poursuivi leur chahut. Je ne leur en veux pas, au contraire même. Au bout d'un moment, leurs cris sont devenus ceux de mon enfance par je ne sais quel tour de magie. J'ai entendu les appels des cireurs de chaussures à la sauvette. Des mômes de huit, dix ans qui trimbalaient leurs boîtes de cireur et proposaient leur service aux passants et aux hommes attablés aux terrasses de café. J'admirais leurs boîtes décorées de grosses semonces de tapissier qui étincelaient tant elles avaient été frottées.

    L'enfance me revenait grâce à mes petits voisins, que j'avais pris en grippe et qui, pourtant, m'apportaient la solution. C'est l'une des leçons que je retiens de ce confinement : changer ma façon de voir. Je ne sais pas si je devrais m’"assassiner chaque jour", comme le préconisait le peintre Miro, pour avoir une chance de sortir quelque chose de valable.

    L'enfance me ramenait aussi à un poète que j'avais rencontré dans les années 80, Paul Vincensini, qu'on a souvent catalogué dans les poètes comiques. À tort. Ses poèmes ont le sourire du désespoir. Il écrivit dans ses feuillets  

    Je ne suis plus un enfant

    C'est mon enfance qui pleure

    Et plus loin :

    Il y a des enfants gais

    Qui ressemblent à des chiens

    Et des enfants battus

    Qui ressemblent aux chevaux (1)

    Chevaux qu'il mettait volontiers dans le ciel, avec une formule qui ravissait le poète Jacques Imbert.

    Mettre un peu le cheval dans le ciel

    Et les oiseaux au boulot (2)

    La mienne d'enfance a été plutôt heureuse. Si ce n'est de rares coups de ceintures, auxquels je n'attache pas d'importance. C’était chose courante à cette époque.

    Avec le déconfinement, mes voisins ont retrouvé leurs activités. Les parents sont retournés au travail et les enfants à l’école, sauf le grand qui doit être sur son smartphone. Disons qu’ils sont passés à un nouveau chapitre. Tout comme moi. J’ai commencé à écrire sur les cireurs de chaussures à la sauvette et je me suis revu dans mon quartier jouant au pitchac, une balle faite de rondelles de caoutchouc découpées dans une chambre à air de vélo. Il fallait shooter après avoir jonglé du plat du pied ou du genou. Celui qui réalisait une djavalette marquait deux points. La djavalette consistait à shooter en retournant son pied. Puis l'écriture m'a transporté dans mon école, rue Paixhans. J'étais ravi de retrouver le chahut de la récréation, les chuchotements dans le rang, l’appréhension au moment des interrogations, les silences aussi. Je m'absentais parfois, un œil sur le tableau, un autre vers la rue ; je rêvais que j'étais dans le camion de mon père et que la route nous menait vers le désert. Le monde s'ouvrait et se refermait sous le regard du maître. J'ai eu des flashs de mitrailles et d'explosions. 

    L'enfance, une terre de feu et de lumière, devenue source secrète. 

    C'est ce qu'elle était pour Paul Vincensini.

    Un enfant veut répondre

    Il a levé le doigt

    Dans une vieille école

    Qui n’existe plus

     

    La neige a fondu sous les bancs

    Il fait chaud comme à l’écurie

    Et l’instituteur

    A souligné tous les verbes à la craie bleue

     

    L’enfant qui veut répondre

    A fait claquer ses doigts

    Tachés d’encre violette

    Dans une vieille école

    Qui n’existe plus (3)

    Le credo de Paul Vincensini était que la poésie puisse être lue partout. Il n'avait de cesse d'en convaincre ses interlocuteurs. Il était aussi l'ami d'Alain Borne.

    André Cohen-Aknin

    (1) Paul Vincensini, Œuvre poétique, Vol. I et II composés par Michel Rouquette - L'arbre à Paroles Editeur - (2) ibid -(3) ibid.

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 18

  • Temps présent

    Petite ponctuation au milieu des lettres d'André.

     

    Aujourd'hui le mode indicatif est informatif

    par la télé, la radio, les réseaux.

    Informatif ou désinformatif ? 

    se demande-t-on parfois

    tant les nouvelles sont prises dans le filet 

    qui drague les fonds humains. 

     

    Contrairement à ce que l'on croit

    le présent n'est pas entre passé et futur.

    On peut vivre avec hier au présent permanent

    Vivre avec demain à l'imaginatif

    Se poser au présent méditatif.

     

    Geneviève 

  • La vie nous lance en l'air comme des cailloux

    La file à la porte de la boulangerie s'étend sur une vingtaine mètres. L'attente va être longue, d'autant qu'il est indiqué : une personne à la fois. C'est là que je prends mon millefeuille du dimanche, alors pas question d'aller ailleurs. À la différence de la semaine dernière, les gens se parlent, tout en gardant leurs distances. On entend: on est si peu de chose, la terre se venge, il fallait bien que ça arrive, et dire que ça commençait à aller bien pour moi, est-ce vrai que les magasins d’alimentation resteront ouverts? Et les vieux comment font-ils ? Les pauvres? Vous imaginez les SDF? Un gâchis, dit la personne derrière moi, parce qu’on a l’impression que tout peut s’arrêter d’un coup : ce qu’on a construit, parfois avec tant de peine, la famille proche ou lointaine, la maison, les luttes de ces derniers mois. 

    On a rêvé.

    Rêver d’atteindre l’inaccessible.

    Mais qui nous empêche de continuer ? 

    Nous sommes des rêves.

    Fernando Pessoa va plus loin dans son “Livre de l’intranquilité” :

    Nous ne sommes véritablement que ce que nous rêvons, car le reste, dès qu’il se trouve réalisé, appartient au monde et à ceux qui nous entourent. Si je réalisais l’un de mes rêves, j’en deviendrais jaloux, car il m’aurait trahi en se laissant réaliser. 

    J’ai réalisé tout ce que j’ai voulu, dit le faible, et il ment ; la vérité, c’est qu’il a rêvé prophétiquement tout ce que la vie a fait de lui. 

    Nous ne réalisons rien nous-mêmes. La vie nous lance en l’air comme des cailloux, et nous disons de là-haut : “Voyez comme je bouge.” (1)

    Un caillou !

    Suis-je, moi aussi, le “caillou qui pense oiseau et qui parle caillou” de Geneviève Briot ? 

    Du ciel de l'oiseau tirer des fils d'azur

    les passer au bleu de la rivière

    tisser les jours et les mains

    relier ce qui parle et ne dit rien (2)

    Ou encore le caillou dans la poche de Bébert dans Tu vas voir de Paul Vincensini ?

    Un caillou qui voisinait avec un morceau de pain noir, un opinel, deux ou trois billes en verre. Le pain, c’était pour attirer les oiseaux, les billes en verre pour la fronde qui était dans l’autre poche, l’opinel pour tailler dans les branches des frênes d’autres frondes ou des sifflets. (3)

    Je rêve d’insouciance, de redevenir un enfant à la manière de 

    Bébert qui ne comprenait rien, rien de rien aux compléments circonstanciels de but qu’il confondait avec ceux de temps et de cause. (3)

    J'ai bien fait d'attendre. Il reste un millefeuille.

    (1) Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité. Christian Bourgois Editeur. 1988 - (2) Geneviève Briot, Un caillou qui pense oiseau, L’autre incertain Editeur, 2017 - (3) Paul Vincensini, Archiviste du vent, Le cherche midi Editeur. 1986

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 8

  • Je sors dans la chambre

    Nous voici confinés, 
    alors que nous savons, vous et moi, que le mouvement nous est indispensable. 
    Tout bouge, les cellules, les astres, le temps, les langues… 
     
    Que faire alors ?
    Bouger évidemment, mais bouger à l'intérieur.
    Le poète André du Bouchet nous y invite :
     
    Je sors 
    dans la chambre 
     
    comme si j'étais dehors
     
    parmi des meubles
    immobiles
     
    dans la chaleur qui tremble
     
    toute seule
     
    hors de son feu
     
    il n'y a toujours 
    rien
     
    le vent. (1)
     
    Ce poète est un voyageur de l'instant. J'ai mis longtemps à l'approcher. 
    J'y vais par petites touches. Je sais que la tâche est longue. 
    Cet homme "refuse toute idée d'aboutissement" (2).
    Ses phrases éclatées, ses ellipses ouvrent des espaces pour notre voyage intérieur. 
    Avec lui, nous avons besoin de temps. Justement, ce confinement nous en laisse à loisir.
     
    Alors voyageons, marchons
     
    Tout marcheur… vibre déjà dans l'éparpillement du divers. (2)
     
    si embrasser du regard les choses du monde revient à les avoir à la bouche, 
    à sentir la page se pénétrer de leur saveur, de leur couleur. 
    Celui qui parle (je veux dire celui qui écrit) et par lequel se fait jour silence mêlé de parole, tremble dans la joie de devenir. (2)
     
    C'est donc que tout autour de nous compte. Jérémy Cronin, poète Sud-africain en parle également. 
    Je vous en dirai plus une prochaine fois. 
     
    (1) André du Bouchet, Le moteur blanc - Editions Guy Lévis Mano, Edit, 1956
    (2) Yves Peyré, André du Bouchet aux prises avec l'impossible parole. Revue CRITIQUE, juin juillet 1979
     
    André Cohen Aknin (AAKC)
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 3