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Une métaphore de ce qui s'est passé en Algérie

"Une métaphore de ce qui s'est passé en Algérie", à propos de "Un lit dans l'océan",
de Denise Brahimi, devrait être publié sur le site de Coup de Soleil en Auvergne / Rhône-Alpes en septembre 2021
 
Plutôt que d’un roman, mieux vaut parler pour ce livre d’un récit poétique, titre que l’auteur lui-même avait suggéré pour l’un de ses premiers textes, « Le sourire de l’absente » en 2012.

L’absente ici, c’est la mère du Narrateur, absente à elle-même car elle est toujours de ce monde, mais durement frappée par la maladie d’Alzheimer, dont il est bien évident qu’elle ne sortira pas désormais, malgré les efforts, sans doute un peu dérisoires, que son fils fait en ce sens. Il est venu la voir là où elle vit désormais, à Cannes, sous la garde constante d’une personne payée pour veiller sur elle. A dire vrai, c’est plutôt le frère aîné du narrateur qui s’en occupe et qui assume la charge de cette vieille dame, Juliette, alors que lui-même s’en est peu soucié jusque là. Et cette visite est autant une recherche de lui-même que de sa mère, en tout cas une tentative de retour en un lieu qui leur serait commun.

Cette tentative n’est pas complétement inaboutie, ni pour l’un ni pour l’autre, même si l’idée de guérison n’a pas plus de sens que celle d’un retour au passé. Le fils s’y prend d’une manière originale, et sans doute la moins inadaptée. Il va essayer de faire resurgir le passé par le biais de quelques sensations dont quelque chose aurait pu survivre au naufrage de la raison.

Ce ne sera donc pas les sensations les plus élaborées et si l’on peut dire les plus culturelles, mais un mélange de goût et d’odorat, lié à ce qui a été un aspect essentiel dans la vie de Juliette, à savoir la cuisine : une cuisine très particulière, celle des juifs algériens telle qu’elle la pratiquait à Oran avant que le rapatriement en France ne l’amène à quitter l’Algérie dans des circonstances historiques dont l’auteur ne parle pas directement, puisque tel n’est pas le sujet de son livre. C’est une cuisine que les non avertis découvriront et que d’autres reconnaîtront peut-être, à base d’ingrédients tout à fait spécifiques et que le narrateur, par chance, réussit à trouver à Cannes grâce à un épicier d’origine algérienne qui devient un véritable ami, à dire vrai le seul, pendant son séjour.

Le fils de Juliette a certainement connu dans sa vie bien d’autres aventures, notamment des voyages, et la cuisine n’a pas été son occupation habituelle, ni même occasionnelle, auparavant. Il est très émouvant de voir l’application qu’il met à retrouver les recettes de sa mère, non sans tâtonnements mais avec beaucoup d’application et de modestie ! On comprend, sans qu’il soit besoin de commentaires autres que factuels (tels que l’importance des haricots dans cette cuisine) l’importance de l’expérience qu’il vit à travers cette forme de retrouvailles ; et sans doute ne savait-il pas qu’il allait la vivre en venant à Cannes, pas plus que nous ne savons ce qui lui en restera après son départ, qu’on sait définitif, à la fin de ce petit livre. Mais c’est un moment qu’il aura vécu sans réserve, et c’est en cela qu’il est touchant.

Pour ce qui est de Juliette elle-même et pour autant qu’il soit possible d’en parler, on ne peut dire que les tentatives et la présence de son fils n’aient sur elle aucun effet, même si elle est bien évidemment incapable de le signifier en langage articulé. En fait elle s’est inventé un langage à elle, que son fils essaie de reproduire pour nous le livrer, un agencement de sons qui semblent correspondre à une sorte de musique intérieure et qui ne sont pas dus au hasard puisqu’ils sont récurrents. 

Sur le rôle et la place possibles de la musique dans cette redoutable maladie (dont on consent à parler davantage aujourd’hui, malgré le silence dans lequel les malheurs sont traditionnellement enfouis),  le livre d’André Cohen Aknin ouvre des horizons en citant abondamment des chants et des chanteuses aussi dont la plus connue est sans doute Reinette l’Oranaise ;  en sorte que son « récit poétique » est aussi un récit musical, au sens où on parle par exemple de « comédie musicale » mais de façon plus secrète et plus intime. Reinette l’Oranaise était d’origine juive puisque fille d’un rabbin de Tiaret, de même Line Monty, dont l’auteur cite assez longuement les paroles, qui étaient un mélange de français et d’arabe :
« Et on m’appelle l’Orientale
La blonde au regard fatal… »
Le narrateur découvre que sa mère a chanté à la manière  de Reinette l’Oranaise alors que lui-même, adolescent à l’époque, détestait ce genre de chansons, au profit de Richard Antony et des Chaussettes noires. La mémoire absente de sa mère est finalement pour lui un moyen de retrouver des  bribes de leur passé, commun ou séparé. Sans évoquer le témoignage trop écrasant de Proust, il apparaît que la mémoire obéit à des procédures qui n’ont rien de rationnel, et que peut-être même elle les fuit.

L’histoire de Juliette pourrait être une sorte de métaphore de ce qui s’est passé dans l’histoire de l’Algérie il  y a quelques décennies, un engloutissement dont pourtant, sous une forme presque inaudible, on trouve ici ou là des remontées aussi saisissantes qu’inespérées. Le récit poétique d’André Cohen Aknin ne cherche pas à en faire la théorie, il n’en est que plus convaincant.

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