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  • Les mains folles

                Imitez le son de la toupie
    Laisser pétiller un son nasal et continu
    Faites claquer votre langue
    Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
    Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne (1)
     
    "Laisser pétiller un son nasal et continu", c’est ce que faisait Maurice dans le centre de psychothérapie dans lequel je travaillais. Il passait des heures entières collé au mur de l'entrée. Il pétillait et attendait. Mais personne ne lui rendait visite. Son pétillement m’intriguait. Où avais-je entendu un tel bruit ? Etait-ce l'appel d’un oiseau en pleine saison des amours, le raclement répété d'une bête aux abois ? Maurice ponctuait parfois ses pétillements d'un long sifflet qui ressemblait au son qu’émettait Daniel, un copain d'enfance, lorsqu'il imitait sa toupie en plein vol. 
     
    Maurice avait travaillé aux usines Vallourec ; il était considéré comme un fou bienveillant. On le faisait passer d'activité en activité sans anicroche. Un bon malade quoi. Pas de ceux qui cognaient leur tête contre les murs ou sortaient un couteau. Sa maladie était un syndrome de je ne sais plus quoi. Ce dont je me souviens c'est qu'il n'était pas catalogué placé d'office, c'est-à-dire placé par la Justice. Il n'avait donc vraisemblablement tué ni femme ni enfant, pas brûlé une maison avec ses occupants. C'était un fou conscient de sa douleur, c'est-à-dire qu'il souffrait encore plus. Clairvoyant, il se désespérait de s’atteindre, d'être lui-même. Quand il était seul, les yeux tournés vers le ciel, il lançait ses mots qui ricochaient dans le vide. Ses mots sifflaient de manière si différente chaque jour qu'on pouvait penser qu'il avait séparé les voyelles et les consonnes, qu'il s'évertuait à découvrir l'autre face de chaque lettre. Il ne se contentait pas de parler, il gesticulait dans des spasmes qui, au moment le plus fort, faisaient de lui une poupée désarticulée. Spasmes qui diminuaient lorsqu'il était à l'atelier de menuiserie. L'établi et les outils lui servaient de tuteur.
     
    L'ergothérapie signifie soin par le travail. Il ne s'agissait donc pas de se contenter d'occuper les soignés. Au contraire, chaque situation était l'occasion d'une expression. Ils avaient à retrouver un geste, à dépasser la peur d'un outil ou ne pas se laisser "emporter" par lui. Il était aussi question de concevoir un objet avec ce que cela implique dans la conception et la réalisation. Les soignés pouvaient également s’exprimer, disons "artistiquement". Il fallait veiller à ce qu'ils ne se blessent pas.
     
    J'ai découvert chez ces êtres internés tout un éventail de silences. Silence du mutisme, de l'hébétude, de la peur, de l'incompréhension, de la torpeur due aux calmants qui arrêtent le temps. Des silences étirés, d'une incroyable longueur, que je retrouve lorsque je lis un poète et que je découvre des ellipses, ces espaces vertigineux qui familiarisent avec le vide. Des silences où les mots se retournent vers soi. Ils signifient que la conscience est là, présente. Quand la conscience n'est plus, c'est que le malade est plus gravement atteint.
    Un premier niveau de conscience ne suffit pas. Il faut creuser encore et encore, aller vers les niveaux profonds. Râmakrishna nous y invite : "Dans le cas où il a conscience et que cette conscience a conscience de pas être sa propre source d'existence, il faut chercher cette source". La source est le lieu où naît la maladie, le lieu où elle trouve quoi dire (le mal a dit). 
     
    Maurice tape sur sa joue comme sur un tambour :
    ∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫
    Ioiauæi A
    E éoüou ∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫
    Ao i ∫∫∫∫∫
    FtkfhnLhhzdvdhhdfbts 
    ∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫∫
     
    Certains affirment que le babillage des bébés émanerait d’une source commune à toutes les langues et que perdurerait un reste immémorial, incompressible. Reste qu’on entendrait également dans la bouche des vieillards séniles. Mais, avec Maurice, je n'avais pas affaire à un bébé, ni à un vieillard ! J'avais devant moi un homme de cinquante ans, défait et victorieux.
    Défait, parce qu'il était interné. Victorieux, parce que cette langue était à lui, qu'il avait son "parler vrai". À l'époque, j'étais incapable de l'entendre. J'aurais juste pu convertir son pétillement en une vraie toupie et encore, il n'y avait pas de tour à bois dans l'atelier. Aujourd'hui, non plus, je n'ai plus ce genre de machine, ni aucune autre. Plus d'établi. J'ai tout offert à des jeunes gens qui continueront à les faire vivre. Je n'ai gardé que mes outils à main. Sur ma table d’écriture, on trouve des fers de bouvet qui servent à tenir les livres ouverts et un petit rabot, un Stanley, avec quoi je rabote les mots. J'essaie en soufflant dans la fente du rabot, appelée lumière, de trouver de nouveaux sons. 
     
    Les sons d'abord. En écrivant cette lettre, je prends ceux qui gravitent autour de moi : les mots de mon voisin albanais, l'aboiement d'un chien, la perceuse lointaine, les pleurs d'un enfant, le pépiement d'un oiseau, la porte-fenêtre qui grince et les à-coups d'un concert de Bernstein sur France Musique. Me revient en mémoire le cliquetis de mon ancienne machine à écrire. 
    Clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic…
    Pendant ce temps, je mets des restes de biscottes dans le pilon de ma grand-mère pour en faire de la chapelure. Et quand c’est au tour du bol de cuivre de sonner, le son envahit la terrasse, se transforme en mots. Il y a des jours où je n'écris pas, je suis écrit.
     
    Mon aventure au centre de psychothérapie avait commencé par la rencontre de deux hommes. Christian Falala, un psychologue qui m'avait permis d'utiliser son garage pour restaurer des meubles. Lui-même bricolait de son côté ; il disait qu'il se reposait dans ses mains. Nous discutions beaucoup. Il intervenait au centre de psychothérapie et il me présenta Pierre Vaneecloo, le psychiatre qui en était le médecin chef. Ce dernier était intéressé par ce que pouvaient apporter la gestuelle et la dimension professionnelle à la maladie mentale ; il souhaitait aider les soignés à aller au-delà de leurs difficultés et, dans ce sens, maintenir une proximité avec le reste de la population. C'était le temps de l'antipsychiatrie avec, entre autres, David Cooper et le bouquin de Mary Barnes et de Joseph Berke, Un voyage à travers la folie. Pierre Vaneecloo voulait aller de l'avant, décloisonner son approche de la psychiatrie et de ce fait, les malades eux-mêmes.
    Nous avions mis en place l'atelier de menuiserie - version ergothérapie - et ce que je pouvais apporter. À moi de faire la part des choses et d'installer un équilibre entre les deux univers, avec l'aide de toute l'équipe évidemment. J'allais avoir affaire à des mains folles. 
     
    J'ai adoré être dans ce centre, parmi les soignés, de travailler avec les soignants. À ma surprise, je découvris chez ces derniers une fragilité, qui était en réalité une force, parce qu'elle leur permettait d’échanger, d'ajuster leurs attitudes et les traitements selon les personnes et les situations. J'avais devant moi, ce que je découvrirai plus tard chez Bertolt Brecht  "C'est quand tu es faible que tu es fort". Nous baignions alors, soignants et soignés, dans un langage qui pouvait se défaire et se refaire. L'essentiel était que ce ne fût jamais de la même manière. Un langage de défaites et de victoires.
     
     
    À l'institut des jeunes aveugles on a demandé
    N'avez-vous point de jeune aveugle ailé
    Ô bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage
    Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire
     
    Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
    Que c’est vraiment par habitude et manque d’audace
    Qu’on les fait encore servir à la poésie
     
    Mais elles sont comme des malades sans volonté
    Ma foi les gens s’habitueraient vite au mutisme
    La mimique suffit bien au cinéma
     
      Mais entêtons-nous à parler
          Remuons la langue
         Lançons des postillons
    On veut de nouveaux sons de nouveaux sons de nouveaux sons
    On veut des consonnes sans voyelles
    Des consonnes qui pètent sourdement
    Imitez le son de la toupie
    Laisser pétiller un son nasal et continu
    Faites claquer votre langue
    Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
    Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne
     
    Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
    Habituez-vous à roter à volonté
    Et quelle lettre grave comme le son d'une cloche
    À travers nos mémoires
    Nous n'aimons pas assez la joie
    De voir de belles choses neuves
    Ô mon amie hâte-toi
    Crains qu'un jour un train ne t'émeuve 
    Plus
    Regarde-le plus vite pour toi
    Ces chemins de fer qui circulent
    Sortiront bientôt de la vie
    Ils seront beaux et ridicules
    Deux lampes brûlent devant moi
    Comme deux femmes qui rient
    Je courbe tristement la tête
    Devant l'ardente moquerie
    Ce rire se répand
    Partout
    Parlez avec les mains faites claquer vos doigts
    Tapez-vous sur la joue comme sur un tambour (1)
     
    André Cohen-Aknin
     
     
    (1) Guillaume Apollinaire, La victoire, (extrait), mars 1917 - Calligrammes -  Gallimard
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 20

  • Quel avenir ?

    Plus d'avenir

    Et le dos au mur

    Que sauverais-tu ? (1)

     

    nous demande la poète Hélène Cadou. Le genre de question qu'on se pose à chaque grand bouleversement : guerre, épidémie, explosion atomique, krach boursier, déferlements naturels. On se la pose à propos du Gulf Stream et de la fonte des glaces. 

    Quelles réponses aujourd'hui ? 

    Les médecins nous promettent un vaccin dont ils savent qu'il ne sera pas la panacée. Les économistes sont plutôt pessimistes, mais n'est-ce pas leur façon de procéder ? Les écologistes estiment eux que cette crise est une "aubaine" pour penser et agir autrement. Les syndicalistes veillent au grain pour qu'emplois et droits sociaux soient préservés, pendant que certains politiques reprennent leurs vieilles querelles. Nous entrons dans des bourdonnements sous un soleil de printemps qui inviterait plutôt à l’oubli et aux vacances. 

    Voici celle d'Hélène Cadou à son "Que sauverais-tu ?" :

     

    Un seul arbre

    Pour le regard

    Avec des volées d'oiseaux

     

    Un nuage aussi

    Pour croire au soleil

    Et son reflet contre la vitre

     

    La mer encore

    Pour le voyage

    J'entends son souffle à mes pieds

     

    Le monde enfin

    Avec ses femmes et ses hommes

    Toute la vie contre ma joue. (1)

     

    Hélène Cadou entend "la haie déchirée, le cri dans la brume". Elle se "perd dans le lacis des passerelles" et elle sait que le "temps saignera toujours au présent". C’est dire qu’elle n’est pas dans le réel superficiel, mais dans l’intériorité. On sent chez elle, un appel à la vie, une lumière, quand elle dit :  

     

    Pourtant

    J'ai reconnu 

    Ton visage à venir

    Au plus clair

    De la croisée (2)

     

    Elle croit aux hommes et aux femmes, à la nature aussi. En ce sens, elle a raison. Elle nous demande de regarder l'horizon et de nous laisser surprendre.

     

    Il y a quelque part 

    Un signe

    Peut-être un bourgeon

    Qui va s'ouvrir

    Comme une main (3)

    et

    Des vols d'oiseaux 

    Apaisent le paysage (4)

     

    Et quand l'avenir brillera de nouveau de mille feux, elle nous conseille de ne pas retomber dans nos travers, de ne pas vouloir à tout prix tout régenter, d'acquérir sans limites, ce qui nous nous mènerait de nouveau au malheur. N'y a-t-il pas une autre manière de faire ? La solution est là devant nous. La poète qui avait connu si jeune la tragédie avec la mort de René-Guy Cadou nous conseille de changer de regard. 

     

    Toi qui te nommes

    Avenir

    Tu éclates de tous tes feux

    Cent mille volts 

    Dans la nuit

     

    Pourquoi briller

    Quand l'eau parfaite

    Dans la jarre

    Se contente d'être elle-même

     

    Quand le puits recèle

    Plus de soleils enfouis

    Que le jour 

    N'en délivrera jamais

     

    Quand la parure

    Du temps

    Est plus riche sur l'envers

    Que le tapis qui se déploie. (5)

     

    L'envers serait plus riche que l'endroit. Alors, marchons tête en bas et pieds en l'air, écartons regrets et désillusions. La mémoire des anciens nous dit d'avancer. Tout comme le font les migrants (ce que nous avons été et oublié). Ils vont avec dans leur besace leurs racines. Ils creuseront ensuite, "le puits recèle plus de soleils enfouis que le jour", nous dit Hélène Cadou, et ils feront de leurs lendemains des vies renouées.

    Une vie renouée. À mon arrivée en métropole, pour sûr, je n'en avais pas idée. J'avais beau vouloir m'attacher seulement à ce qu'il y avait de nouveau, j'étais confronté à ce que je considérais, alors, comme le monde ancien, avec ses traditions familiales, ses rites religieux. Il y avait aussi ce à quoi je ne m'attendais pas. 

    Au début, à Paris, nous habitions dans le XIIIème, du côté de Maison Blanche. D'emblée, je voulus ressembler aux gamins que je croisais dans la cour de récréation de mon lycée ou dans la rue, leur façon de sauter à cloche pied, de trimballer leur cartable, de parler sans accent. J'avais parcouru le quartier dans tous les sens. Mais mon intention était de découvrir le cœur de Paris dont mon frère ainé parlait tant. Un dimanche, je me rendis seul vers la place d'Italie. Je longeais l'avenue. Ça grouillait de monde à cause du marché. J'étais prêt à conquérir le monde, surtout quand là-haut sur la place, je découvris la perspective du boulevard de l'Hôpital et celle du boulevard de la Gare avec au loin son métro aérien. Quelle ne fut ma surprise, quand, au détour d'une rue, je tombais nez à nez avec des gamins qui jouaient à la raille ! On y jouait en Algérie. Ce jeu consiste à lancer des pièces de monnaie vers un mur. La pièce la plus proche du mur permet au vainqueur de ramasser toutes les autres. On peut aussi y jouer avec des petites figurines, des capsules bourrées d'écorce d'orange et même des billes. Mais c'était bien des enfants d'ici, aucun n'avait l'accent de là-bas, pas un mot en pataouète. Je me souviens avoir plongé ma main dans ma poche et avoir serré la pièce de monnaie avec laquelle j'étais sensé acheter du pain. Avec cette pièce, je restais un enfant du soleil sur cette terre inconnue qui me devenait un peu familière. 

    Des moments de vies renouées, il y en a eu d'autres. Ils m'ont permis de ne pas me perdre. Je ne le compris que plus tard, que bien plus tard. Je les retrouve aujourd'hui dans les mots d'Hélène Cadou. Sa poésie a pour moi le goût d'un gâteau de semoule au miel chaud. 

     

    Il faut revenir pas à pas

    Vers la seule fenêtre ouverte

    L'avenir est là

    Comme un enfant qui rit.

    Il reste assez de jours

    Pour guérir une forêt

    Assez d'arbres

    Pour croire à l'aurore

    Un grand coup de ciel sur ta vie

    A fait le monde pur

    Comme un drap gonflé par le vent. (6)

     

    Savoir 

    Qu'il n'y a pas de retour

    Mais que parfois

    Une seule parole

    Peut inventer

    Le jour

    Et que la vie repart (7)

     

    Elle nous dit aussi que quoi que nous fassions, il ne faut pas oublier l'amour, parce que là est la clé. 

     

    Certains jours

    Le jour est si bleu

    Qu'on voit l'avenir

    À sa porte

     

    Il fait froid

    Mais la sève éclate

    Une fois encore

    La terre gonfle

    Ses jupes

    Pour de nouveaux matins

     

    Mille projets sont dans l'air

    La vie s'active

    Que vas-tu faire 

    De tes mains 

    Sans amour ? (8)

     

    André Cohen-Aknin

    (1) Hélène Cadou En ce visage l'avenir - Jacques Brémond Editeur.  Plus d'avenir. p.63 -(2) ibid. Boire à même le souvenir. p.38 - (3) ibid. Lacérée jusqu'au cri. p.40 - (4) ibid. La charrue retournée. p.39 - (5) ibid. Toi qui te nommes Avenir. p.48 - (6) ibid. Il faut revenir pas à pas. p.28 - (7) ibid. Une attente plus blanche. p.37 - (8) ibid. Certains jours. p.54

    Lettre d'un colporteur liseur N° 19

  • Un nouveau chapitre

    Il était dix-huit heures, l'heure où j'avais prévu de me lever de ma table. J'hésitais, je n'avais rien sorti de concret, des pages entières avaient été effacées. Cela faisait des jours que ça durait. Je me disais que j'écrirais mieux le lendemain. Il faut dire qu'avec le bruit que faisaient les mômes d'à côté, j'avais du mal à me concentrer. Les voisins ont quatre enfants. Avec le confinement, ils devaient les aider à suivre les leçons sur le net, cuisiner, langer le dernier, demander à l'ado de poser son smartphone le temps des repas, sans compter les vaisselles, les courses et le télé-travail qui écarte les murs de l'appartement et ceux du code du travail. Forcément, ça finissait par coincer.

    Un jour, le raffut a été tel que j'ai mis un disque, du Mozart, pour ses vertus apaisantes, paraît-il. En vain, les enfants ont poursuivi leur chahut. Je ne leur en veux pas, au contraire même. Au bout d'un moment, leurs cris sont devenus ceux de mon enfance par je ne sais quel tour de magie. J'ai entendu les appels des cireurs de chaussures à la sauvette. Des mômes de huit, dix ans qui trimbalaient leurs boîtes de cireur et proposaient leur service aux passants et aux hommes attablés aux terrasses de café. J'admirais leurs boîtes décorées de grosses semonces de tapissier qui étincelaient tant elles avaient été frottées.

    L'enfance me revenait grâce à mes petits voisins, que j'avais pris en grippe et qui, pourtant, m'apportaient la solution. C'est l'une des leçons que je retiens de ce confinement : changer ma façon de voir. Je ne sais pas si je devrais m’"assassiner chaque jour", comme le préconisait le peintre Miro, pour avoir une chance de sortir quelque chose de valable.

    L'enfance me ramenait aussi à un poète que j'avais rencontré dans les années 80, Paul Vincensini, qu'on a souvent catalogué dans les poètes comiques. À tort. Ses poèmes ont le sourire du désespoir. Il écrivit dans ses feuillets  

    Je ne suis plus un enfant

    C'est mon enfance qui pleure

    Et plus loin :

    Il y a des enfants gais

    Qui ressemblent à des chiens

    Et des enfants battus

    Qui ressemblent aux chevaux (1)

    Chevaux qu'il mettait volontiers dans le ciel, avec une formule qui ravissait le poète Jacques Imbert.

    Mettre un peu le cheval dans le ciel

    Et les oiseaux au boulot (2)

    La mienne d'enfance a été plutôt heureuse. Si ce n'est de rares coups de ceintures, auxquels je n'attache pas d'importance. C’était chose courante à cette époque.

    Avec le déconfinement, mes voisins ont retrouvé leurs activités. Les parents sont retournés au travail et les enfants à l’école, sauf le grand qui doit être sur son smartphone. Disons qu’ils sont passés à un nouveau chapitre. Tout comme moi. J’ai commencé à écrire sur les cireurs de chaussures à la sauvette et je me suis revu dans mon quartier jouant au pitchac, une balle faite de rondelles de caoutchouc découpées dans une chambre à air de vélo. Il fallait shooter après avoir jonglé du plat du pied ou du genou. Celui qui réalisait une djavalette marquait deux points. La djavalette consistait à shooter en retournant son pied. Puis l'écriture m'a transporté dans mon école, rue Paixhans. J'étais ravi de retrouver le chahut de la récréation, les chuchotements dans le rang, l’appréhension au moment des interrogations, les silences aussi. Je m'absentais parfois, un œil sur le tableau, un autre vers la rue ; je rêvais que j'étais dans le camion de mon père et que la route nous menait vers le désert. Le monde s'ouvrait et se refermait sous le regard du maître. J'ai eu des flashs de mitrailles et d'explosions. 

    L'enfance, une terre de feu et de lumière, devenue source secrète. 

    C'est ce qu'elle était pour Paul Vincensini.

    Un enfant veut répondre

    Il a levé le doigt

    Dans une vieille école

    Qui n’existe plus

     

    La neige a fondu sous les bancs

    Il fait chaud comme à l’écurie

    Et l’instituteur

    A souligné tous les verbes à la craie bleue

     

    L’enfant qui veut répondre

    A fait claquer ses doigts

    Tachés d’encre violette

    Dans une vieille école

    Qui n’existe plus (3)

    Le credo de Paul Vincensini était que la poésie puisse être lue partout. Il n'avait de cesse d'en convaincre ses interlocuteurs. Il était aussi l'ami d'Alain Borne.

    André Cohen-Aknin

    (1) Paul Vincensini, Œuvre poétique, Vol. I et II composés par Michel Rouquette - L'arbre à Paroles Editeur - (2) ibid -(3) ibid.

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 18

  • Il ne disait pas "Je", il disait "NOUS"

    Quelle bonne idée d'avoir diffusé à la télé la série de films documentaires "Histoires d'une nation"(1) dans ces temps de crise ! Elle remet en mémoire les vagues d'étrangers qui ont construit la France. On les avait fait venir ou ils étaient venus lors de périodes de crise, justement. C'était avant-hier, hier. Ils sont allés dans les mines, les usines, les champs, souvent affectés aux tâches les plus rudes ; ils ont construit la Tour Eiffel, acheminé du charbon, connu la fournaise des hauts fourneaux, construit nos voitures, cultivé nos champs, conduit nos taxis ; ils sont allés aussi sur les champs de batailles. 
    Aujourd'hui, on tergiverse pour savoir si des étrangers peuvent venir travailler dans nos champs, c'est-à-dire nous aider à nous nourrir. D'autres sont dans nos hôpitaux pour nous soigner. D'autres encore patientent pour avoir leurs papiers.
     
    L'un des documentaires rappelle qu'il n'y a pas si longtemps (pour une nation), les langues régionales prenaient le pas sur le français. On parlait plutôt le breton, l'auvergnat, l'ardéchois. Merci monsieur Jules Ferry pour votre école publique. Il ne faudrait néanmoins pas oublier les patois. L'identité est une chose complexe. 
     
    L'intégration avance inexorablement avec ses lots de violence et de joie. 
     
    Une violence générée par un racisme endémique. On la trouve aussi dans le fait que des êtres humains aient été (ou se soient) regroupés selon leur origine, dans les luttes pour bénéficier des bienfaits économiques et sociaux, dans le rapport paranoïaque entre action et répression, dans les joutes oratoires à l'Assemblée Nationale, dans les émissions de radios, de télé, dans les soubresauts incontrôlables des réseaux (a)sociaux...  La violence n'est pas le fait de l'une ou de l'autre des composantes de notre société, mais celui de la société toute entière. Cela nous met en perpétuelle tension.
    Une tension qui n’est pas que négative, parce qu’elle crée, tout comme l’écriture, un mouvement souvent synonyme de progrès. L’écriture est liée au réel. C’est bien pour cela que je m'intéresse aux poètes, parce qu’ils voient plus loin, qu’ils touchent au réel du réel.
     
    Pour ce qui est de la joie, les occasions ont été nombreuses. On se souvient des victoires guerrières et sportives, des réussites artistiques, sociales, professionnelles… 
    Je parle aussi de joie quand il s’agit de la langue française, de la manière dont elle a été enrichie au fil des migrations. Beaucoup de ceux qui l'ont aimée et l'aiment encore ont été ou sont des étrangers. Des amoureux de la langue française, comme François Cheng, Andrée Chedid, Jorge Semprun, Alberto Manguel, Samuel Beckett, Milan Kundera, Albert Memmi, Henri Troyat, Amin Maalouf, Tahar Ben Jelloun, Gao Xingjian, Julien Green, Nancy Huston…
    Jalil, un émigré Afghan, fraîchement arrivé en France, parle de cette langue avec envie. Il ne demande qu'à l'apprendre de mieux en mieux pour pouvoir écrire avec elle.
    Le français était aussi très important pour mon père, qui était fier de son certificat d'études. Quand les voisins lui demandaient d'écrire leurs lettres, il lançait ses rondes et ses droites comme un magicien lance sa baguette. Ses voyelles disaient combien il croyait en la République et combien il lui était reconnaissant.
     
    Mon père, ce Français juif d'Algérie, était parmi ces étrangers et tous ceux qui ont été enrôlés dans les colonies pour venir se battre en Europe. Son bataillon côtoyait les tabors marocains et les tirailleurs sénégalais (2) sur les pentes de Monte Cassino en Italie. Cette bataille, qui ouvrira la route du Nord aux troupes alliées, fit des dizaines de milliers de morts. Mon père racontait le vacarme des bombes, les trous pour se préserver de la mitraille, le froid, la boue qui ralentissait les mules chargées de vivres et de munitions ; il racontait les voix multicolores, les tremblements et les joies des permissions ; il racontait les rêves de ces hommes perdus et de ceux qui volaient au-dessus de la colline ; il ne disait pas “je”, il disait “NOUS”.
     
    Voici de Jacques Prévert, "Etranges étrangers".
    Kabyle de la Chapelle et des quais de Javel
    homme des pays lointains
    cobayes des colonies
    doux petit musiciens
    soleils adolescents de la porte d'Italie
    Boumians de la porte de Saint-Ouen
    Apatrides d'Aubervilliers
    brûleurs des grandes ordures de la Ville de Paris
    ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
    au beau milieu des rues
    Tunisiens de Grenelle
    embauchés débauchés
    manœuvres désœuvrés
    Polacks du Marais du Temple des Rosiers
     
    Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
    pêcheurs des Baléares ou bien du Finistère
    rescapés de Franco
    et déportés de France et de Navarre
    pour avoir défendu en souvenir de la vôtre 
    la liberté des autres
     
    Esclaves noirs de Fréjus 
    tiraillés et parqués
    au bord d'une petite mer
    où peu vous vous baignez
     
    Esclaves noirs de Fréjus 
    qui évoquez chaque soir 
    dans les locaux disciplinaires
    avec une vieille boîte à cigares
    et quelques bouts de fils de fer
    tous les échos de vos villages
    tous les oiseaux de vos forêts
    et ne venez dans la capitale 
    que pour fêter au pas cadencé 
    la prise de la Bastille le quatorze Juillet
     
    Enfants du Sénégal 
    dépatriés expatriés et naturalisés
     
    Enfants indochinois 
    jongleurs aux innocents couteaux 
    qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés 
    de jolis dragons d'or faits de papier plié
     
    Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
    qui dormez aujourd'hui de retour au pays 
    le visage dans la terre 
    et des bombes incendiaires labourant vos rizières
     
    On vous a renvoyé 
    la monnaie de vos papiers dorés 
    on vous a retourné 
    vos petits couteaux dans le dos
     
    Étrangers étrangers 
    Vous êtes de la ville 
    vous êtes de sa vie 
    même si mal en vivez 
    même si vous mourez. (3)
    André Cohen-Aknin 
     
    (1) "Histoires d'une nation", films documentaires de Françoise Davisse et Carl Aderhold, réalisés en 2018 par Yann Coquart.
    (2) Plusieurs armées ont participé à la bataille de Monte Cassino (Italie, janvier à juin 1944) dont l’armée d’Afrique qui était composée de troupes levées par la France dans l’ensemble de son empire colonial, et plus particulièrement en Afrique du Nord. Les soldats "indigènes" ont formé un contingent important de cette armée d’Afrique, participant valeureusement à la libération de la France. 112 000 soldats sur les 214 000 de la première armée de Lattre (dont l’armée d’Afrique), 7 000 parmi les 18 000 soldats de la 2e DB du général Leclerc. (Source Site RFI, 28/07/2004 et MFI, l'agence de presse de RFI).
    (3) Jacques Prévert Etranges étrangers. Grand bal du Printemps. Editions Gallimard.
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 17