Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Marche et marche

Après la lettre N° 13 "Le rendez-vous", du nom d'un texte en prose de Guillevic, j’ai écrit dans la foulée une autre lettre sur la marche où j'évoquais les Amérindiens. Généralement, lorsque je pense à la marche, je pense à eux. Sont également apparus les Arméniens et leur exil. L’écriture de cette lettre date du 23 avril, veille de la commémoration de leur génocide.
Les premiers pas sont déterminants. Sentir ses jambes s'allonger, sa poitrine se gonfler légèrement, puis de plus en plus. Le vent me fait serrer la mâchoire et retenir les mots avant qu'ils ne s'échappent. Dans la rue qui mène à la rivière, ils bruissent pour écarter tout intrus. Le regard tient à distance le lointain, lance ses poings vers les fenêtres où apparaissent des silhouettes éblouies de soleil.
 
Remontent le quotidien, la peur, l'envie refrénée. Mais la marche efface tout. Elle m'emporte avec ses songes. Je suis bientôt dans les plaines de chasse des Indiens d'Amérique. Je suis, comme eux, habillé de peaux, le visage barré de terre rouge. Le vent fait résonner le souffle des chevaux quand apparait une horde de bisons. Le bison, animal sacré, symbole de vivacité et d'abondance, qui peut nourrir un clan pendant plusieurs mois. Nous traversons ensuite des canyons. Indiens d'Amérique, je suis avec vous, je prie, je prie le grand oiseau noir qui niche dans les roches du Tse’gihi au sud de San Juan River. Entendez les tambours et les aigles trompéter au-dessus de nous ! 
Les Dieux se sont multipliés dans le ventre d’une chienne impotente. Je suis devenu un Indien du peuple des Eaux Bleu Vert. 
Tu vois, je suis vivant. Tu vois, je suis en accord avec la terre. Tu vois, je suis en accord avec les Dieux. Tu vois, je suis en accord avec tout ce qui est. Tu vois, je suis en accord avec toi. Tu vois, je suis vivant, vivant. Je vis pour voir le grand jour se lever et la lumière inonder le monde (1)
Quand j’arrive en haut de la ville, une femme m'aborde. Elle me dit qu'elle viendra demain poser une fleur sur le monument dédié aux victimes du génocide arménien. Elle ne m'en dit pas plus, s'éclipse. Un moment, j'ai cru que c'était une squaw. Mais c'était bien d'Arméniens qu'il s'agissait. Il y a sur la place des pierres où des mots sont inscrits dans leur alphabet et en lettres latines. Deux peuples, deux souffrances.
 
S'élève alors en moi la voix de Monique Domergue disant son texte Si tu veux vivre avance. Elle dit la souffrance des Arméniens, leurs morts, leur exil. Avec elle, c'est tout un peuple qui avance. Il faut entendre Monique dire, pieds nus, le corps dressé, les bras tendus. On la pense immobile et la voilà qui tourne et avance. Sa voix tonne, ondule, nous emporte. Nous nous marions à elle et aux mots. Nous devenons ces exilés sur les routes d'Anatolie. Cette femme est une femme fleuve qui écrit l’indicible et le dit.
Ils avancent, ils arrivent, les voilà
avec le poids du fardeau sur l'épaule
l'un, le fardeau visible
celui de la misère et de l'espoir
tenu serré dans les mains
petits effets, petits outils
et nécessaire de la vie quotidienne
l'espirto et le djezvé
le kork ou le khalil
 
l'autre, l'invisible fardeau, l'immense
celui des larmes et de la peur
tenu serré sur le cœur
avec le poids de ce qui fut perdu et à jamais
avec l'amour de ceux qu'on a perdus et à jamais
Sans khatchkar, ni sépulture
 
le fardeau de la mémoire
celui des massacres
de l'indicible tchar't
toujours à fleur de peau
à fleur de cœur 
le fardeau du silence
qui tient la langue clouée au palais
le chagrin cloué au regard… (2)
Sur le chemin du retour, j’aperçois un homme qui fait la manche devant la seule boutique ouverte, un tabac. Son regard semble dire : "Je suis vivant, je suis vivant !". J'accélère le pas, avec en tête un poème amérindien de Ted D. Palmanteer :
Quand tu es
mal à l'aise dans
ton cœur,
va marcher.
 
Fais tout
ce qui doit
être fait.
Marche,
le mal te quittera.
 
Marche seul,
dans les collines
dans les montagnes.
 
Sois fort 
dans ton cœur,
rien ne dure 
éternellement. (3)
André Cohen-Aknin
 
(1) André Cohen Aknin. "Visages". Extrait. J'ai donné ce texte avec Juan Antonio Martinez en 1998 au  festival "Cours Jardins et Résonances" à Romans - (2) Monique Domergue,  Si tu veux vivre avance, Extrait. Editions L'Atelier du Hanneton. 2008 - (3) Ted D. Palmanteer, Les paroles de grand-mère. La poésie amérindienne. Les cahiers de Poésie Rencontres. N°25 Spécial. 1989.
 
Lettre d'un colporteur-liseur N° 16

Les commentaires sont fermés.