Voix d'Afrique
En cette veille de déconfinement, je pense à ceux qui sont partis. Que ferons-nous de leurs voix, nous qui sommes encore vivants ?
Voici ce qu'écrit Birago Diop, poète sénégalais, dans son poème Souffles, à propos de nos morts.
Écoute plus souventLes choses que les êtres,La voix du feu s'entend,Entends la voix de l'eau.Écoute dans le ventLe buisson en sanglot :C'est le souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partisIls sont dans l'ombre qui s'éclaireEt dans l'ombre qui s'épaissit,Les morts ne sont pas sous la terreIls sont dans l'arbre qui frémit,Ils sont dans le bois qui gémit,Ils sont dans l'eau qui coule,Ils sont dans l'eau qui dort,Ils sont dans la case, ils sont dans la fouleLes morts ne sont pas morts. (1)
Bien sûr, il y a les affreuses images des sacs mortuaires qu'on affiche sur nos écrans. Certains sont noirs. D'autres, blancs. Il y a aussi les hospitalisés et la comptabilité morbide qu’on nous assène chaque soir à partir de 19h. L’humeur est déprimante.
Toutefois Birago Diop nous dit que rien n'est perdu, il nous invite à regarder plus loin, à ne pas considérer seulement les morts d’aujourd’hui, mais aussi ceux d’hier, d’avant l’épidémie, ceux d'avant-hier et d'avant-avant-hier. Les morts ne sont pas morts. Nous restons ensemble. Je tiens la main de ma sœur jumelle. Les femmes de mon enfance me bercent et le chant des hommes me maintient debout.
Je ne sais plus où j’en suis. Le temps se froisse. Devrai-je encore attendre un jour, deux jours, trois semaines, quatre mois la fin du confinement ? C’est déjà fini. Ce n'est jamais fini. Demain est aujourd'hui. Je reprends ma place à l'établi, trace mes bois, taille mes calames, remplis mon stylo d'encre violette, fais les courses et rejoins les vivants dans la trame des jours où survivent les morts éternellement vivants.
Ainsi va également l’écriture, elle passe d'un monde à un autre, d’un temps à un autre, nait, meurt, renait, fait côtoyer l’ancien et le nouveau dans un embrouillamini déroutant. Le poète sénégalais nous conseille, lui, d’écouter plus souvent les choses que les êtres. Alors, demain, je marierai un mimosa à un fromage de chèvre dans une histoire sans queue ni tête, car chacun sait que toute fin est un commencement.
Jacques Chevrier, qui a composé "L'Anthologie africaine : poésie", introduit ainsi le poème du Birago Diop : "En Afrique, fait observer Léopold Senghor, il n'y a pas de frontière entre le visible et l'invisible, entre la vie et la mort. Et le poète ajoute : "Le réel n'acquiert son épaisseur, ne devient vérité qu'en s'élargissant aux dimensions extensibles du surréel".
Écoute plus souventLes choses que les êtres,La voix du feu s'entend,Entends la voix de l'eau.Écoute dans le ventLe buisson en sanglot :C'est le souffle des ancêtres.
Le souffle des ancêtres mortsQui ne sont pas partis,Qui ne sont pas sous terre,Qui ne sont pas morts.Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,Ils sont dans le sein de la femme,Ils sont dans l'enfant qui vagit,Et le tison qu'il s'enflamme.Les morts ne sont pas sous la terre,Ils sont dans le feu qui s'éteint,Ils sont dans le rocher qui geint,Ils sont dans les herbes qui pleurent,Ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure,Les morts ne sont pas morts.
Écoute plus souventLes choses que les êtres,La voix du feu s'entend,Entends la voix de l'eau.Écoute dans le ventLe buisson en sanglot :C'est le souffle des ancêtres.
Il redit chaque jour le pacte,Le grand pacte qui lie,Qui lie à la loi notre sort ;Aux actes des souffles plus fortsLe sort de nos morts qui ne sont pas morts ;Le lourd pacte qui nous lie à la vie,La lourde loi qui nous lie aux actesDes souffles qui se meurent.Dans le lit et sur les rives du fleuve,Des souffles qui se meuventDans le rocher qui geint et dans l'herbe qui pleure.Des souffles qui demeurentDans l'ombre qui s'éclaire ou s'épaissit,Dans l'arbre qui frémit, dans le bois qui gémit,Et dans l'eau qui coule et dans l'eau qui dort,Des souffles plus forts, qui ont prisLe souffle des morts qui ne sont pas morts,Des morts qui ne sont pas partis,Des morts qui ne sont plus sous terre.
Écoute plus souventLes choses que les êtres… (1)
André Cohen-Aknin
(1) Birago Diop, Souffles, Anthologie africaine : poésie. Jacques Chevrier - Sénégal. MONDE NOIR. CEDA (Abidjan) - HATIER (Paris) - LEA (Douala). 1988. Ce texte est paru ultérieurement dans Leurres et Lueurs, Présence Africaine, 1960 et dans L'anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française.
Lettre d'un colporteur-liseur N° 15