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  • Marche et marche

    Après la lettre N° 13 "Le rendez-vous", du nom d'un texte en prose de Guillevic, j’ai écrit dans la foulée une autre lettre sur la marche où j'évoquais les Amérindiens. Généralement, lorsque je pense à la marche, je pense à eux. Sont également apparus les Arméniens et leur exil. L’écriture de cette lettre date du 23 avril, veille de la commémoration de leur génocide.
    Les premiers pas sont déterminants. Sentir ses jambes s'allonger, sa poitrine se gonfler légèrement, puis de plus en plus. Le vent me fait serrer la mâchoire et retenir les mots avant qu'ils ne s'échappent. Dans la rue qui mène à la rivière, ils bruissent pour écarter tout intrus. Le regard tient à distance le lointain, lance ses poings vers les fenêtres où apparaissent des silhouettes éblouies de soleil.
     
    Remontent le quotidien, la peur, l'envie refrénée. Mais la marche efface tout. Elle m'emporte avec ses songes. Je suis bientôt dans les plaines de chasse des Indiens d'Amérique. Je suis, comme eux, habillé de peaux, le visage barré de terre rouge. Le vent fait résonner le souffle des chevaux quand apparait une horde de bisons. Le bison, animal sacré, symbole de vivacité et d'abondance, qui peut nourrir un clan pendant plusieurs mois. Nous traversons ensuite des canyons. Indiens d'Amérique, je suis avec vous, je prie, je prie le grand oiseau noir qui niche dans les roches du Tse’gihi au sud de San Juan River. Entendez les tambours et les aigles trompéter au-dessus de nous ! 
    Les Dieux se sont multipliés dans le ventre d’une chienne impotente. Je suis devenu un Indien du peuple des Eaux Bleu Vert. 
    Tu vois, je suis vivant. Tu vois, je suis en accord avec la terre. Tu vois, je suis en accord avec les Dieux. Tu vois, je suis en accord avec tout ce qui est. Tu vois, je suis en accord avec toi. Tu vois, je suis vivant, vivant. Je vis pour voir le grand jour se lever et la lumière inonder le monde (1)
    Quand j’arrive en haut de la ville, une femme m'aborde. Elle me dit qu'elle viendra demain poser une fleur sur le monument dédié aux victimes du génocide arménien. Elle ne m'en dit pas plus, s'éclipse. Un moment, j'ai cru que c'était une squaw. Mais c'était bien d'Arméniens qu'il s'agissait. Il y a sur la place des pierres où des mots sont inscrits dans leur alphabet et en lettres latines. Deux peuples, deux souffrances.
     
    S'élève alors en moi la voix de Monique Domergue disant son texte Si tu veux vivre avance. Elle dit la souffrance des Arméniens, leurs morts, leur exil. Avec elle, c'est tout un peuple qui avance. Il faut entendre Monique dire, pieds nus, le corps dressé, les bras tendus. On la pense immobile et la voilà qui tourne et avance. Sa voix tonne, ondule, nous emporte. Nous nous marions à elle et aux mots. Nous devenons ces exilés sur les routes d'Anatolie. Cette femme est une femme fleuve qui écrit l’indicible et le dit.
    Ils avancent, ils arrivent, les voilà
    avec le poids du fardeau sur l'épaule
    l'un, le fardeau visible
    celui de la misère et de l'espoir
    tenu serré dans les mains
    petits effets, petits outils
    et nécessaire de la vie quotidienne
    l'espirto et le djezvé
    le kork ou le khalil
     
    l'autre, l'invisible fardeau, l'immense
    celui des larmes et de la peur
    tenu serré sur le cœur
    avec le poids de ce qui fut perdu et à jamais
    avec l'amour de ceux qu'on a perdus et à jamais
    Sans khatchkar, ni sépulture
     
    le fardeau de la mémoire
    celui des massacres
    de l'indicible tchar't
    toujours à fleur de peau
    à fleur de cœur 
    le fardeau du silence
    qui tient la langue clouée au palais
    le chagrin cloué au regard… (2)
    Sur le chemin du retour, j’aperçois un homme qui fait la manche devant la seule boutique ouverte, un tabac. Son regard semble dire : "Je suis vivant, je suis vivant !". J'accélère le pas, avec en tête un poème amérindien de Ted D. Palmanteer :
    Quand tu es
    mal à l'aise dans
    ton cœur,
    va marcher.
     
    Fais tout
    ce qui doit
    être fait.
    Marche,
    le mal te quittera.
     
    Marche seul,
    dans les collines
    dans les montagnes.
     
    Sois fort 
    dans ton cœur,
    rien ne dure 
    éternellement. (3)
    André Cohen-Aknin
     
    (1) André Cohen Aknin. "Visages". Extrait. J'ai donné ce texte avec Juan Antonio Martinez en 1998 au  festival "Cours Jardins et Résonances" à Romans - (2) Monique Domergue,  Si tu veux vivre avance, Extrait. Editions L'Atelier du Hanneton. 2008 - (3) Ted D. Palmanteer, Les paroles de grand-mère. La poésie amérindienne. Les cahiers de Poésie Rencontres. N°25 Spécial. 1989.
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 16

  • Association Bleu 31

    Cette association a pour but de promouvoir la langue française, la littérature et l’expression personnelle par des actions culturelles, éducatives, des actions de création, d’animation, de mise en scène, d’impression, de diffusion.

    L'association a été créée en 2008.

    bleu31@orange.fr

  • Vient de paraître

    Photo D'azur presse.jpg

    D'azur et de feu - Sept visages de Josette Duc

    Récit de Geneviève Briot et illustration de Jean-Luc Boiré.

    Edité par l'association Bleu 31, 2020

    On y évoque la vie d'une Romanaise, née à Châtillon St Jean en 1927 et décédée en 2019 à l'âge de 92 ans.

    Josette a épousé Robert Passas de Bourg-de-Péage en 1950. Robert était anarchiste, libertaire et poète ; Josette était anti-conventionnelle, spontanée, littéraire.

    Selon leur vœu le plus cher, ils deviennent instituteurs, d'abord au Maroc, puis dans la Drôme.

    Au fil du récit, on rencontre une femme aux sept visages : la désirante, l'amoureuse, la femme libre, la femme blessée, la voyageuse, la tisseuse de liens, la mystique.

    Une femme qui portait les valeurs de fraternité et de liberté des anarchistes.

    Une femme en quête de spiritualité sans pour autant appartenir à une religion.

    Une femme amoureuse. Josette a aimé d'amitié ou d'amour des gens hors du commun. Elle se souvenait avec émotion de sa passion amoureuse pour le vieil anarchiste libertaire Alexandre Marius Jacob. Elle en témoigna sur France Culture lors d'une émission consacrée à “cet honnête cambrioleur” qui était revenu en métropole après 23 ans de bagne. Dépourvu de jalousie, Robert, son mari, s'était réjoui : "Elle tomba dans l'hiver de Jacob comme une branche d'avril" a-t-il écrit. Marius avait alors 74 ans, elle 27. "L'amour n'a pas d'âge", disait-elle. Elle vivra son dernier amour à 80 ans, avec René qui l'accompagnera jusqu'à son dernier souffle.

    Geneviève Briot, auteur de romans, poésie, théâtre, a composé ce récit à partir d'entretiens qu'elle a eus avec Josette Duc, tout en y incluant des écrits de cette dernière.

    On  peut acheter le livre à Romans,  

    à la Papeterie Deval

    à la Librairie Les Cordeliers

    à la Librairie La Manufacture

    On peut également le commander à l’Association Bleu 31 en envoyant un chèque à l'adresse postale : Les Chapeliers Bât A - 5 rue du Sergent Bouchet 26300 Bourg-de-Péage

    18 € + 4,20 de frais de port

  • Voix d'Afrique

    En cette veille de déconfinement, je pense à ceux qui sont partis. Que ferons-nous de leurs voix, nous qui sommes encore vivants ?
    Voici ce qu'écrit Birago Diop, poète sénégalais, dans son poème Souffles, à propos de nos morts.
     
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres,
    La voix du feu s'entend, 
    Entends la voix de l'eau.
    Écoute dans le vent
    Le buisson en sanglot :
    C'est le souffle des ancêtres.
    Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
    Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire
    Et dans l'ombre qui s'épaissit,
    Les morts ne sont pas sous la terre
    Ils sont dans l'arbre qui frémit,
    Ils sont dans le bois qui gémit,
    Ils sont dans l'eau qui coule,
    Ils sont dans l'eau qui dort,
    Ils sont dans la case, ils sont dans la foule
    Les morts ne sont pas morts. (1) 
     
    Bien sûr, il y a les affreuses images des sacs mortuaires qu'on affiche sur nos écrans. Certains sont noirs. D'autres, blancs. Il y a aussi les hospitalisés et la comptabilité morbide qu’on nous assène chaque soir à partir de 19h. L’humeur est déprimante. 
    Toutefois Birago Diop nous dit que rien n'est perdu, il nous invite à regarder plus loin, à ne pas considérer seulement les morts d’aujourd’hui, mais aussi ceux d’hier, d’avant l’épidémie, ceux d'avant-hier et d'avant-avant-hier. Les morts ne sont pas morts. Nous restons ensemble. Je tiens la main de ma sœur jumelle. Les femmes de mon enfance me bercent et le chant des hommes me maintient debout.
     
    Je ne sais plus où j’en suis. Le temps se froisse. Devrai-je encore attendre un jour, deux jours, trois semaines, quatre mois la fin du confinement ? C’est déjà fini. Ce n'est jamais fini. Demain est aujourd'hui. Je reprends ma place à l'établi, trace mes bois, taille mes calames, remplis mon stylo d'encre violette, fais les courses et rejoins les vivants dans la trame des jours où survivent les morts éternellement vivants.
     
    Ainsi va également l’écriture, elle passe d'un monde à un autre, d’un temps à un autre, nait, meurt, renait, fait côtoyer l’ancien et le nouveau dans un embrouillamini déroutant. Le poète sénégalais nous conseille, lui, d’écouter plus souvent les choses que les êtres. Alors, demain, je marierai un mimosa à un fromage de chèvre dans une histoire sans queue ni tête, car chacun sait que toute fin est un commencement.
     
    Jacques Chevrier, qui a composé "L'Anthologie africaine : poésie", introduit ainsi le poème du Birago Diop : "En Afrique, fait observer Léopold Senghor, il n'y a pas de frontière entre le visible et l'invisible, entre la vie et la mort. Et le poète ajoute : "Le réel n'acquiert son épaisseur, ne devient vérité qu'en s'élargissant aux dimensions extensibles du surréel".
     
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres,
    La voix du feu s'entend, 
    Entends la voix de l'eau.
    Écoute dans le vent
    Le buisson en sanglot :
    C'est le souffle des ancêtres.
    Le souffle des ancêtres morts
    Qui ne sont pas partis,
    Qui ne sont pas sous terre,
    Qui ne sont pas morts. 
    Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,
    Ils sont dans le sein de la femme,
    Ils sont dans l'enfant qui vagit,
     
    Et le tison qu'il s'enflamme. 
    Les morts ne sont pas sous la terre,
    Ils sont dans le feu qui s'éteint,
    Ils sont dans le rocher qui geint,
    Ils sont dans les herbes qui pleurent,
    Ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure,
    Les morts ne sont pas morts.
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres,
    La voix du feu s'entend, 
    Entends la voix de l'eau.
    Écoute dans le vent
    Le buisson en sanglot :
    C'est le souffle des ancêtres.
    Il redit chaque jour le pacte,
    Le grand pacte qui lie,
    Qui lie à la loi notre sort ;
    Aux actes des souffles plus forts
    Le sort de nos morts qui ne sont pas morts ; 
    Le lourd pacte qui nous lie à la vie,
    La lourde loi qui nous lie aux actes
    Des souffles qui se meurent.
     
    Dans le lit et sur les rives du fleuve,
    Des souffles qui se meuvent
    Dans le rocher qui geint et dans l'herbe qui pleure.
    Des souffles qui demeurent
    Dans l'ombre qui s'éclaire ou s'épaissit,
    Dans l'arbre qui frémit, dans le bois qui gémit, 
    Et dans l'eau qui coule et dans l'eau qui dort,
    Des souffles plus forts, qui ont pris
    Le souffle des morts qui ne sont pas morts, 
    Des morts qui ne sont pas partis,
    Des morts qui ne sont plus sous terre.
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres… (1)
    André Cohen-Aknin
     
    (1) Birago Diop, Souffles, Anthologie africaine : poésie. Jacques Chevrier - Sénégal. MONDE NOIR. CEDA (Abidjan) - HATIER (Paris) - LEA (Douala). 1988. Ce texte est paru ultérieurement dans Leurres et Lueurs, Présence Africaine, 1960 et dans L'anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française.
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 15

  • Confidence pour mon bras droit

    Aidez-moi
    À lever ce bras droit 
    pour faire signe 
    et murmurer 
    qu'il y a du vent 
    sous la peau. 
    Une horde est blessée 
    dans l’avant-dernière rue, 
    la pluie gerce, 
    le murmure n'achève rien,
    Le silence dans lequel je
    lève ce bras droit et l'agite 
    est terrible :
    en lui toutes les voix 
    étranglées se rassemblent 
    et forment une cible absente.(1)
     
    Je suis content d'avoir trouvé un poème pour mon bras droit. Ça le réconfortera d'être tombé malade. Une rupture de la coiffe. Je lui fais faire des mouvements matin et soir. Il faut dire qu'il est mis à rude épreuve ces dernières semaines avec ces lettres d'un colporteur-liseur. Mes brouillons, je les écris sur des bandes de calque, qu'il faut découper dans un rouleau assez lourd. D’où la manutention. Le crissement du papier sous ma plume me procure une légère excitation.
     
    "En lui, toutes les voix étranglées", 
    écrit Jean-Christophe Bailly à propos du bras droit. Est-ce à dire que tous les bras ont des choses à dire ? Oui, mille fois oui, car ce n'est pas seulement la main qu'il faut prendre en compte, mais aussi le coude, l'épaule et surtout le supra de l’épaule, l'endroit où l'on emmagasine ce qu'on a oublié, délaissé, entassé depuis des lustres. Un lieu d'outre-mémoire. Une épaule est pour ainsi dire une deuxième main, au même titre que l'intestin est appelé "deuxième cerveau".
     
    J'ai remarqué que les tendons de mon bras droit sont de véritables élastiques. Ils se rétractent dès que je les laisse au repos. La gym est obligatoire. Je reprends chaque matin quasiment à zéro : plier, déplier le bras, le tendre vers le haut, vers le bas, les côtés. À chaque fin d'exercice, je lui fais faire des cercles, en le laissant pendre le long du corps. On appelle ça "l'aspirine du bras". 
    Au bout d'un moment, je me sens d'attaque. J'ai, disons, suffisamment d'élasticité dans mes tendons, mais aussi dans ma voix, puisque chaque mouvement est accompagné d'une respiration intense. Je peux ainsi m'attaquer à un poème d'une musicalité déroutante : "LE MUSICKISSME", un texte de Blaise Cendrars, dédié à Eric Satie, le compositeur des Gymnopédies. 
    Le poète l'a rangé dans les "sonnets dénaturés", alors que je l'aurais bien mis dans ses "poèmes élastiques".
     
    Corps en branle, les bras écartés, deux pas vers l'avant, au troisième mouvement, mon bras bat la mesure : "do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré…". 50 fois. Je sautille, fais des moulinets.
     

    "Que nous chaut Venizelos

    Seul Raymond             mettons Duncan

         trousse encore la défroque grecque

    Musique aux oreilles végétales

    Autant qu'éléphantiaques

    Les poissons crient dans le gulf-

         tream

    Bidon juteux plus que figue

    Et la voix basque du microphone

         marin 

    Duo de music-hall

    Sur accompagnement d'auto

    Gong

    Le phoque musicien

    50 mesures de do-ré do-ré do-ré do-ré

         do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré 

         do-ré do-ré do-ré

    Ça y est !

    Et un accord diminué en la bémol 

         mineur

                                                           ETC.!

    Quand c'est beau un beau joujou

         bruiteur danse la sonnette

         Entr’acte

         A la rentrée

    Thème : CHARLOT chef d’orchestre bat la

         la mesure

    Devant

    L’européen chapeauté et sa femme 

         en corset

    Contrepoint : Danse

    Devant l’européen abruti et sa femme

    Coda : Chante

    Ce qu’il fallait démontrer (2)

     
    La prochaine fois, je ferai ma gymnastique directement au rythme des Gymnopédies de Satie. Je gymnopédirai…
     
    André Cohen-Aknin (AAKC)
     
    (1) Jean-Christophe Bailly, L'Astrolabe dans la passe des Français, Seghers, coll. "Froide", 1973. - (2) Blaise Cendrars, Le musickissme. Novembre 1916. Du monde entier. Poésie / Gallimard
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 14
  • Elixir

    Ce matin, où je sens la déprime qui rôde, des mots arrivent :
    Sans amour et sans haine
    Mon cœur a tant de peine

    C'est la force de la poésie qui bondit hors de notre mémoire en bribes de phrases le plus souvent.
    Alors je pense à ces mots qui surgissent selon les circonstances :

    Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille
    Tu réclamais le soir, il descend, le voici.

    Mignonne, allons voir si la rose
    Qui ce matin avait déclose
    Sa robe de pourpre au Soleil…

    Demain dès l'aube à l'heure où blanchit la campagne
    je partirai.

    Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées
    Mon paletot aussi devenait idéal
    J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal…

    Ces poèmes célèbres, de Verlaine, Baudelaire, Ronsard, Victor Hugo, Rimbaud, même si nous n'avons en mémoire que des bribes, ces mots-là nous font du bien, ils agissent tels des talismans. Tissés dans notre chair depuis l'enfance, ils ont traversé le temps et les êtres et soudain, nous nous sentons moins seuls.
    Jorge Luis Borges dans Aleph - la quête d'Averroès rend compte de la réflexion du philosophe et médecin qui prononce ces mots dans un jardin :
    Toi aussi, tu es, ô palme
    en terre étrangère
    Singulier privilège de la poésie : des mots écrits par un roi qui regrettait l'Orient me servirent à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l'Espagne.

    Josette Duc, dont je viens d'écrire la biographie D'azur et de feu, savait par cœur de multiples textes qui nourrissaient sa vie intérieure et lui permettaient de ne pas sombrer dans les épreuves.
    La poésie n'est pas à mettre sur un piédestal, c'est un élixir au jour le jour.

    Ce serait intéressant de savoir à quels mots, vous lecteurs, attachez vos émotions. Nous les mettrions côte à côte et ça ferait un patchwork de phrases cousues les unes aux autres pour un tableau de réconfort.

    Geneviève

  • Le rendez-vous

    "Cours aussi longtemps que tu le veux dans la journée, mais n’oublie pas de te rattraper avant le coucher du soleil."

    J’ai entendu ce proverbe dans la bouche d'un joueur de sitar avec qui j'ai cheminé au cours d'un festival à Carcassonne. La sagesse de ce petit homme de l'Inde du Nord m'avait fortement impressionné, moi jeune Parisien de vingt-et-un ans. Nous nous étions rencontrés au parc des Buttes Chaumont où il jouait un râga (1) du soir sur une pente face au couchant, en compagnie d'un compatriote longiligne, discret, un joueur de tampura, un instrument à long manche qui donne le rythme. D’habitude, ils jouaient avec un joueur de tablas (2), mais cette fois, il n’était pas du voyage. Ils avaient besoin de quelqu'un pour traduire leur anglais. Alors je les ai accompagnés.

    C'est ainsi que j'ai découvert la musique indienne, ses rythmes. Comme un rendez-vous, qu'il soit du soir ou du matin, dans un dialogue avec l'inconnu. Les joueurs de sitar et de tampura se marient avec le temps et les êtres autour d'eux. Des râgas, monte une note qui vous parle, le vâdi (3). Elle vole, tourbillonne, revient sans cesse et nous accompagne bien après.

    Les musiciens trouvent toujours un moment pour s'isoler. Ce temps est un rendez-vous, un rendez-vous avec soi-même.

    En ville, il y a des lieux où ces rendez-vous sont possibles, même au milieu des autres : les bistrots. Hélas, ils sont actuellement fermés. Donc, pas de terrasses où boire une bonne bière fraîche. J'ai une préférence pour la blanche avec une rondelle de citron.

    Certains viennent à leur rendez-vous avec eux-mêmes en marchant, d'autres en courant, d'autres encore avec du qi Gong, du taï chi, du yoga. Moi, je passe le balai à onze heures du soir. Il suffit parfois de quelques secondes pour enlever le poids de toute une journée. Le balai comme manche de sitar, ce n'est pas si mal !

    Dans son texte "Le rendez-vous", Guillevic chemine plus avant. Un texte écrit à une période où il était question d'un autre confinement. C'était pendant la guerre, en 1943. Guillevic n'écrivait pas encore en vers.

     

    "Certes, quand on a la santé et des jambes et des pieds à peu près solides, on peut toujours marcher.

    Et c'est vrai que ce n'est pas rien, de savoir que l'on peut bouger et, effectivement, aller ailleurs.

    Mais voilà, précisément : si l'on marche, est-ce pour aller ailleurs ? Pas toujours, certainement. On marche pour bouger, pour remuer le corps, pour voir d'autres lieux, pour respirer un autre air.

    Il arrive donc que l'on marche sans but. Et il y a vraiment des jours où cela donne pleine satisfaction. Mais pas toujours. On se fatigue souvent rien qu'à la pensée qu'on va marcher, entrer dans une rue puis dans une autre à peu près pareille, ou différente, ça ne fait rien.

    Et bien, si l'on n’est pas heureux, c'est qu'on marche alors sous le poids de la durée, qu'on marche ainsi sans que notre temps à nous ait rendez-vous avec la durée en général.

    Et c'est pourquoi il est bon d'avoir un endroit où l'on sait que ce rendez-vous est fixé et toujours possible.

    Voyez cet homme qui sort du village, jouant avec sa canne. Il n'a même pas besoin de chien. Il grimpe la colline. Il sait où il va. Il y a là-haut, dans la forêt, un coin qui le voit souvent. Il sait à l'avance comment ce sera, où sera l'ombre, où la pénombre, où la lumière, comment sera la plaine et où il posera la tête. Il connaît d'avance ce que ses mains penseront de la mousse.

    C'est là que son temps à lui va retrouver la durée en général et jouir de ce merveilleux rendez-vous.

    Ah ! Il peut s'allonger sur la mousse et jouir du rien dans le tout, puisque qu'il ne sent plus le poids, ce poids.

    Certes, la béatitude ne peut durer. Mais est-ce que ce n'est pas énorme déjà de pouvoir compter sur elle tous les jours pour quelques secondes, quelques minutes, quelques heures ?

    Et même après, on est mieux qu'avant, beaucoup mieux.

    D'ailleurs, il s'est toujours passé quelque chose d'inattendu. Rien de tel que cette rencontre du temps et de la durée pour suspendre cet impondérable, cet invisible inattendu qui réussit en nous cette émotion que même la musique ne peut donner car elle reste toujours, et dans le meilleur des cas, sur le seuil." (4)

     

    J’apprécie le texte de Guillevic, mais si je ne partage pas ses mots sur la musique.

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    (1) Le râga est un mode musical qui laisse place à une improvisation, tout comme on retrouve dans le jazz. - (2) Tabla : instrument de percussion. - (3) Le vâdi, qui signifie "parlante", est une note prédominante. Elle est toujours accentuée et sert de point de départ aux variations mélodiques qui finissent sur elle. - (4) Guillevic. Le rendez-vous, daté du 23 février 1943. Proses ou Boire dans le secret des grottes (1935-1943), Editions Fischbacher. 2001.

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 13

  • Une histoire de bricolage

    Nombre de médecins et de chercheurs essaient de neutraliser le covid 19. Un virus dont il faut craindre les soubresauts dès qu'on met le nez dehors. 

    Avec soubresaut, on entend : saut périlleux, secousse, obstacle imprévu, convulsion, on gambade, on joue les acrobates, on se méfie du saut du postillon, on considère le saut dans l'inconnu et dans celui dans l’immobilité, on réfléchit à deux fois avant de sauter à la corde dans un appartement à cause des voisins. Ce mot devient effrayant quand il s’agit de choisir de ventiler un malade plutôt qu'un autre. J’aime le saut du coq à l’âne et le saut dans les histoires drôles, l'humour est un bon remède à la déprime. Quant au saut dans l'écran pour embrasser un ou une inconnue, je ne l'ai pas encore expérimenté. Cette semaine, j'étais occupé par le saut d'un tabouret après avoir changé la lampe du plafonnier (trois fois, il doit y avoir un problème de branchement). Mon saut préféré est le saut à pieds joints une biscotte entre les dents. Je compte les fois où elle tombe côté confiture.

    Vous en connaissez certainement d'autres. Si vous avez envie de les partager…

    Soubresaut est construit à la manière de sursaut, à cause de soubre qui vient de sobre, "par-dessus, sur", du latin "super" et de saut, espagnol salto, du latin saltus". Merci Alain Rey (1). 

    Sursaut, voilà un mot qui convient à notre situation. Alors, sautons, sursautons, soubresautons dans la recherche, mettons en pièces ce virus (il paraît que c'est une chose très compliquée). Le champ est immense : médocs, vaccins, pistes informatiques, transformation de masques de plongée en respirateurs et de rêves de marins confinés en projets bien réels. Chacun, chacune apporte sa contribution. C’est parfois une histoire de bricolage.

    Permettez moi de vous présenter celle de Boris Vian. Elle parle d'une autre époque, mais sa considération sur le rayon d'action pourrait nous être utile.

    C'est une java. Musique !

     

    Mon oncle un fameux bricoleur

    Faisait en amateur

    Des bombes atomiques

    Sans avoir jamais rien appris

    C'était un vrai génie

    Question travaux pratiques

    Il s'enfermait tout' la journée

    Au fond d'son atelier

    Pour fair' ses expériences

    Et le soir il rentrait chez nous

    Et nous mettait en trans'

    En nous racontant tout

    Pour fabriquer une bombe "A"

    Mes enfants croyez-moi

    C'est vraiment de la tarte

    La question du détonateur

    S'résout en un quart d'heur'

    C'est de cell's qu'on écarte

    En c'qui concerne la bombe "H"

    C'est pas beaucoup plus vach'

    Mais un' chos' me tourmente

    C'est qu'cell's de ma fabrication

    N'ont qu'un rayon d'action

    De trois mètres cinquante

    Y a quéqu'chos' qui cloch' là-d'dans

    J'y retourne immédiat'ment

    Il a bossé pendant des jours

    Tâchant avec amour

    D'améliorer l'modèle

    Quand il déjeunait avec nous

    Il dévorait d'un coup

    Sa soupe au vermicelle

    On voyait à son air féroce

    Qu'il tombait sur un os

    Mais on n'osait rien dire

    Et pis un soir pendant l'repas

    V'là tonton qui soupir'

    Et qui s'écrie comm' ça

    A mesur' que je deviens vieux

    Je m'en aperçois mieux

    J'ai le cerveau qui flanche

    Soyons sérieux disons le mot

    C'est même plus un cerveau

    C'est comm' de la sauce blanche

    Voilà des mois et des années

    Que j'essaye d'augmenter

    La portée de ma bombe

    Et je n'me suis pas rendu compt'

    Que la seul' chos' qui compt'

    C'est l'endroit où s'qu'ell' tombe

    Y a quéqu'chose qui cloch' là-d'dans,

    J'y retourne immédiat'ment

    Sachant proche le résultat

    Tous les grands chefs d'Etat

    Lui ont rendu visite

    Il les reçut et s'excusa

    De ce que sa cagna

    Etait aussi petite

    Mais sitôt qu'ils sont tous entrés

    Il les a enfermés

    En disant soyez sages

    Et, quand la bombe a explosé

    De tous ces personnages

    Il n'en est rien resté

    Tonton devant ce résultat

    Ne se dégonfla pas

    Et joua les andouilles

    Au Tribunal on l'a traîné

    Et devant les jurés

    Le voilà qui bafouille

    Messieurs c'est un hasard affreux

    Mais je jur' devant Dieu

    Qu'en mon âme et conscience

    Qu'en détruisant tous ces tordus

    Je suis bien convaincu

    D'avoir servi la France

    On était dans l'embarras

    Alors on l'condamna

    Et puis on l'amnistia

    Et l'pays reconnaissant

    L’élut immédiat'ment

    Chef du gouvernement (2)

     

    (1) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey. - (2) Boris Vian / Alain Goraguer (musique), La java des bombes atomiques. Chez Phillips, 1955.

    André Cohen-Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 12